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dit dans la société des dieux mortels: ce sont autant d'élémens qui n'étaient admis ni à la fraternité, ni à l'égalité. Là, les hommes qui naissaient dans la caste esclave n'avaient pour fraternité et pour égalité que le même joug, et à ce prix qu'une conservation laissée à la merci de leurs maîtres. Là, le libre arbitre était nul pour cette dernière caste, et il n'était complet que pour celle des prêtres, que pour les successeurs des dieux mortels. Eux seuls, en effet, connaissaient la loi, et étaient libres devant elle, car ils occupaient le degré le plus élevé de l'expiation, et ils pouvaient, selon leurs œuvres, retomber dans quelqu'un des degrés inférieurs, ou réconquérir la beatitude. Ni la caste des guerriers, ni celle des fermiers, n'étaient en possession d'une liberté entière, car les membres de l'une ne connaissaient de la loi d'expiation et n'en pouvaient accomplir que les moyens de renaître dans la caste sacerdotale, et les membres de l'autre, que des moyens de renaître dans la caste guerrière. Voilà même la raison théologique qui nous explique pourquoi le fatalisme fut le dogme de toutes les sociétés qui naquirent du déchirement du système des castes; car, lorsque la caste des prêtres fut socialement annulée, il n'y eut plus de doctrine sociale professant le libre arbitre.

De quelles étranges préoccupations n'est-on pas le jouet lorsqu'on s'obstine à chercher antérieurement à Jésus-Christ les élémens dont sa révélation ne serait que le résumé? Ce qui est en question, c'est la loi de la fraternité considérée comme rapport général proposé à toute ame humaine. Des deux rapports généraux anterieurs à celui-ci, le premier sépare les hommes en deux races, dont l'une a pour devoir d'exterminer l'autre ; le second sépare les hommes en quatre castes incommunicables. Le vrai résumé, le résumé philosophique, l'abstraction de ces deux systèmes, c'est rigoureusement une différence entre les hommes. Avons-nous besoin d'ajouter que la fraternité universelle les nie absolument et les remplace de même? C'est là, il faut en convenir, singulier résumé.

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Et où n'a-t-on pas fouillé pour se donner quelque apparence de raison en contestant la nouveauté du christianisme, et la divinité de son auteur? Permis à Voltaire de jouer au plus fin contre le clergé de son temps, et de lui jeter dans les jambes de prétendues antiquités chinoises. Mais nous demanderons à tout homme sérieux qui nous objectera la sagesse des anciens Chinois et leur morale plus que chrétienne s'ils peuvent lire dans les livres originaux, et qui peut y lire aujourd'hui en France d'une manière passable, sauf peut-être deux ou trois personnes Parce qu'un traducteur de Confucius qui a traduit avec dix traductions anglaises ou latines, sans savoir un mot de chinois, aura placé le mot humanité ou tel autre mot dans la bouche de ce philosophe, faut-il entendre ce mot au sens chrétien? La réponse est bien simple. Il n'y a pas de signe dans la langue de Confucius pour exprimer l'unité humaine. Si ce philosophe parle de dévoûment et de fraternité, ou, pour mieux dire, si un interprète qui le lit avec des idées chrétiennes lui attribue ce langage, à qui demandons-nous ce dévoûment, avec qui cette fraternité? Ces préceptes ne sont-ils pas dans les limites et dans l'esprit même de la loi qui autorise le père à exposer ses enfans, le maître à tuer son esclave; le mari à tuer, sous des peines légères, la première venue de ses femmes principales, et à tuer presque impunément ses femmes inférieures? S'il n'en est pas ainsi, qu'on nous montre une seule ligne de Confucius, même dans les traductions les plus christianisées, où il ait nommément condamné les abominations autorisées par la consti

tution du céleste empire? Or, il est positif qu'il n'a rien blâmé de tout cela. Les conseils d'humanité et de fraternité ne sauraient donc marquer chez lui que les rapports de sympathie individuelle entre les chefs de famille de la première classe, entre les lettres: c'est dans ce cercle seulement que ses abstractions morales ont une signification. Voilà cependant le moraliste que l'on n'a pas craint d'assimiler à Jésus-Christ, un homme qui a fait sur les dogmes chinois un travail analogue à celui des stoïciens sur le polythéisme, à celui des pharisiens sur la loi de Moïse, qui n'a rien demandé au nom des femmes, au nom des enfans, au noni d'une classe dévouée au mal, et dont la secte n'a rien tenté, ni en précepte, ni en pratique, pour empêcher la nation chinoise de devenir la plus méprisable et la plus infâme des nations. Proh pudor!

