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les sociétés en commandite. Il n'existe aucune raison de refuser l'application de ce principe aux sociétés étrangères. Or, nous avons déjà dit que la loi du 30 mai 1857 n'avait jamais été considérée comme concernant les sociétés en commandite, à moins que la législation de leur pays ne les soumette à une autorisation préalable. Le rapport fait au corps législatif dans la séance du 28 mai 1857 ne permet aucun doute à cet égard (1). Cette distinction admise par la loi a été critiquée avec raison, en ce sens que dans certains Etats, en Italie et dans quelques pays allemands, par exemple, les sociétés en commandite ne pouvant pas être fondées sans une autorisation préalable du gouvernement, la loi de 1857 leur était applicable alors qu'elle ne les concernait point dans les autres nations (2). C'est là une anomalie qu'il eût été préférable d'éviter en comprenant toutes les sociétés commerciales par actions dans les dispositions de la loi, sans distinction entre celles soumises ou non à une autorisation préalable. Ses rédacteurs n'ont point pensé que cette assimilation fût nécessaire; mais en laissant les sociétés en commandite en dehors des dispositions de la loi, ils n'ont pas entendu, comme le soutient M. Thaller (3), leur refuser le droit d'ester en justice en France. Les termes dont s'est servi le rapporteur constatent au contraire que, dans sa pensée, aucune disposition législative n'était nécessaire à leur égard parce que, représentées par des directeurs, gérants ou actionnaires responsables dont les noms font partie de la raison sociale, elles constituent un être moral auquel il est impossible de refuser l'application des art. 14 et 15 du code civil.

La question n'a jamais été soulevée sérieusement devant les tribunaux français à l'égard des sociétés en commandite, et il est généralement reconnu que toutes les sociétés étrangères qui n'étaient point assujetties à obtenir une autorisation préalable de leur gouvernement, doivent être admises à exercer leurs droits en France, en dehors même des dispositions de la loi de 1857, en se soumettant aux lois françaises, conformément aux principes du droit international. L'exception faite à l'égard des sociétés anonymes et des associations soumises à une autorisation préalable, se justifiait au moment de la présentation de la loi de 1857, par ce fait qu'en France les sociétés anonymes ne pouvaient pas à cette époque être

(1) Pont. Sociétés commerc., t II, no 1866.

(2) Pont. Soc. comm., t. II, no 1868. Lyon-Caen. Condition légale des sociétés étrangères en France, no 26 bis. (3) Journ. des societés, 1881, p. 113.

formées sans une autorisation du conseil d'Etat. Il pouvait dès lors sembler utile de restreindre la liberté des sociétés étrangères, qui n'étant pas soumises aux entraves de la législation française, pouvaient faire une concurrence facile à notre commerce et à notre industrie nationale. Ce motif a disparu; il ne faut pas en conclure que les dispositions de la loi de 1857 sont devenues sans application; mais, lorsque les Etats étrangers ont obtenu pour les sociétés anonymes de leur pays le libre exercice de leurs droits, au moyen du décret prévu par la loi, il nous paraît impossible de les priver de cet avantage, par ce seul motif que la législation nouvelle du pays auquel elles appartiennent dispense ces sociétés de l'obtention d'une autorisation préalable qui n'est plus exigée pour les sociétés anonymes françaises.

Dans la pratique des affaires, le système contraire aurait des conséquences funestes pour nos relations commerciales. Les sociétés anonymes étrangères fondées dans les Etats dont la législation a supprimé la nécessité d'une autorisation préalable, ne pourraient jamais agir devant les tribunaux français. Leur action serait repoussée par une exception tirée du texte de l'art. 1er de la loi du 30 mai 1857, alors même que le gouvernement de leur pays aurait obtenu un décret d'autorisation générale dans les termes de l'art. 2 de cette loi. Les sociétés n'auraient aucun moyen d'échapper à la rigueur de cette solution, puisqu'elles ne pourraient pas obtenir l'autorisation préalable que l'on considère comme nécessaire, et que le gouvernement de leur pays ne peut plus leur accorder. Par une juste réciprocité, les tribunaux étrangers refuseraient aux sociétés anonymes françaises l'exercice de leurs droits, en se fondant également sur ce qu'elles ne justifient plus d'une autorisation préalable à leur constitution. En sorte que le changement de la législation concernant les sociétés anonymes, considéré comme un progrès libéral, aurait pour conséquence de créer, au point de vue international, des entraves insurmontables à l'action des sociétés commerciales devant la justice. Une situation de cette nature ne peut résulter implicitement des dispositions de la loi de 1867 qui ne concerne en aucune manière les sociétés étrangères, et qui, en modifiant les conditions de la constitution des sociétés anonymes françaises, n'a point eu la pensée de porter atteinte aux droits réglés par la loi de 1857.

