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administrations. Pendant tout le cours de sa vie, il ne mit pas une seule fois la particule de devant son nom, tant il appréciait, à leur juste valeur, les titres nobiliaires et les distinctions honorifiques. Il avait une insurmontable aversion pour la tyrannie politique et le despotisme administratif, ce qui le porta sans doute à haïr, plus qu'il n'aurait même convenu à un royaliste de Gand, la personne et le nom de l'empereur des Français ; mais les années de la restauration grandissaient tellement à ses yeux l'homme extraordinaire, que mon frère avait fini par rendre à Bonaparte et à Napoléon toute la justice que lui rendront les siècles à venir.

Aucun désir de renommée, aucune velléité d'amour-propre ou de vanité ne détermina feu mon frère à écrire sur la révolution française; il y fut entraîné (je le répète) par son patriotisme, son amour de l'ordre et de la liberté. Pour se livrer à une composition semblable à celle de la Revue (ouvrage qui restera comme monument chronologique), il fallait une volonté inflexible et une persévérance à toute épreuve. Un travail de cette étendue et d'une si haute difficulté, refondu dans les Annales françaises, et tout cela effectué dans l'espace de sept à huit années (1817-1824), suppose dans son auteur une application et une patience qui effraient l'imagination. En effet, que de lectures, de recherches, d'explorations, pour connaître et préciser tant d'événements de nature diverse, et pour en classer les dates avec exactitude; pour dérouler les innombrables scènes politiques et militaires de la révolution française; pour rendre le jeu et saisir la physionomie des principaux acteurs de

ce grand drame qui vient changer les destinées de l'espèce humaine; pour ne rien omettre d'essentiel et ne présenter, comme vrai et positif, rien de faux, d'équivoque, ou même de simplement douteux! quelle tension d'esprit, quelle continuité de soins, de fatigues, d'écritures, de compulsations, de commentaires, de vérifications! Le travail matériel et purement mécanique auquel il se dévoua, depuis 1817 jusqu'à l'avant-dernier jour de sa vie (27 avril 1825), ce travail est véritablement prodigieux, et j'ai peine à concevoir que mon pauvre frère ait pu suffire, pendant près de huit années, à d'aussi exorbitantes fatigues, sans secrétaire, sans copiste, et écrivant avec quelque difficulté; car il était entré trop tard dans la carrière de l'écrivain; ce ne fut qu'à l'âge de quarantecinq ans qu'il conçut le dessein de devenir auteur. Mais l'art d'écrire exige, comme tous les arts libéraux, une sorte d'apprentissage, et la pratique est nécessaire, ne fût-ce que pour obtenir cette facilité, cette célérité de travail qu'on n'acquiert pas toujours lorsqu'on a atteint les trois quarts du terme ordinaire de la vie. On a beau avoir étudié, réfléchi, vu, observé dans sa jeunesse, l'on ne possède pas pour cela dans l'âge mur cette aisance de rédaction et cette manière facile de dire qui sont d'un si grand secours pour l'écrivain, et que Montaigne appelle le coulant, le fluide de la plume. Tout homme qui se destine à la profession d'auteur, doit, je crois, s'y prendre à trente ans, quelques dons qu'il ait d'ailleurs reçus de la nature; car rien, en si difficile matière, ne remplace l'expérience. Sans doute, l'imagination, l'esprit, le juge

ment et la science sont rigoureusement nécessaires pour réussir à se créer en littérature un nom honorable; feu mon frère avait de tout cela, et beaucoup : mais, les plus heureuses qualités naturelles ou acquises ne suffisent pas encore, si elles n'ont pas éte exercées de longue main et développées par une étude approfondie de la matière qu'on se propose de traiter, si elles n'ont pas été secondées par cette habitude de travail qui donne au style un tour aisé et ces constructions de phrases qui rendent l'écrivain tout-à-fait maître de son sujet.