Lorsque Jésus-Christ annonça la fraternité universelle, non seulement il désigna et déclara abrogées toutes les prescriptions sociales contraires à ce dogme, mais encore il signala les nombreux obstacles qu'il rencontrerait dans le monde, enseignant le moyen de les vaincre. De plus, ce ne fut point en termes abstraits ni en des aphorismes énigmatiques qu'il prêcha sa doctrine. Il parla une langue à la portée des petits enfans, et dont les chicanes des sophistes qui voulaient le surprendre et le faire mourir ne servirent qu'à augmenter la transparence, la pureté et l'universalité. Lui-même a séparé, dans une parabole admirable, la fraternité évangélique de la fraternité antérieure; et qui peut la lire et ne pas la comprendre? Un pharisien l'interrogeait : « Maitre, que faut-il que je fasse pour posséder la vie éternelle?» Jésus, l'interrogeant à son tour, lui demanda que portait la loi. Le pharisien lui répondit que la loi prescrivait d'aimer Dieu par-dessus tout, et le prochain comme soimême. Jésus l'approuva et lui dit : « Faites cela, et vous vivrez. » Si la conversationen fût restée là, on pourrait alléguer ce passage pour établir l'entière conformité de la loi de Moïse avec la loi chrétienne. Mais le pharisien posa la question indispensable: « qui est mon prochain? » et la définition du prochain montra la profondeur et l'immensité de l'abîme qui divisait la fraternité ancienne et la fraternité nouvelle. Pour le juif, en effet, le prochain était celui qui vivait sous la loi donnée au peuple juif à l'exclusion formelle de tous les peuples de la terre; encore ce n'était pas la loi nationale proprement dite, mais l'interprétation de cette loi qui instituait le lien fraternel : de sorte que le pharisien, le saducéen, le samaritain et tous les autres sectaires juifs ne regardaient comme leur prochain véritable que l'homme de leur secte. C'était là ce que le pharisien pensait et sentait en s'adressant à Jésus. Le révélateur opposa à cette doctrine la parabole du Samaritain. It prit un membre de la secte la plus abominable aux yeux de son interlocuteur, un samaritain, et lui fit accomplir envers un inconnu désigné par le mot homme, saus autre titre que cette qualité et ses souffrances, un œuvre de miséricorde que lui avaient refusée tour à tour un prêtre et un lévite. Si cette parole ne changea point les poles du monde moral, s'il n'est pas aussi clair que la lumière du soleil que la fraternité universelle selon JésusChrist fut un dogme en contradiction avec les dogmes antérieurs, un dogme neuf, et pour ainsi dire tout d'une pièce, comme il convient aux créations divines, l'évidence est un mot, et nous renonçons au droit de rien affirmer.

Mais c'est surtout par sa définition du pouvoir que Jésus-Christ rompit avec le passe, car il renversa littéralement et culbuta le monde politique. Il abolit l'esclavage fatal de toute nature, qu'il procédât de la naissance ou de la guerre, et, le remplaçant par la doctrine de la servitude

volontaire, il ordonna que l'empire de la terre appartint à celui qui se ferait l'esclave de l'humanité. Faut-il s'étonner qu'en face d'une telle contradiction avec toutes les idées reçues, les philosophes du temps, les sages qui résumaient dans leur science la sagesse humaine du passé, aient crié au scandale et à la folie contre le sage de l'avenir ? Et que penser de ceux qui à deux mille ans de distance prétendent mieux savoir la philosophie païenne que ceux qui l'ont faite, et accusent JésusChrist de l'avoir résumée ? Quelle passion, quel intérêt, quel aveuglement peut leur faire dire avec assurance que le scandale et la folie de Jésus-Christ résumaient la morale et la science des anciens? Mais c'est assez. La vérité est que la fraternité humaine est une loi révélée par le fils de Dieu; que le pouvoir moderne institué pour l'accomplissement de cette loi est défini par cet axiome : « Celui qui sera le plus grand parmi vous, sera votre serviteur; » que le seul acte de foi de la philosophie païenne à cette nouveauté merveilleuse est dans cette parole si célèbre : Credo quia absurdum.

