Page images
PDF
EPUB

de ne pas descendre avec lui dans l'arène et ne pas lui rendre le salut de l'épée, pour la noble cause du droit et de la justice, au péril de son nom.

De la lutte nait souvent comme une force nouvelle, et toujours la considération; le progrès n'est qu'à ce prix; une science qui marche est une science qui grandit. — Eh! est-il un seul philosophe, un seul docteur digne de ce nom, qui n'ait ressenti un légitime orgueil à l'annonce d'une réfutation.

Mais notre époque, si remarquable cependant à tant de titres, n'est plus aux tournois juridiques; la critique judiciaire, qui, parmi nous, ne fut pas sans éclat, se meurt d'atrophie, dans une lente agonie; il semble que, au sein de la justice, l'esprit scientifique s'en va et, avec lui, le goût de salutaires discussions, comme si le temps des larges études avait pris fin. Volontiers, nous inclinons aux solutions toutes faites, parmi des sentiers battus, comme de crainte d'avoir à en vérifier le fondement, et une certaine quiétude d'âme. appuyée sur une jurisprudence constante, comptera toujours infiniment plus d'adhérents, qu'une vie de controverses et de combats; mais, ne l'oublions pas, c'est surtout la faiblesse des convictions qui fait celle des conclusions; peut-être l'erreur y trouvera-t-elle son compte, la vérité jamais.

[ocr errors]

V. Cependant, quand le dogme nouveau, proclamé, au son de l'airain, revêt les proportions, non pas d'une modification timide de détail et d'économie domestique, mais d'un programme quasi révolutionnaire, au risque de donner le branle à notre existence politique elle-même, vous ne vous refuserez pas, nous en avons l'assurance, à pénétrer avec nous dans l'examen d'une réforme qui le prend de si haut et à discerner de bonne foi, sans parti pris, ce qu'elle renferme de précieux et vraiment salutaire, d'avec ce qui est funeste et destructif de notre état social. Il est lâche et dangereux de laisser s'insinuer l'erreur, et dussions-nous succomber, gardons au moins le courage de la vérité.

Est-il besoin de le dire, ce fut, de nouveau, au tour de la propriété de payer, la première, tribut à ce besoin maladif de réforme qui agite notre époque troublée. On est toujours assuré, en s'en prenant à elle, d'avoir pour soi le suffrage de tous les infortunes qui n'y ont aucune part et, malheureusement, c'est la grande majorité; mais, dans la balance de justice, pour combien compte le nombre?

Il semble que la notion même de propriété n'est plus que relative et contingente; il semble que ses moments sont comptés, et que bientôt nous verrons la fin de cette ordonnance pleine de sagesse, à laquelle elle doit comme le principe de sa légitimité.

Ce jour viendra à son heure, on nous le présage, mais, comme pour mieux en assurer l'avènement, on se garde de rien précipiter; on éprouve le besoin d'y apporter quelque ménagement, et l'on consent humblement à reconnaitre qu'il y a une propriété respectable et sacrée. Le peuple (ajoute-t-on) est le premier à en proclamer l'existence; c'est sa chose; n'est-elle pas la spécifica«tion de son être même, dans la matière fécondée par lui? (Journ. des trib., 1894, p. 1423.)

66

[ocr errors]
[ocr errors]

Ce qu'il réprouve, « c'est la propriété inconditionnée... le fait devenant un « droit par lui-même...; déjà la transformation se fait; la propriété, sur le "seul fondement de l'occupation, ne vaut rien; la propriété est respectable, à titre de l'inviolabilité de la personne humaine dans son action pour son

66

66

progrès, c'est-à-dire en tant que l'appropriation est ordonnée au progrès du "possesseur; en tant qu'elle ne lèse point l'inviolabilité du droit qu'a autrui de faire son progrès lui aussi; en tant qu'elle ne contrarie pas la coopération sociale?

66

66

[ocr errors]

En d'autres termes, s'il nous est donné de comprendre, le fait de l'appropriation même, si considérable que soit sa place dans notre économie sociale, compte pour peu; s'il lui arrive d'engendrer quelque effet juridique, ce n'est que par considération pour la personnalité humaine dont il est un élément de progrès et, ce but réalisé, immédiatement sa fonction s'arrête, pour passer de l'individu à la grande collectivité sociale.

