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bares; il échoue et assiste au démembrement de son empire. L'esprit de réforme, qui, sous Charles-Quint, avait timidement abordé les Pays-Bas, se dispose à les envahir franchira-t-il le Rhin pour s'emparer de l'Europe méridionale? Question immense qui trouve sa solution dans la double issue de la révolution du XVIe siècle. La réforme succombe en Belgique pour succomber ensuite en France; arrivée au pied des Pyrénées, elle est refoulée sur elle-même et repasse le Rhin; la Belgique recouvre ses libertés intérieures et reste associée à l'Europe méridionale et catholique; la Hollande se joint à l'Europe septentrionale et protestante. Le principe monarchique a poursuivi son œuvre à travers les discordes religieuses; la cession faite par Philippe II à l'infante Isabelle donne à la Belgique une dynastie nationale, qu'elle perd bientôt après; retombée sous la domination étrangère, elle est livrée aux combinaisons de la politique moderne.

Arrêtons-nous un instant: avant d'indiquer les causes de notre décadence, suivons du regard le beau mouvement intellectuel qui, au xvre siècle, place notre patrie au premier rang avec l'Italie. Chaque science, chaque art a son représentant; Louvain apparaît comme la métropole des lettres. Le mécanisme des langues anciennes était encore ignoré; Clénard, de Diest, conçoit la première grammaire grecque; Despautère, de Ninove, la première grammaire latine. Les écrivains de Rome et d'Athènes trouvent des éditeurs, des commentateurs, des émules; Boch est surnommé le Virgile belge; l'Allemagne protestante appelle Sleidan son Tite-Live; Juste-Lipse forme avec Casaubon et Scaliger

le triumvirat de l'érudition. Van Helmont, de Vilvorde, esprit audacieux, donne une vive impulsion à la chimie. L'homme physique était resté un secret; Vésale, de Bruxelles, crée l'anatomie humaine; persécuté comme Galilée, il est condamné par l'inquisition au pèlerinage de la Palestine; il fait naufrage sur les côtes de l'île de Zante et y meurt de faim. L'Europe ne se connaissait point encore; Ortelius, d'Anvers, crée la géographie moderne; Mercator, de Rupelmonde, publie la première carte hydrographique, suivant une projection qui garde son nom. L'imprimerie à peine inventée avait trouvé en Belgique ses premiers perfectionnements Badius, d'Asch, va fonder à Paris un établissement auquel il donne le nom de sa ville natale; Anvers a, dans Plantin, le rival des Aldes et des Estienne. Il était juste que la Belgique mît à profit le procédé découvert à Bruges par Jean Van Eyck, vers la fin du XIVe siècle : Lombart, de Liége, essaye de soumettre la peinture à des principes fixes; une école se forme, émule de celle de l'Italie, et Rubens' balance la gloire de Raphaël. L'art dramatique n'avait pas encore donné à la musique la destination qu'elle a reçue depuis; dans l'état où se trouve cet art, Roland Lassus, de Mons, est le plus grand maître de son temps; tour

1 On suppose communément que Rubens est né à Cologne, où ses parents, bourgeois d'Anvers, s'étaient réfugiés pendant les troubles du XVIe siècle; mais il n'existe aucune preuve matérielle du fait. Villenfagne, en s'appuyant de l'opinion de Mantelius, a essayé d'établir que Rubens est né à Curenge, dans l'ancien comté de Looz. (Voyez DEwEZ, Histoire du pays de Liége, t. II, p. 347.) Le jour de la naissance de Rubens n'est connu que parce que c'est celui des saints dont il porte le nom, Pierre et Paul, 20 juin 1577.

menté par sa conscience, l'auteur de la Saint-Barthélemi, Charles IX, l'appelle à sa cour et le charge de calmer ses remords; tour à tour admiré de la France, de l'Angleterre, de l'Italie, Roland Lassus se fait adopter par l'Allemagne1. La plupart des hommes que nous venons de nommer sont contemporains: Roland Lassus est né en 1520, Lombart en 1509, Mercator en 1502, Ortelius en 1527, Vésale en 1514, Sleidan en 1506, Juste-Lipse en 1547, Rubens et Van Helmont en 1577. Les hommes d'État et les grands guerriers n'ont pu trouver place dans ce tableau tout littéraire : dans le même siècle, de Lannoy contribuait à la victoire de Pavie, d'Egmont à celles de Gravelines et de SaintQuentin. L'activité sociale reçoit son plus grand développement; une impulsion puissante réunit ces hommes presque à la même époque. Il y aurait un livre à faire: La Belgique au XVIe siècle, livre qui étonnerait l'Europe, à laquelle il dirait tout ce que le génie belge a donné à la civilisation générale.