Nous venons de rendre bien des détails inutiles, et d'aplanir bien des difficultés en ce qui touche l'histoire du pouvoir moderne. Nous savons d'où il vient et où il va; nous connaissons le signe par lequel il se manifeste; nous pouvons maintenant nous hâter dans la route qu'il a parcourue, et mesurer celle qui lui reste à parcourir.

D'abord ce sont les apôtres, les pères de l'Église et les martyrs qui viennent enseigner la loi et la pratiquer selon toute sa rigueur. Parmi eux, règne la sainte émulation de la servitude volontaire; tous se sont faits à divers degrés les esclaves de Jésus-Christ, et se sont dévoués à convertir le monde. Pouvoir spirituel devant la loi dont ils accomplissent l'apostolat par la prédication et par l'exemple, ils manquent encore de ce pouvoir temporel qui devra garantir l'enseignement du but d'activité chrétien, en protéger et en conserver les œuvres. Enfin, après trois siècles d'une foi et d'une abnégation à toute épreuve de la part du pouvoir spirituel, à ce ministère de la solidarité humaine, s'ajoute le ministère de la responsabilité: Constantin lève l'étendard du pouvoir temporel chrétien. Suivons le mouvement de ces deux pouvoirs.

A l'abri des violences matérielles, le pouvoir spirituel consolide et perfectionne sa propre organisation. Le plan tracé par Jésus-Christ dans la maxime: « quiconque sera le premier parmi vous sera votre serviteur», s'achève et montre déjà au monde le spectacle inouï d'une hiérarchie dont tous les rangs, depuis le pape jusqu'au sous-diacre, sont des degrés où l'on ne doit s'élever qu'en proportion de son dévoument, et dont le premier ne doit appartenir qu'au serviteur de tous. La méthode gouvernementale de l'Eglise devient de plus en plus le moyen pratique du grand mystère de la morale nouvelle. Car, dans son sein, celui qui s'abaisse est élevé; celui qui est le dernier est le premier. Et parce que dans cette hiérarchie de fonctions d'où résulte l'unité, il n'en est pas une qui ne soit un lourd fardeau, toutes doivent être volontaires, toutes par conséquent doivent être proposées et acceptées. Ainsi l'entrée en fonction d'un ministre chrétien commence par l'élection de ses frères, et son consentement personnel ratifie l'investiture. Voilà donc les conditions de la loi remplies dans une mesure parfaite. Le système du pouvoir spirituel est calqué sur le système des devoirs auxquels tous sont ap pelés, et dont les différens ministères sont confiés par tous au plus digne. Plus d'obstacle fatal à ce que la volonté de Dieu soit librement obéie; par la connaissance de la loi, les hommes peuvent choisir entre le bien

et le mal; par la connaissance de la hiérarchie, ils peuvent choisir entre les vocations que le bien propose; par l'élection, ils peuvent offrir les charges à ceux qui se sont montrés assez forts pour les soutenir; ceux-ci enfin peuvent choisir de les accepter ou de les refuser, et combler par ce choix le libre arbitre humain à l'égard des œuvres demandées par la révélation divine.

Ce fut là le type d'organisation chrétienne que l'Église réalisa dans son sein, enseignant, par l'exemple du pouvoir spirituel moderne, le modèle à la ressemblance duquel devait se former le pouvoir temporel moderne, afin que la société catholique fût achevée. L'histoire de l'Eglise est l'histoire même de cet enseignement. Ce n'est pas qu'il ait toujours été donné et toujours mis en pratique avec une égale purete, avec un zèle d'abnegation constamment assidu. De nombreuses et épouvantables infidélités ont été commises sans doute, mais la lumière de l'enseignement est telle, ses fruits ont été si abondants et si incorruptibles, que les prevarications passagères du sacerdoce catholique n'ont pu avoir d'autre résultat que celui d'ouvrir le catéchisme aux yeux de tous les chrétiens et de mettre leur doigt sur la sentence qui condamnait ces prévarications.

