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tribunaux et qui fixent leur compétence, dit-on, déterminent aussi les conditions de la recevabilité des actions portées devant eux. Or que font les articles 435 et 436 du Code français? Ils indiquent précisément à quelles conditions sont recevables devant les tribunaux de France les actions en dommages-intérêts pour abordage. On concevrait sans doute que ces dispositions fussent modifiées en tout ou en partie pour le cas où l'abordage a eu lieu soit en dehors des eaux françaises, soit entre navires dont l'un au moins est étranger. Mais ces modifications ne pourraient résulter que du texte de la loi lui-même; or les articles 435 et 436 ne font aucune distinction. On ajoute que les motifs de ces dispositions expliquent qu'elles soient applicables dans tous les cas. Il est toujours vrai de dire que le retard apporté à agir en dommages-intérêts pour cause d'abordage peut mettre le juge dans l'impossibilité de démêler avec certitude quels dommages proviennent de l'abordage et quels dommages résultent d'un événement de mer postérieur.

Les partisans de l'application des articles 435 et 436 à tous les abordages dont les tribunaux de France connaissent se divisent sur des points d'une grande importance. Les uns prétendent les appliquer en ce sens absolu que les intéressés, pour conserver leurs droits doivent faire et signifier une réclamation dans les vingtquatre heures et faire suivre dans le mois cette signification d'une demande en justice, que seulement les formes de la réclamation et de la signification peuvent être celles du pays dans lequel ces formalités sont remplies en vertu de la règle locus regit actum (1). Les autres considérant que les délais fixés pour accomplir des formalités font en quelque sorte partie intégrante de ces formalités, soutiennent qu'il suffit qu'on se soit conformé à la loi en vigueur dans le pays où la signification a été faite, quant au délai de cette signification, si elle est faite dans un port étranger (2).

(1) Deloynes, op. cit.,

(2) M. Demolombe a donné une consultation en ce sens à propos du pourvoi formé contre l'arrêt précité de la Cour d'appel de Montpellier du 31 mars 1873. On y lit le passage suivant rapporté dans l'étude déjà citée de M. Deloynes : « Au point de vue juridique, la fixation d'un dé<< lai pour l'accomplissement d'un acte se lie intimement au caractère << des formalités exigées par la validité de cet acte, et par suite, la loi << qui régit les formalités doit régir aussi les délais. La condition de « temps accordé par une loi pour faire un acte solennel tient essentiel«<lement à la nature des formalités qu'elle exige; soumettre un acte « à une loi pour la forme, à une autre loi pour le délai dans lequel les << formes doivent être accomplies, ce serait s'exposer à exiger l'impos

L'un et l'autre de ces systèmes doivent être repoussés. Le second est fondé, selon nous, sur une erreur et, si la loi du tribunal saisi seul devait être consultée pour déterminer les conditions de recevabilité de l'action, il faudrait aller jusqu'à exiger la signification de la réclamation dans les vingt-quatre heures lorsque la demande est portée devant un tribunal français. La règle locus regit actum n'est relative qu'aux formes instrumentaires que souvent les parties ne pourraient pas observer dans un pays étranger. Un délai n'est assurément pas une forme instrumentaire, et les obstacles de fait, qui s'opposent parfois à ce qu'on observe certaines formes dans un pays étranger, ne peuvent pas s'opposer à l'observation d'un délai.

Quant au premier système, il doit être repoussé par d'autres raisons. Le principe qu'il invoque n'est pas certain; nous le considérons comme inexact et, de plus, son application conduit en matière d'abordage à des conséquences tellement rigoureuses qu'elles touchent à l'iniquité.

Les conditions de la recevabilité de l'action sont celles de la loi du tribunal saisi, en tant qu'il s'agit de conditions touchant à l'ordre public ou de conditions de formes à remplir auprès du tribunal. Nous n'apercevons nullement pour quel motif on s'attacherait à la loi du tribunal saisi lorsque les conditions de recevabilité litigieuse consistent dans des actes à accomplir en dehors de tout instance et ayant, par conséquent, un caractère exclusivement extrajudiciaire.

