Page images
PDF
EPUB

Il semblait qu'aucune disposition législative n'était nécessaire de la part du gouvernement français, la jurisprudence ayant toujours admis les sociétés belges à exercer leurs droits devant les tribunaux français. Aussi notre gouvernement n'avait pris aucun engagement à cet égard, dans la convention de 1854. Mais les tribunaux belges pensèrent que le principe de réciprocité ne résultait pas suffisamment de la jurisprudence française. Les décisions judiciaires sont incertaines et peuvent varier. Une loi, ou un traité international fut jugé nécessaire pour régler le droit des sociétés commerciales, et assurer la situation judiciaire des associations fondées en Belgique. Le gouvernement comprit qu'il importait au commerce de sortir de ces incertitudes, et il présenta au Corps législatif un projet qui, bientôt adopté sans discussion par les deux Chambres, devint la loi du 30 mai 1857. Cette loi, dans son premier article, règle d'une manière complète l'exercice des actions judiciaires portées par les sociétés belges devant les tribunaux français. Un second article permet d'en étendre l'application aux autres nations. Les dispositions de cette loi sont ainsi conçues :

[ocr errors]

<< Art. 1er. Les sociétés anonymes et les autres associations << commerciales, industrielles ou financières qui sont soumises à « l'autorisation du gouvernement belge et qui l'ont obtenue, peuvent << exercer tous leurs droits et ester en justice en France, en se conformant aux lois de l'Empire.

<< Art. 2.

Un décret impérial rendu en conseil d'Etat peut appliquer à tous autres pays le bénéfice de l'art. 1er. »

Ajoutons, pour éviter toute difficulté sur ce point, qu'au cours de la discussion au Corps législatif, et dans la séance du 9 mai 1857, il a été reconnu que l'art. 2 devait être entendu en ce sens, que le décret qui y est prévu serait rendu sur les demandes formées par les Etats, et que cette mesure ne s'appliquerait pas à des demandes isolément présentées par les compagnies (1).

Depuis cette époque, et sur la demande de la plupart des Etats de l'Europe, des décrets sont intervenus pour rendre applicables aux associations commerciales de leur pays les dispositions de la loi du 30 mai 1857. L'autorisation nécessaire pour exercer leurs droits et ester en justice en France a été accordée aux sociétés anonymes de la Turquie et de l'Egypte (déc. 7 mai 1859); à celles du royaume de Sardaigne (déc. 8 sept. 1860); à celles formées en Portugal (déc. 27 fév. 1861); dans le duché de Luxembourg (27 fév. 1861); dans la Confédération suisse (11 mai 1861); dans le royaume d'Espagne

(1) Séance du 9 mai 1857. Moniteur du 11 mai, p. 518.

(9 nov. 1861); en Grèce (9 nov. 1861), et dans les Etats romains (7 fév. 1862). Des droits de même nature ont été accordés en faveur des sociétés anonymes créées dans les Pays-Bas (décret 22 juill. 1863); dans l'empire de Russie (25 fév. 1865); en Prusse (19 déc. 1866), dans le royaume de Saxe (23 mai 1868); dans l'empire d'Autriche (20 juin 1868); dans le royaume de Suède et de Norwège (14 juin 1872). Pour l'Angleterre, une convention internationale conclue avec la France le 30 août 1862 et promulguée le 17 mai suivant (1), déclare reconnaître mutuellement à toutes les compagnies et autres associations commerciales, industrielles ou financières constituées et autorisées suivant les lois particulières à l'un des deux pays, la faculté d'exercer tous leurs droits et d'ester en justice devant les tribunaux, soit pour intenter une action, soit pour y défendre, sans autre condition que de se conformer aux lois des Etats. » Cette convention fut faite sans limitation de durée, et sous la seule réserve du droit de la faire cesser en la dénonçant un an à l'avance.