L'histoire du pouvoir temporel est courte. Constantin, Clovis et Charlemagne marquent les momens où cette fonction puisa sa légitimité et sa force dans la volonté de garantir l'enseignement de la doctrine de Jésus-Christ, et d'en protéger la réalisation envers et contre tous ceux qui la mettaient en péril. Combattu par le premier, l'arianisme fut définitivement vaincu par le second; et depuis lors, le pouvoir temporel chrétien n'a pas cessé d'être français. Charlemagne vainquit le mahométisme, et acheva d'instituer le pouvoir temporel, dans ses rapports avec le pouvoir spirituel, sur le devoir de garantir et de protéger la mise en œuvre catholique.

Avec les Capets commence le travail du pouvoir temporel sur luimême. Des comtes de Paris à Richelieu, il s'efforce d'organiser sa fonction à l'image de la fonction spirituelle elle-même. Les obstacles et les fatalités de toute espèce qui s'opposent à la manifestation du libre arbitre national de chacun, sur le terrain de la nationalité française, sont progressivement écartés. Les serfs sont affranchis, les communes sont admises à la participation du devoir social, la noblesse féodale est dépouillée des prérogatives qui maintenaient tout puissant et tout armé le monde ancien dans le monde nouveau, le monde de la chute dans le monde de la rédemption. Le sceau devait être mis à cette transformation par celle de la royauté.

Il est évident que la royauté devait revêtir les formes du sacerdoce moderne, et justifier enfin ce titre d'évêque extérieur, donné aux rois de France par l'Église, dont ils étaient le ferme soutien. Pour cela il fallait que la première fonction du pouvoir temporel moderne fût faite à la ressemblance de la première fonction du pouvoir spirituel moderne. Toutes les affirmations, toutes les prétentions, tous les raisonnemens contraires se brisent contre ce dilenme: ou la royauté est un droit, ou elle est un devoir; si elle est un droit il faut brûler l'Evangile, il faut renier Jésus-Christ; si elle est un devoir, le devoir le plus difficile et le plus pénible après celui de la papauté, l'inféoder à une famille c'est faire venir le devoir d'un homme, non de son libre arbitre et de son choix, mais de la fatalité de sa naissance; c'est poser le joug matériel de

l'ancienne servitude sur des têtes où Jésus-Christ n'a laissé de place que pour le joug spirituel de la servitude volontaire.

Louis XIV manqua cette belle mission. Ivre de sa puissance, il se conduisit en propriétaire absolu de la terre et des habitans de son royaume, et contracta à ce titre le fameux traité de Westphalie La monarchie française, érigée en droit de propriété, cessa par le seul fait d'être un pouvoir légitime, car tout pouvoir de cet ordre est nécessairement fondé sur l'obéissance à la loi de Dieu.

Cette faute est la cause à la fois et la justification de la révolution française. L'accomplissement du travail politique commencé en 1789 se reconnaitra aux signes suivans:

Le pouvoir sera déclaré en principe fondé sur l'obéissance à la volonté de Dieu révélée par Jésus-Christ. Ce pouvoir sera organisé de manière à ce qu'on ne puisse s'élever dans la hiérarchie que par une plus grande abnégation de soi-même; de manière à ce que le premier en dignité sociale soit celui qui aura voulu être le dernier en jouissances matérielles. Quand la pauvreté volontaire sera en haut, et la richesse en bas; quand les plus petits aux yeux de l'égoïsme endurci de notre âge seront proclamés les plus grands, la révolution française sera finie. Il y a longtemps que notre bonne volonté est sollicitée, car le modèle de cette constitution est offert au monde temporel depuis quinze siècles au moins. Combien de temps encore conserverons-nous les moyens de l'imiter?

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