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qui est venue épouvanter une grande cité : nous n'avons pas été surpris un matin de nous éveiller dans les fers. Mais, depuis 1815, la loi de la conquête a pesé sur nous; nos populations se sont, pendant quinze années, agitées dans les liens de la domination étrangère : n'était-ce point là un coup d'État permanent?

Vous lisiez encore sur les cartes de l'Europe : Royaume des Pays-Bas, que déjà ce royaume n'existait plus. Entre la France et l'Allemagne, deux peuples, depuis 1815, se trouvent en présence; ils s'attaquent corps à corps, se prennent, se quittent, se reprennent : l'un d'eux ne veut point mourir. Il s'attache à la vie qu'on lui dispute, parce qu'il a le sentiment de lui-même; il ne veut pas qu'il soit dit: Quatre millions d'hommes obéissent à deux millions. Il ne le veut pas, car rien ne peut justifier cette obéissance : ses maîtres n'ont pour eux ni la supériorité du nombre, ni la supériorité des lumières; et, pour aspirer à la domination, il faut l'une ou l'autre. Une population progressive lutte contre une nationalité stationnaire; un peuple méridional, jeune et imprégné des idées modernes, entraîne vers une civilisation nouvelle un peuple septentrional, vieux et ne vivant que de son passé.

Si la Belgique n'avait pas trouvé une occasion favorable de se séparer de la Hollande, une révolution se préparait dans le lointain, par l'action du même principe, mais dans un sens inverse. La Belgique grandissait chaque jour en force et en intelligence. Malgré les vices du système électoral, sa représentation nationale s'épurait à chaque renouvellement : le Brabant septentrional apprenait à s'identifier avec la Belgique catho

lique, et un jour, dans cette assemblée de 110 membres, 60 députés belges se seraient trouvés en face de 50 députés d'outre-Rhin. Le gladiateur se serait relevé tout à coup pour poser à son tour le genou sur la poitrine de son adversaire. Ce jour, la suprématie nationale aurait passé du Nord aux dix provinces du Midi; la Hollande alors eût demandé la séparation.

:

Nous avons montré sous quelles influences le gouvernement des Pays-Bas s'est trouvé placé; ces influences, aucun homme n'était moins disposé à les combattre que le chef de ce gouvernement. Guillaume Ier n'oublia jamais son origine hollandaise et stadhoudérienne; appelé à choisir entre la Hollande, sa patrie, et la Belgique, reçue en accroissement de territoire, il lui était libre de placer la révolution à La Haye ou à Bruxelles, mais il lui était impossible d'empêcher l'événement même il n'avait que le choix du lieu. Il faut tenir compte du caractère personnel de ce prince, moins pour expliquer les causes principales qui devaient tôt ou tard dissoudre le royaume, que pour apprécier les causes secondaires qui ont précipité cet événement; en ajournant l'organisation judiciaire pour priver les tribunaux de l'inamovibilité, en entourant de ténèbres les opérations financières, en disposant du trésor public pour se créer une nombreuse clientèle, en ramenant à lui-même toute l'action gouvernementale, Guilllaume [er ne cédait plus à des nécessités politiques, mais à des inclinations personnelles. Son message du 11 décembre 1829, notifié aux deux Chambres et imposé comme symbole politique à tous les fonctionnaires publics, eût été digne de servir de préambule aux ordonnances du

25 juillet 1830: nulle part la vérité politique et la vérité historique n'ont été plus audacieusement outragées. Une royauté qui ne pouvait se réfugier dans l'obscurité du moyen âge, une royauté plus jeune que le siècle, est venue nous dire, à nous qui l'avions vue naître : « Les droits de notre maison, nous n'avons jamais désiré « les exercer d'une manière illimitée, mais, de notre « propre mouvement, nous les avons restreints. >>

Tout en faisant la part de l'influence individuelle du monarque, il n'en reste pas moins vrai que si, par un retour singulier de la fortune, il s'opérait en Belgique une contre-révolution, les nécessités politiques que j'ai signalées, quel que fût le prince appelé à régner, ne tarderaient pas à renaître et à dominer de nouveau le gouvernement; et le royaume des Pays-Bas restauré renfermerait le principe de tiraillement, le dissolution qui déjà une fois en a amené la ruine.

germe

de

En créant ce royaume, en 1815, on n'avait fait qu'organiser un antagonisme : une catastrophe était inévitable; il n'y avait là qu'une question de date. La Belgique était attachée à la Hollande comme une révolution vivante : c'était à la fois le crime et la punition.

