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pece de plaisir qui m'ôtait le pouvoir de la réflexion ; non que j'éprouvasse quelque chose de semblable à ce que j'avais senti à la vue de Lacedémone. Sparte et Athenes ont conservé jusques dans leurs ruines leurs différents caracteres: celles de la premiere son tristes, graves et solitaires; celles de la seconde sont riantes, légeres, habitées. A l'aspect de la patrie de Lycurgne, toutes les pensées deviennent sérieuses, mâles et profondes; l'âme fortifiée semble s'élever et s'agrandir; devant la ville de Solon, on est comme enchanté par les prestiges du génie ; on a l'idée de la perfection de l'homme considéré comme un être intelligent et immortel. Les hauts sentiments de la nature humaine prenaient à Athenes quelque chose d'élégant qu'ils n'avaient point à Sparte. L'amour de la patrie et de la liberté n'était point pour les Athéniens un instinct aveugle, mais un sentiment éclairé, fondé sur ce goût du beau dans tous les genres, que le ciel leur avait si libéralement départi; enfin, en passant des ruines de Lacédémone aux ruines d'Athenes, je sentis que j'aurais voulu mourir avec Léonidas, et vivre avec Périclès.

Nous marchions vers cette petite ville dont le territoire s'étendait à quinze ou vingt lieues, dont la population n'égalait pas celle d'un faubourg de Paris, et qui balance dans l'univers la renommée de l'empire romain. Les yeux constamment attachés sur ses ruines, je lui appliquais ces vers de Lucrece.

Prinæ frugiferos fetus mortalibus ægris

Dididerunt quondam præclaro nomine Athenæ,
Et recreaverunt vitam, legesque rogârunt;
Et primæ dederunt solatia dulcia vitæ.

Je ne connais rien qui soit plus à la gloire des Grecs que ces paroles de Ciceron: "Souvenez-vous, "Quintius, que vous commandez à des Grecs qui "ont civilisé tous les peuples, en leur enseignant

"la douceur et l'humanité, et à qui Rome doit les "lumieres qu'elle possede.'

Lorsqu'on songe à ce que Rome était au temps de Pompée et de César, à ce que Cicéron était luimême, on trouve en ce peu de mots un magnifique éloge.

Des trois bandes ou légions qui divisaient devant nous la plaine d'Athenes, nous traversâmes rapidement les deux premieres, la région inculte et la région cultivée. On ne voit plus sur cette partie de la route le monument du Rhodien et le tombeau de la Courtisane; mais on aperçoit des débris de quelques églises. Nous entrâmes dans le bois d'oliviers avant d'arriver au Céphise, on trouvait deux tombeaux et un autel de Jupiter l'Indulgent. Nous distinguâmes bientôt le lit du Céphise entre les troncs des oliviers qui le bordaient comme de vieux saules je mis pied à terre pour saluer le fleuve, et pour boire de son eau; j'en trouvai tout juste ce qu'il m'en fallait dans un creux sous la rive; le reste avait été détourné plus haut pour arroser les plantations d'oliviers. Je me suis toujours fait un plaisir de boire de l'eau des rivieres célebres que j'ai passées dans ma vie; ainsi j'ai bu les eaux du Mississipi, de la Tamise, du Rhin, du Pô, du Tibre, de l'Eurotas, du Céphise, de l'Hermus, du Granique, du Jourdain, du Nil, du Tage et de l'Ebre. Que d'hommes au bord de ces fleuves peuvent dire comme les Israélites: Sedimus et flevi

mus!

J'aperçus à quelque distance sur ma gauche les débris du pont que Xénoclès de Linde avait fait bâtir sur le Céphise. Je remontai à cheval et je ne cherchai point à voir le fignier sacré, l'autel de Zéphyre, la colonne d'Anthémocrite; car le chemin moderne ne suit plus dans cet endroit l'ancienne voie sacrée. En sortant du bois d'oliviers, nous trouvâmes un jardin environné de murs, et qui occupe

à peu près la place du Céramique extérieur. Nous mîmes une demi heure pour nous rendre à Athenes, à travers un chaume de froment. Un mur moderne nouvellement réparé, et ressemblant à un mur de jardin, renferme la ville. Nous en franchîmes la porte, et nous pénétrâmes dans de petites rues champêtres, fraîches et assez propres : chaque maison a son jardin planté d'orangers et de figuiers. Le peuple me parut gai et curieux, et n'avait point l'air abattu des Moraïtes. On nous enseigna la maison du consul.