Le résultat logique de la modification apportée à la loi française, est au contraire de permettre aux sociétés anonymes étrangères d'ester en justice, même si elles ont été fondées sans autorisation préalable du gouvernement de leur pays, lorsque la loi à laquelle elles sont soumises les dispense de cette autorisation, mais à la con

dition d'y être habilitées par un décret d'autorisation générale rendu en exécution de l'art. 2 de la loi de 1857. A défaut de l'obtention de ce décret, les sociétés anonymes étrangères n'ont aucune existence légale en France (1). Mais à partir du jour où il a été rendu, les sociétés fondées dans les Etats qui l'ont sollicité et obtenu, doivent être assimilées aux sociétés françaises pour l'exercice de leurs droits devant la justice.

L'argument de texte tiré de la rédaction de l'art. 1er de la loi du 30 mai 1857, qui ne vise que les sociétés anonymes et autres associations commerciales soumises à l'autorisation de leur gouvernement, pourrait conduire au même résultat, si l'on n'admet pas la théorie de M. Thaller qui refuse aux autres sociétés étrangères le droit d'ester en justice, et nous avons dit que cette théorie était généralement repoussée, comme étant contraire à la pensée des rédacteurs de la loi, telle qu'elle résulte du rapport fait au Corps législatif. On pourrait soutenir que les sociétés anonymes de certains Etats,n'étant pas soumises à demander l'autorisation préalable de leur gouvernement, la loi de 1857 ne leur est pas applicable, et qu'elles doivent, dès lors, être admises comme les sociétés en commandite à ester en justice devant les tribunaux français, sans que l'Etat auquel elles appartiennent ait obtenu aucune autorisation à cet égard. Nous n'admettons pas cette argumentation qui aurait pour conséquence de rendre, dans la plupart des cas, sans application les dispositions de la loi de 1857, et de dispenser les Etats où les sociétés anonymes qui peuvent être fondées sans autorisation, d'obtenir le décret d'habilitation prescrit par l'art. 2. La loi de 1857 n'ayant pas été abrogée doit demeurer en vigueur. Mais nous pensons que les sociétés anonymes créées dans les Etats admis à bénéficier de ses dispositions, ne peuvent pas être tenues de justifier d'une autorisation préalable, si les modifications apportées par la législation de leur pays a supprimé cette formalité, et l'a remplacée par une réglementation que la loi française considère elle-même comme suffisante pour assurer au commerce les garanties désirables.

Si la loi de 1857 n'autorise les sociétés anonymes étrangères à ester en justice -comme demanderesses, qu'à la condition d'y être autorisées par un décret d'habilitation générale leur accordant l'exercice de leurs droits en France, en est-il de même lorsqu'elles se présentent comme défenderesses devant les tribunaux français? La jurisprudence a été longtemps incertaine sur ce point. Plusieurs Cours ont refusé d'une manière absolue aux sociétés anonymes

(1) Pont. Sociétés commerc., t. II, no 1871

étrangères non autorisées, l'exercice de leurs droits en France et le droit d'ester en justice. Elles se fondaient sur ce que ces sociétés n'ayant aucure existence légale en France, l'art. 14 du Code civil ne leur était pas applicable (1). Mais on reconnaissait généralement qu'il en était autrement, à l'égard des sociétés fondées dans un pays admis par décret à bénéficier des dispositions de la loi de 1857.

La cour de Rennes se montra plus rigoureuse. Malgré la convention passée entre la France et l'Angleterre le 3 octobre 1862, qui accorde expressément aux sociétés et associations commerciales constituées suivant les lois particulières à l'un des deux pays, le droit d'ester en justice devant les tribunaux, soit pour intenter une action, soit pour y défendre, elle déclara que cette convention n'ayant pas été suivie d'un décret rendant la loi de 1857 applicable à l'Angleterre, une société anglaise ne pouvait pas être citée devant les tribunaux français. Elle annula en conséquence un jugement du tribunal de commerce de Nantes rendu en faveur d'un Français contre une société de cette nation (2).