La convention avec l'Angleterre a été conclue dans des termes généraux, qui la rendent applicable à toutes les sociétés ou associations commerciales ou financières, régulièrement constituées d'après la loi du pays. La loi du 30 mai 1857 est moins absolue. Elle s'applique uniquement d'après son texte, aux sociétés anonymes et aux autres associations industrielles qui sont soumises à l'autorisation du gouvernement et qui l'ont obtenue. « La loi, disait le rapporteur au Corps législatif, laisse en dehors de son action les sociétés collectives, en commandite ou autres, représentées par un ou plusieurs directeurs, gérants ou actionnaires responsables dont elles portent le nom. Elle s'applique particulièrement aux sociétés anonymes auxquelles, par un motif de prudence facile à justifier, on a joint les associations qui, sans être anonymes, sont néanmoins soumises à l'autorisation préalable, comme intéressant l'ordre, la moralité ou la sécurité publique (2). » Elle reconnaît à ces sociétés, non seulement le droit d'ester en justice devant les tribunaux français, mais l'exercice de tous leurs droits, et cette expression a été interprétée par le rapporteur de la commission, comme devant s'entendre « de tous les droits qu'exercent les sociétés non anonymes et les individus non sujets à autorisation, droits pour l'exercice desquels les sociétés anonymes non autorisées dans l'un des

(1) S. V. Lois ann., 1862, p. 28. V. aussi Buchère, Traité des val. mob. 2e éd., no 521.

(2) Rapport de M. Bertrand (de l'Yonne'; séance du 28 mai 1857, Moniteur, Annexe G, p. 28.

deux pays, s'y trouvaient frappées d'incapacité par l'art. 37 du Code de commerce ».

La loi de 1857 avait pour but de trancher toute difficulté pour l'avenir. En donnant aux sociétés anonymes étrangères autorisées suivant les lois de leur pays, et qui avaient obtenu du gouvernement français un décret général d'autorisation, l'exercice de tous leurs droits devant les tribunaux français, par une juste réciprocité, elle assurait aux sociétés françaises régulièrement constituées, l'exercice des mêmes droits devant les tribunaux étrangers. En même temps, elle refusait implicitement le droit d'ester en justice, aux sociétés anonymes formées dans les pays n'ayant pas obtenu un décret leur assurant le bénéfice de l'application de cette loi. La situation juridique des sociétés commerciales, industrielles ou financières semblait donc fixée d'une manière complète. Mais depuis la loi du 30 mai 1857, la législation française et étrangère concernant les sociétés anonymes a subi des modifications qui ont de nouveau soulevé de graves questions relativement à la condition légale et juridique des sociétés étrangères.

En France, l'obligation imposée par l'art. 37 du Code de commerce, d'obtenir une autorisation du gouvernement pour la formation des sociétés anonymes, a été supprimée. L'art. 21 de la loi du 24 juillet 1867 permet la création de ces sociétés, sans aucune autorisation préalable, et les soumet seulement à l'accomplissement de certaines formes et conditions déterminées par la loi.

Un fait analogue s'est produit dans un grand nombre des Etats européens. A la suite d'un mouvement commercial qui a eu son point de départ en Angleterre en 1862, plusieurs pays ont également modifié leur législation au point de vue de la nécessité d'une autorisation préalable du gouvernement, pour la formation de sociétés anonymes. Ainsi, l'Allemagne, par une loi du 11 juin 1870, la Beigique (loi du 18 mai 1873), l'Espagne (loi du 19 octobre 1869), la Hongrie par son nouveau Code de commerce de 1876 ont, à l'exemple de la France, substitué à l'autorisation préalable, une réglementation spéciale à laquelle doivent se soumettre les fondateurs des sociétés anonymes. Des dispositions législatives analogues sont en ce moment proposées en Italie et en Autriche. L'Angleterre avait depuis longtemps libéré de toute entrave administrative la création des sociétés commerciales par actions, par l'acte du 17 juillet 1856 qui réglementa la formation des joint stock companies, ou associations de capitaux.

Quelles sont, au point de vue juridique, les conséquences de ces modifications législatives? Ont-elles eu pour résultat de rendre sans

effet, ou d'abroger implicitement les dispositions de la loi du 30 mai 1857 et les décrets qui en ont été la suite, de manière à permettre à toute société étrangère, même aux sociétés anonymes constituées sans autorisation d'après les lois de leur pays, d'exercer leurs droits devant les tribunaux français, sans qu'il y ait lieu de rechercher si elles y sont autorisées par un décret rendu dans les termes de l'art. 2 de la loi de 1857.