Je ne pouvais être mieux adressé qu'à M. Fauvel pour voir Athenes: on sait qu'il habite la ville de Minerve depuis longues années; il en connaît les moindres détails, beaucoup mieux qu'un parisien ne connaît Paris. On a de lui d'excellents mémoires; on lui doit les plus intéressantes découvertes sur l'emplacement d'Olympie, sur la plaine de Marathon, sur le tombeau de Thémistocle au Pirée, sur le temple de la Vénus aux jardins, &c. chargé du consulat d'Athenes, qui n'est pour lui qu'un titre de protection, il a travaillé et travaille encore, comme peintre, au voyage pittoresque de la Grece. L'auteur de ce bel ouvrage, M. de Choiseul-Gouffier, avait bien voulu me donner une lettre pour l'homme de talent, et je portais de plus au consul une lettre du ministre.

Ce fut d'abord entre nous un fracas de questions sur Paris et sur Athenes, auxquelles nous nous empressions de répondre; mais bientôt Paris fut oublié, et Athenes prit totalement le dessus. M. Fauvel, échauffé dans son amour pour les arts par un disciple, était aussi empressé de me montrer Athenes, que j'étais empressé de la voir: il me conseilla cependant de laisser passer la grande chaleur du jour.

Rien ne sentait le consul chez mon hôte; mais tout y annonçait l'artiste et l'antiquaire. Quel plaisir pour moi d'être logé à Athenes dans une chambre

pleine des plâtres moulés du Parthénon! Tout autour des murs étaient suspendus des vues du temple de Thésée, des plans des Propylées, des cartes de l'Attique et de la plaine de Marathon. Il y avait des marbres sur une table, des médailles sur une autre, avec de petites têtes et des vases en terre cuite. On balaya à mon grand regret, une vénérable poussiere; on tendit un lit de sangle au milieu de toutes ces merveilles; et comme un conscrit arrivé à l'armée la veille d'une affaire, je campai sur le champ de bataille.

La maison de M. Fauvel a, comme la plupart des maisons d'Athenes, une conr devant et un petit jardin derriere. Je courais à toutes les fenêtres pour découvrir au moins quelque chose dans les rues; mais c'était inutilement. On apercevait pourtant entre les toits de quelques maisons voisines, un petit coin de la citadelle; je me tenais coilé à la fenêtre qui donnait de ce côté, comme un écolier dont l'heure de récréation n'est pas encore arrivée. Le janissaire de M. Fauvel s'était emparé de mon janissaire et de Joseph; de sorte que je n'avais plus à m'occuper d'eux.

Le jour n'était pas encore à sa fin: nous pas sâmes du Pnyx à la colline du Musée. On sait que cette colline est couronnée par le monument de Philopappus, monument d'un mauvais goût; mais c'est le mort et non le tombeau qui mérite ici l'attention du voyageur. Cet obscur Philopappus dont le sépulchre se voit de si loin, vivait sous Trajan. Pausanias ne daigne pas le nommer, et l'appelle un Syrien. On voit dans l'inscription de sa statue qu'il était de Besa, bourgade de l'Attique. Eh bien, ce Philopappus s'appelait Antiochus Philopappus ; c'etait le légitime" héritier de la couronne de Syrie! VOL. XXXIII.

B

Pompée avait transporté à Athenes les descendants du roi Antiochus et ils y étaient devenus de simples citoyens. Je ne sais si les Athéniens comblés des bienfaits d'Antiochus, compâtirent aux maux de sa famille détrônée; mais il paraît que ce Philopappus fut au moins consul désigné. La fortune, en le faisant citoyen d'Athenes et consul de Rome à une époque où ces deux titres n'étaient plus rien, semblait vouloir se jouer encore de ce monarque déshérité, le consoler d'un songe par un songe, et montrer sur une seule tête qu'elle se rit également de la majesté des peuples et de celle des rois.

Le monument de Philopappus nous servit comme d'observatoire pour contempler d'autres vanités. M. Fauvel m'indiqua les divers endroits par où passaient les murs de l'ancienne ville; il me fit voir les ruines du théâtre de Bacchus au pied de la citadelle, le lit desséché de l'Ilissus, la mer sans vaisseaux, et les ports déserts de Phalere, de Munychie et du Pirée.

Nous rentrâmes ensuite dans Athenes: il était nuit; le consul envoya prévenir le commandant de la citadelle, que nous y monterions le lendemain

avant le lever du soleil. Je souhaitai le bon soir à mon hôte, et je me retirai à mon appartement. Accablé de fatigue, il y avait déjà quelque temps que je dormais d'un profond sommeil, quand je fus réveillé tout-à-coup par le tambourin et la musette turque dont les sons discordants partaient des combles des Propylées. En même temps un prêtre turc se mit à chanter en Arabe l'heure passée à des Chrétiens de la ville de Minerve. Je ne saurais peindre ce que j'éprouvai: cet iman n'avait pas besoin de me marquer ainsi la fuite des années; sa voix seule, dans ces lieux, annonçait assez que les

siecles s'étaient écoulés.

Cette mobilité des choses humaines est d'autant plus frappante, qu'elle contraste avec l'immobilité

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