Quoi qu'on puisse penser, en théorie, de l'opinion que nous combattons, elle n'a rien de trop rigoureux lorsque le tribunal saisi est un des tribunaux du pays du navire abordé; le capitaine du navire abordé qui joue le rôle de demandeur doit connaître sa loi nationale. Mais le navire abordé peut être étranger; on comprend alors que le capitaine de ce bâtiment ignore les dispositions de la loi française (art. 435 et 436), ou, d'une façon plus générale, la loi du tribunal qui sera saisi un jour. On peut même dire qu'à certains

<<sible. Si la loi italienne * a donné trois jours pour protester en cas << d'abordage, c'est que ce délai est réputé nécessaire, d'après l'organi<<sation de la procédure italienne, pour l'exécution régulière de l'acte << de protestation. Le délai d'une formalité n'est, en définitive, qu'un << des moyens garantis par la loi et presque toujours le plus indis<< pensable d'accomplir les formalités légales; la loi ne peut exiger << que ce qu'elle rend possible. Le délai est donc de l'essence même de < la formalité et est réglé nécessairement par la loi qui régit l'acte. » * Il s'agit du Code de commerce italien de 1865; mais la même disposition se retrouve dans le Code italien de 1882 (art. 665).

égards l'observation de la loi du tribunal qui sera saisi postérieurement est impossible. Ce tribunal ne peut pas, en effet, être déterminé par avance. D'après ce qui a été dit plus haut, la jurisprudence française reconnaît compétence en notre matière à un assez grand nombre de tribunaux divers. Sans doute l'on est tenté d'objecter que précisément le capitaine du navire abordé a le choix entre ces tribunaux, et que c'est à lui à conformer sa conduite à la législation en vigueur dans le pays où siège le tribunal qu'il a le projet de saisir par la suite. Mais, en faisant cette objection, on ne tient pas compte de ce que souvent il est difficile que le capitaine sache à l'avance le tribunal qui sera saisi. Le hasard a bien sur la détermination de ce tribunal une certaine influence. Il est souvent prudent de porter l'action en dommages-intérêts devant un tribunal du port où le navire abordeur est rencontré. Ce port ne peut être connu tant que le navire abordeur n'y est pas trouvé.

Ce n'est pas tout. Admettons un instant, au moins pour les besoins de la discussion, que le capitaine du navire abordé doive connaître la législation du pays du tribunal qu'il aura à saisir, parce que souvent ce tribunal siégera dans le pays du navire abordeur. On imposerait parfois ainsi au capitaine du navire abordé une obligation impossible à remplir. L'abordage peut avoir lieu la nuit, le navire abordeur peut avoir, même le jour, continué sa route après l'abordage sans permettre de reconnaître son pavillon. Faudra-t-il donc que le capitaine du navire abordé remplisse dans le prochain port où il s'arrêtera les formalités prescrites par les lois de toutes les nations pour la conservation des actions en dommagesintérêts? Faudra-t-il qu'il se mette en mesure de plaider devant toutes les juridictions du monde ?

Frappé des conséquences iniques et presque absurdes auxquelles conduit le système généralement suivi, un de nos meilleurs jurisconsultes (1) a proposé un système nouveau qu'il recommande surtout pour le cas où l'abordage a eu lieu en pleine mer. Après avoir exposé la doctrine selon laquelle les fins de non-recevoir dépendent de la loi de la juridiction saisie et avoir indiqué que cette doctrine peut être considérée comme établie en France, notre savant et honoré maître, M, Labbé, s'exprime dans les termes suivants : « La raison << est-elle bien satisfaite de cette décision? N'y a-t-il pas des faits <qu'il n'est pas juste, logique, de placer sous l'empire de telle ou << telle législation positive? Tout le monde, aujourd'hui, sent le be

(1) Labbé, Dissertation dans Sirey, 1875, 1, 97 et dans le Journ. du Palais. 1875, p. 241.