Cette décision donnait à la solution de la question un intérêt international. En dehors de la violation de la convention de 1862, devait-on admettre en principe que les Sociétés commerciales et industrielles étrangères échappent à l'application de l'article 14 du code civil et à la juridiction des tribunaux français, pour l'exécution des engagements qu'elles ont contractés. Sur l'invitation du Garde des Sceaux, un pourvoi fut formé dans l'intérêt de la loi devant la Cour de cassation contre la décision de la cour de Rennes. Dans un remarquable réquisitoire, M. le Procureur général Dupin s'éleva avec énergie contre la distinction faite par l'arrêt attaqué entre les personnes physiques et les personnes civiles étrangères, pour l'application de l'article 14. Cet article accorde au Français demandeur l'option entre la juridiction française et celle des tribunaux étrangers, pour l'exécution des obligations contractées envers lui par un étranger. Mais il n'établit aucune distinction suivant la qualité de la partie défenderesse. Cette dernière peut donc être citée devant les tribunaux français en la qualité qui lui appartient, soit comme individu, soit comme personne civile ou morale.

Il est vrai qu'il semble difficile d'admettre à se défendre une société n'ayant en France aucune existence régulièrement reconnue,

(1) Orléans, 10 mars 1860; Aix, 17 janvier 1861. Sirey, 61, 2, 335. Dalloz, 61, 2, 177. Paris, 15 mai 1863. Dalloz, 63. 2, 84. (2) Rennes, 26 juin 1862. Sirey, 1863, 1, 353.

et la cour de Rennes pensait qu'en l'absence d'un décret d'habilitation, la convention de 1862 ne conférait pas de droits réguliers à la société anglaise. Pour résoudre cette objection, il faut prendre la question à un point de vue général. Il serait contraire aux principes de l'équité d'accorder à des associations irrégulièrement formées le droit d'échapper à toute juridiction et par là même à toute responsabilité légale, en raison même du vice de leur constitution. Lorsque des sociétés se forment en France en dehors des conditions qui leur sont imposées par la loi, elles n'ont aucune existence légale et ne peuvent pas constituer une personne civile. Mais la réunion des individus qui la composent forme une association de fait qui est justiciable des tribunaux ordinaires, et peut être déclarée responsable vis-à-vis des tiers des engagements qu'elle a contractés. Ces principes qui ne sont pas contestables (1) doivent recevoir leur application, lorsqu'une société étrangère non autorisée à exercer ses droits en France, est citée comme défenderesse devant un tribunal français. Cette société ne pourra pas, il est vrai, être considérée comme ayant une existence légale, ni comme formant une association régulière; mais ses membres pourront être déclarés responsables comme associés de fait, des engagements qu'ils ont contractés ou acceptés, et soumis pour l'exécution de leurs obligations à la juridiction des tribunaux français, conformément à l'article 14 du code civil.

Cette doctrine exposée avec une grande précision dans le réquisitoire du Procureur général Dupin fut consacrée par l'arrêt de la cour de cassation du 10 avril 1863 (2). Elle y est résumée en ces termes: «Attendu qu'en admettant que la société anglo-française défenderesse dans la cause dût être considérée comme une société anonyme ne justifiant pas de l'autorisation qui lui serait nécessaire pour avoir une existence légale en France, elle n'aurait pas cessé, comme association de fait, d'y être responsable de ses engagements envers les Français avec lesquels elle aurait contracté, et par suite de rester nécessairement soumise, quant aux obligations résultant de ces engagements, à la juridiction des tribunaux français ; qu'il n'a été ni implicitement ni explicitement dérogé à ces principes par la loi du 30 mai 1857... »

Depuis cet arrêt la jurisprudence s'est fixée en ce sens et a été sanctionnée par plusieurs décisions judiciaires (3). Cette solution est

(1) V. Cass., 19 mars 1862; 13 mai 1862; Sirey, 62, 1, 825.

(2) Dalloz, 1863, 1, 218. Sirey, 63, 1, 353.

(3) Rouen, 23 novembre 1863; Caen, 14 novembre 1864. Sirey, 65, 1,

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