Hâtons-nous cependant d'ajouter, quoiqu'à regret: à ce siècle il manque deux choses: une langue nationale et l'unité nationale. Le latin vient étouffer l'ancienne langue de la cour de Bourgogne, le roman et l'idiome des masses, le flamand. Ce fut un grand malheur; si les poètes et les historiens du xvre siècle avaient conservé la langue de Philippe de Comines et de Froissard, leurs

1 Roland Lassus, de Lattre, Orlando Lasso, né à Mons en 1520, est mort à Munich le 13 juin 1593. Les Allemands, et particulièrement les Bavarois, se plaisent à le considérer comme leur compatriote; il a laissé un grand nombre d'ouvrages; il avait composé les sept psaumes pénitentiaux pour Charles IX. (Voyez PAQUOT, t. I, p. 372.)

écrits auraient échappé à l'oubli. Un plus grand malheur fut la perte du sentiment de la nationalité. Au milieu du grand travail de centralisation des gouvernements et des peuples, le principe monarchique avait conduit à un principe d'un ordre plus élevé : au principe européen de l'équilibre politique. Avant le principe monarchique, les provinces d'un même État avaient existé par juxtaposition; la royauté vint leur imposer l'unité. Avant le principe de l'équilibre, les États de l'Europe avaient également existé par juxtaposition; le droit public vint donner à l'Europe même le sentiment de l'unité. Par un concours fatal de circonstances, la Belgique est victime du nouveau système politique; trop faible pour s'y soustraire, trop inhabile pour y approprier son existence, elle ne parvient pas à se faire une place en Europe; elle n'est qu'un embarras; la France ne peut étendre ses limites jusqu'au Rhin, sans acquérir une prépondérance menaçante pour l'indépendance européenne tel est le principe qui, depuis le xvr siècle, a dominé les esprits, principe écrit sur cinquante champs de bataille, que Guillaume III défend contre Louis XIV, l'Europe coalisée contre la Convention et Napoléon. Sans dynastie qui pût maintenir ou revendiquer leur nationalité, la garde des provinces belges resta, après le traité de Munster de 1648, à l'Espagne, et fut donnée, par les traités d'Utrecht de 1713, à l'Autriche. Réputée incapable de se gouverner par ellemême, la Belgique subit la dégradation politique. Dans la longue période qui s'étend de la mort d'Albert et d'Isabelle à la révolution brabançonne, le mouvement intellectuel va s'affaiblissant en même temps que le sen

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timent national; nos provinces se disjoignent, la tendance vers l'unité s'efface; l'existence communale même se décolore; en 1719, Anneessens fait en vain par sa mort un appel à la bourgeoisie bruxelloise. Pour ne pas perdre ses droits au génie, la Belgique produit encore quelques grands artistes, mais qui s'expatrient; Philippe Champagne, de Bruxelles, déserte l'école flamande et se place au premier rang parmi les peintres du siècle de Louis XIV; le sculpteur François Duquesnoy, de Bruxelles, est sur le point de se fixer à Paris, lorsqu'il meurt empoisonné; Grétry, de Liége, fonde l'opéracomique. Les essais philosophiques et monarchiques de Joseph II viennent interrompre un silence d'un siècle et demi; la révolution brabançonne est, dans cette partie de l'Europe, le dernier acte du moyen âge qui se ranime un jour avant de mourir résistance légitime, mais bizarre à côté de la grande révolution française. La Belgique, il faut bien l'avouer, avait rétrogradé; elle avait rétrogradé au delà du règne de Charles-Quint, au delà même de la domination bourguignonne; arrivée au XIVe siècle, elle s'était arrêtée, cherchant, non la gloire et le progrès, mais le repos dans ses institutions communales, immobilisées, pour ainsi dire, dans le sol et dépourvues de cette énergie qui les avait produites. A la vue de Joseph II, elle se réveilla comme en sursaut; elle fit un effort, et retomba sur elle-même. D'un bras plus puissant que celui du fils de Marie-Thérèse, la révolution française vient la saisir, l'arrache au moyen âge, la lance brutalement à travers trois siècles dans l'année 93; la Belgique plonge dans la philosophie moderne; elle disparaît tout entière dans la démocratie

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