Le style de mon frère n'était pas sans incorrections; mais, en général, sa pensée était toujours vigoureuse, souvent profonde, et son expression était d'une grande énergie. S'il eût vécu dix à douze années de plus, s'il eût mis une certaine modération dans ses travaux, l'auteur qui s'était annoncé dans la littérature politique, par un ouvrage aussi remarquable que la Revue chronologique, cet auteur eût vraisemblablement laissé à son pays une Histoire de la révolution plus digne des regards du public. En considérant le point d'où il est parti, et celui où il est arrivé dans un trèscourt espace de temps, on peut juger à quelle hauteur se serait élevé cet écrivain, s'il avait eu le loisir d'approfondir les importantes matières sur lesquelles son esprit avait fait prise. Plutarque, Tacite, Montaigne, Pascal, La Bruyère, Montesquieu et Voltaire étaient ses auteurs de prédilection; avec de si grands modèles, l'on acquiert une instruction profonde, on apprend à savoir bien, ainsi que dit Montaigne, et l'on se forme dans l'art d'ecrire comme dans celui de raison

ner, quand on a la franchise de se connaître et de se critiquer soi-même.

L'abbé de Montgaillard avait cette franchise; il accueillait toutes les critiques; il faisait plus, il en profitait. Son esprit, naturellement caustique, était ennemi-né de la calomnie et de la médisance, mais aussi ami de la vérité et de la droiture que puisse l'être esprit humain. Son coeur était celui d'un enfant, et l'amitié était pour lui une chose divine: M. Casimir Lévis-Mirepoix (marié en 1803 à une demoiselle Montaigne, descendante du grand philosophe) fut son Estienne de la Boëtie.

Mon frère s'était donné bien des gardes d'appeler Histoire de France sa nouvelle composition; il l'avait intitulée : Annales françaises, qualification parfaitement convenable au sujet, à la manière dont il se proposait de le traiter, et à l'ordre chronologique qu'il avait adopté : si sa composition a paru sous le titre d'Histoire de France, c'est parce que des considérations décisives en librairie en ordonnèrent ainsi. -Mon frère savait, aussi bien que moi, qu'une Histoire de la révolution française exige un plan régulier et parfaitement tracé, une méthode rigoureuse, une classification nette et précise de la matière historique, de longues années de méditation, le travail d'une vie entière, et par-dessus tout un talent supérieur : l'histoire de notre révolution ne sera peut-être pas faite dans soixante ans ; l'historien est encore à naître ; feu mon frère et moi lui aurons seulement préparé quelques matériaux.

J'ai dû nécessairement parler ici de l'Histoire

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de France; car il importe d'apprendre au public, comment et dans quel esprit elle fut écrite et publiée.

:

Cet ouvrage est tout entier de feu mon frère et de moi; qui que ce soit n'y a mis une phrase. Bien des personnes ont cru, dans le temps, que deux littérateurs très-distingués m'avaient aidé dans cette publication; ils y ont été tout-à-fait étrangers. Sans doute, la coopération de ces deux écrivains, célèbres dans la république des lettres, eût rendu l'Histoire de France de l'abbé de Montgaillard plus digne de la nation française ; mais ce n'eût plus été l'ouvrage de feu mon frère et le mien. Cette histoire (personne ne le sent plus que moi) manque en général de méthode; il y a même, dans certaines parties, défaut de cohérence, et, quelquefois, l'on y remarque des contradictions mais il ne pouvait guère en être autrement; il fallait accorder, joindre et lier entre eux, le moins mal possible, le manuscrit de feu mon frère, les nombreux morceaux de sa Revue chronologique qu'il y plaçait, et ceux bien plus considérables que j'y ajoutais; il s'agissait, en outre, de faire très-vite (en huit ou neuf mois), ou de renoncer à la publication point de milieu: la censure allait reparaître, armée de ses foudres, et toutes les circonstances politiques commandaient une extrême promptitude, afin que l'entière publication fût terminée avant la clôture de la session des Chambres législatives... Heureusement, un libraire plein d'honneur et d'énergie voulut bien s'en rendre éditeur; il m'est doux et je m'empresse de lui rendre ici la justice qui lui est due; ce libraireéditeur à apporté, dans l'exécution de l'ouvrage, une

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