<< soin de tracer, par un accord entre les nations, des règles de << droit international maritime pour ce qui se passe en pleine mer. «Faut-il attendre les résultats d'un congrès pour donner à la jus<tice un mouvement plus équitable à l'égard des étrangers? Notre « loi a-t-elle été faite pour régir des personnes qui ne lui étaient « soumises, ni par le lien de la nationalité, ni par le lieu du séjour <au moment des faits litigieux ? Nous ne proposerons pas de sub<<stituer la loi positive arbitraire du demandeur à celle du défen« deur ou à celle du tribunal. Le fait, à notre avis, par la diversité << de la nationalité des parties et par le lieu de son accomplissement, < échappe à toute loi positive. Il reste, sous la loi qui régit l'huma<nité tout entière, le droit des gens, disaient les Romains, qui ont << fini par le confondre avec le droit naturel. Le droit des gens, le << droit commun des nations maritimes, la raison humaine exigent << de la part du capitaine dont le navire a été endommagé ou a péri << par la faute d'autrui une protestation aussi prompte que possible. « Notre délai de vingt-quatre heures, tempéré par l'excuse de l'im<< puissance comme le fait notre jurisprudence, répond peut-être << assez bien à cette idée. Mais devons-nous admettre, comme une « nécessité de justice absolue, une signification du protêt plus << prompte que l'introduction de la demande en justice. Un retard << de quelques jours dans le recours direct contre l'auteur présumé << du dommage doit-il être objecté à un demandeur étranger si, « d'ailleurs, il est démontré qu'il a agi de bonne foi et qu'il a usé << d'une diligence raisonnable; si surtout le retard n'a pas rendu < plus difficile à constater la cause des événements, la faute des << parties. Nous proposons donc au juge de statuer selon sa rai<son, sans le secours d'une loi positive. Oui, en attendant une loi << internationale vraiment applicable à de semblables litiges. Cela << est-il inoui? Notre législateur lui-même, en ordonnant au juge de << statuer dans le silence de la loi positive, l'invite à suppléer par sa << raison et par le droit naturel à l'absence de textes écrits et pro<< mulgués (art. 4, C. civ.)... »

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On ne saurait nier que ce système est fort ingénieux et fort séduisant. Cependant nous le croyons quelque peu entaché d'arbitraire. Le juge doit sans doute suppléer par sa raison et par le droit naturel à l'absence des textes écrits. Mais précisément en notre matière il y a des textes écrits; on en trouve, soit dans le Code de commerce français, soit dans les lois ou dans les codes étrangers. C'est du conflit de ces lois ou de ces codes que naît la difficulté. En présence de leurs dispositions contradictoires, à quelle loi faut-il recourir? Telle est l'unique question. C'est, à notre sens, la

supprimer et non la résoudre que d'appliquer la loi naturelle, c'està-dire la règle qui paraît au juge être la plus conforme à la raison, abstraction faite de toutes les législations positives. Il faut, croyonsnous, s'en tenir invariablement, en quelque lieu qu'arrive l'abordage et quel que soit le tribunal saisi, à la loi du navire abordé. Le capitaine de ce navire n'a pas à se plaindre qu'on lui applique la loi qu'il doit avant tout connaître, celle sous l'empire de laquelle il a été chargé de la direction du bâtiment.

65. Nous arrêtons ici ces études de droit international privé maritime. Ce n'est pas assurément qu'il n'y ait d'autres conflits de lois nombreux et difficiles se rattachant au droit maritime. Il s'en élève un grand nombre, spécialement à propos de l'affrétement et des as surances; mais ces conflits sont résolus à l'aide des principes généraux. Nous ne les examinons pas, par suite, ici, malgré le haut intérêt qu'ils présentent. Notre but était seulement de démontrer, par l'examen d'un certain nombre de questions, qu'en matière maritime, il y a lieu souvent, en présence des divergences des législations, de ne pas tenir compte des principes ordinaires pour s'attacher à la loi du pavillon. Sur bien des points, la jurisprudence et la doctrine, soit en France, soit dans les pays étrangers, n'adoptent pas cette idée générale. Nous croyons que l'avenir lui appartient (1) et que, grâce à elle, on échappera aux graves inconvénients que présente la diyersité des lois maritimes, en attendant l'époque peut-être encore éloignée où les nations adopteront une législation maritime com

mune.

CH. LYON-CAEN,

Professeur à la Faculté de droit de Paris et à l'Ecole des sciences politiques.

(1) Nous pouvons à cet égard signaler d'excellents symptômes. M. Pasquale Fiore, dans un article récemment paru (La legge, 1882, no 9. p. 317 et suiv.), défend la doctrine de l'application de la loi du pavillon. Notre collègue et ami, M. Renault, adhère, dans un grand nombre de cas au moins, à cette doctrine. Rappelons, comme nous avons eu l'occasion de l'indiquer au début de ces articles, que la même opinion a été soutenue avec une grande force à propos de cas supérieur par M. Labbé, par M. de Courcy et par notre rédacteur en chef et ami, M. Clunet. Au mois de septembre 1882, M. Asser, dans un projet de résolutions sur le conflit des lois commerciales, présenté à l'Institut de droit international reconnaît que « par rapport aux navires la substitution de la loi nationale à la lex rei sitæ se recommande en théorie. »

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