La question s'est présentée plusieurs fois devant les tribunaux et la jurisprudence est incertaine sur la solution qu'elle doit recevoir. En 1879, une société anonyme constituée à Bruxelles, sous l'empire de la loi belge du 18 mai 1873, et par conséquent sans autorisation préalable, poursuivait devant le tribunal de commerce de la Seine un de ses actionnaires demeurant à Paris, auquel elle demandait le paiement de sommes dues sur des titres d'actions. Le défendeur opposa une exception tirée de ce que la compagnie n'ayant pas été régulièrement autorisée par le Gouvernement de son pays, ne pouvait être admise à ester en justice. Le tribunal accueillit cette exception, par un jugement du 14 octobre 1879, dont il est utile de faire connaître les termes :

«

<< Attendu, dit ce jugement, que la loi française du 30 mai 1857 dispose que les sociétés anonymes et autres associations commer<< ciales, industrielles ou financières qui sont soumises à l'autorisa<tion du gouvernement belge et qui l'ont obtenue, peuvent exercer << tous leurs droits et ester en justice en France; Que la compa«gnie l'Etoile n'ayant pas été soumise à l'autorisation du gouver<<nement belge et par conséquent ne l'ayant pas obtenue, ne se << trouve pas dans les conditions prescrites par la loi sus-visée; << Attendu que la capacité juridique accordée par la loi aux sociétés <<anonymes est de droit étroit et qu'il n'appartient pas aux tribu<<naux d'en étendre l'application; que spécialement, le tribunal ne < peut avoir à apprécier si les nouvelles garanties données par la loi belge forment l'équivalent de celles que la législation française a regardées comme indispensables pour les sociétés anonymes étran<< gères qui prétendent à ester en justice qu'ainsi à tous égards, « l'exception invoquée doit être accueillie (1). »

Plus récemment, la question a été soulevée de nouveau à l'occasion d'une poursuite exercée par une compagnie anonyme espagnole fondée en 1878, sans autorisation préalable, conformément à la loi du pays. Le défendeur a prétendu que la société n'ayant pas été au

(1) Une décision analogue a été rendue par le tribunal civil de la Seine le 11 mars 1880. V. Journ. des sociétés, 1880, p. 144.

torisée ne pouvait pas bénéficier de la loi de 1857, ni invoquer le décret du 9 novembre 1861 qui rend cette loi applicable à l'Espagne. Mais le tribunal de commerce de la Seine, revenant sur sa précédente jurisprudence, a repoussé cette exception, et admis la compagnie à ester en justice. Ce jugement vient d'être confirmé par un arrêt de la cour de Paris qui, étendant la question et statuant d'une manière absolue, déclare que la suppression de la nécessité d'une autorisation préalable édictée par la loi de 1867, a eu pour conséquence d'habiliter, sans aucune autorisation du gouvernement français, les sociétés anonymes étrangères à exercer leurs droits en France; et que la loi du 30 mai 1857 ne subsiste plus que pour les sociétés étrangères fondées antérieurement à la promulgation de la loi du 24 juillet 1867, et pour les tontines ou compagnies d'assurances encore soumises en France à une autorisation préalable du gouvernement (1).

Cette incertitude de la jurisprudence dans une matière qui intéresse si vivement les intérêts commerciaux de la France et ses relations internationales indique suffisamment quelle est la gravité de la question et le soin que demande son examen.

En premier lieu, les dispositions de la loi du 30 mai 1857 doiventelles être considérées comme étant devenues sans application dans la plupart des cas qu'elle prévoit, et faut-il restreindre ses effets aux sociétés anonymes antérieures à la loi de 1867, et aux associations de tontines ou sociétés d'assurances qui restent exceptionnellement soumises à l'autorisation du gouvernement. Dès lors les tribunaux français doivent-ils admettre toutes les sociétés étrangères créées depuis la loi de 1867, à ester en justice sans avoir à rechercher si l'Etat auquel elles appartiennent a obtenu un décret d'autorisation générale?

La loi du 30 mai 1857 a eu pour objet « de régler, relativement aux sociétés anonymes établies en pays étrangers, l'exercice de leurs droits et la faculté d'ester en justice en France pour les faire valoir (2). Depuis sa promulgation, les tribunaux français n'ont pu admettre à plaider devant eux que les sociétés anonymnes formées dans les Etats auxquels un décret spécial à étendu les dispositions de la loi. Si ce principe est encore en vigueur, les sociétés qui ont leur siège dans un pays n'ayant pas obtenu ce décret d'autorisation, ne peuvent pas être admises à ester en justice. Or, il nous paraît

(1) Paris, 5o ch., 8 juillet 1881. Sirey, 81, 2, 169. V. aussi Paris, 2e ch., 15 février 1882, rapporté par le Jonrnal La loi, 26 mars 1882. (2) Exposé des motifs de la loi du 31 mai 1857.

« PreviousContinue »