La cause de la catastrophe de 1830 est donc dans la profonde incompatibilité de deux populations, de deux races d'hommes. Ceux qui supposent que, conçue par quelques jeunes gens exaltés, par quelques prêtres fanatiques et par quelques républicains incorrigibles, la révolution s'est trouvée un matin, étonnée d'elle-même, sur la place publique, ceux-là n'ont pas assisté à nos débats de quinze ans ou n'y ont rien compris 1.

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1 M. Ch. Froment, dans ses Études sur la révolution belge (mai 1834),

C'est la troisième révolution qui sillonne notre sol, et c'est pour la troisième fois que l'Europe se méprend sur les causes de nos commotions intérieures; les historiens se sont accordés à reconnaître à la révolution du XVIe sciècle et à la révolution brabançonne un caractère exclusivement religieux, et certaines opinions cherchent à imprimer le même caractère à la révolution de 1830. La religion occupe une trop large place dans les affections et les pensées humaines, pour qu'elle ne se mêle point aux agitations populaires; mais, aux trois époques que nous venons de citer, les griefs religieux n'ont été ni les seuls, ni les premiers en date. La liberté et la religion, ces deux sources des grandes choses parmi les hommes, ont également, soit à la fois, soit tour à tour, contribué à ces mouvements nationaux; mais on a perdu de vue des questions constitutionnelles qui avaient excité

s'est attaché à réfuter cet exposé des causes de la révolution de 1830; il ne nie aucun des faits allégués par l'auteur, mais il soutient :

1° Que, par ses souvenirs historiques, sa civilisation, sa position commerciale, la Hollande avait droit à la suprématie nationale;

2o Qu'il y a une autre légitimité que celle du droit divin et de l'élection populaire, celle qui résulte du rapport nécessaire entre un prince et le bonheur d'un peuple; que cette dernière légitimité était celle du roi Guillaume; 3o Que les provinces belges n'offrent que des éléments en quelque sorte négatifs d'indépendance et de nationalité; que la haine de l'étranger ne suffit point pour constituer un peuple. (Note de la 3e édition.)

Le conseiller d'État baron de Keverberg, ancien gouverneur d'Anvers et de la Flandre orientale, n'a pas consacré moins de deux volumes in-8° à la réfutation de ce premier chapitre: Du royaume des Pays-Bas, sous le rapport de son origine, de son développement et de sa crise actuelle (févriermars 1835). M. Nothomb lui a répondu dans une série d'articles, publiés par l'Indépendant (aujourd'hui l'Indépendance belge); on a beaucoup regretté que ces articles, qui ont été très remarqués, n'aient pas été réimprimés en forme de brochure. Nous les sauvons de l'oubli en les reproduisant à la suite du second appendice sous le titre Défense de l'essai. (Note de la 4o édition.)

les premiers mécontentements des Belges et les premiers ressentiments de Philippe II, comme de Joseph II. On s'est montré trop préoccupé de querelles religieuses; et, trouvant là des motifs suffisants pour justifier ou pour expliquer les événements, on a jugé superflu de s'enquérir de l'organisation intérieure de la Belgique.

Le gouvernement du pays par le pays n'est pas pour les Belges une invention moderne; sorti des luttes du moyen âge, informe comme les œuvres du hasard, ce gouvernement s'est conservé parmi eux à travers les changements de dynasties et les guerres étrangères; il n'a péri qu'à la suite de la conquête française, pour renaître de nos jours sous une forme plus parfaite et plus nationale. Avant la réunion de la Belgique à la France, deux princes avaient, à la distance de plus de deux siècles, porté atteinte à cette espèce de régime constitutionnel, et tous les deux avaient vu échouer leurs projets contre la volonté des masses, contre la puissance des traditions; ils avaient conçu le projet de fonder un établissement monarchique, mais dans des vues différentes : Philippe II dans l'intérêt de certaines doctrines religieuses, Joseph II au profit de certains principes philosophiques.

Les provinces que la maison de Bourgogne était parvenue à réunir sous sa domination ne formaient pas un corps de nation; il existait une représentation nationale très imparfaite, les États-Généraux ne tenant qu'un mandat spécial des États provinciaux. Chaque province formait un état séparé, ayant sa constitution particulière. Le prince, avant d'entrer en fonctions, se faisait inan

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