[ocr errors]

VI. Qui ne voit que cette condition indispensable de progrès n'est pas de nature à jamais prendre fin; qu'elle subsistera toujours, nécessairement et inévitablement, par le motif qu'elle n'a pour limite que les facultés et les besoins de chaque individualité, dont le champ est incommensurable. De droit naturel, ce que chacun fait et continue de faire sien est bien à lui et à lui seul. Si grande qu'en soit la masse, il le possède pour lui seul, avec la conscience du lien juridique, qui met cette chose indissolublement en sa puissance, comme la chair de ses chairs et les os de ses os, sans partage avec nul autre. Puis, comme semblable ordonnance ne procède d'aucun décret humain, il n'est au pouvoir d'aucune puissance humaine de rien entreprendre sur elle, non plus que de rien retrancher des facultés individuelles, dont chaque possession est le produit.

Le droit de chacun se fonde, avant tout, sur sa nature propre, dont il dérive; il a pour trait original d'exister par lui-même et de n'être le produit d'aucun accident, d'aucune contingence. J'ai le droit de poursuivre, librement et rationnellement, le but que j'estime conforme à ma nature ainsi qu'aux facultés que je tiens d'elle; j'ai le droit de m'approprier par mon industrie les choses qui ne sont à personne et que je ramasse le long du chemin, au cours de ma carrière.

S'est-on jamais avisé de se plaindre d'une surabondance quelconque de valeur personnelle ou de génie, et tous, au contraire, n'aspirons-nous pas à en étendre le cercle et à faire chaque jour un pas en avant de crainte de demeurer en place et, faute d'aliment, de voir s'étioler notre vitalité?

Il n'existe pas, dans le monde, de droits inutiles ou superflus, par le motif qu'ils sont fondés sur les besoins véritables de notre nature et indispensables à la conservation aussi bien qu'au développement de tout notre être; il n'est pas plus au pouvoir de la puissance publique de les restreindre que, dans le nôtre, d'en abdiquer l'exercice. Maitre de ma personne, de toutes mes actions, comme de ma volonté, je sens en moi le fondement de la propriété de tout ce qui procède d'elle.

D'une légitimité reconnue, avérée, dans son principe, comment le droit d'occupation, auquel tout notre être est redevable de l'existence, cesserait-il tout à coup de l'être dans quelqu'une de ses conséquences?

S'il est vrai que l'occupation n'est qu'un pur fait, comment alors lui refuser la faculté de s'élever à la hauteur d'un véritable droit? Ex facto jus oritur, le fait est générateur du droit, et c'est ainsi que le possessoire devient, par la force même des choses, la source de toutes les légitimités; partout et toujours

le fait est antérieur au droit. Remontez aussi haut que le comportent nos plus anciennes traditions, est-il une seule de nos possessions qui procède d'une origine différente? Depuis la chasse jusqu'à la guerre, qui n'en est qu'une variété, sans en excepter l'industrie dans toutes ses manifestations, est-il une seule de ses formes que la raison ou l'expérience ait jamais condamnée? Est-il un seul peuple, jusqu'aux plus bas degrés de la civilisation, qui ne l'ait faite sienne?

VII. Il est vrai, pourquoi le dissimulerions-nous, à l'origine de plus d'une nation, on a vu posséder en commun certaines jouissances foncières, parfois fort étendues, quoique généralement de médiocre revenu, possédées en commun, auxquelles chaque foyer était appelé à prendre part, ad focum jure civitatis; mais, pour être indivises, ces aisances ne furent jamais un obstacle à l'établissement d'aucune propriété individuelle. Ce qui les caractérise, ce qui les signale au premier aspect, c'est l'insignifiance invariable de leurs produits; sans exception, des pâtures désolées, à l'herbe courte et rare que broutent de tristes bestiaux,

Il est aisé de concevoir que dans l'enfance des peuples, la propriété foncière, telle qu'elle nous apparaît de nos jours, dans tout son épanouissement, n'eut ni raison d'être, ni occasion de se développer; elle est la résultante naturelle de longs siècles d'un travail incessant; aux temps préhistoriques, à l'âge de la pierre polie, son domaine, j'imagine, ne dut pas s'étendre bien loin, à raison même de la condition réfractaire du sol, de l'absence, non seulement de toute industrie, mais de métaux d'aucune sorte, de routes et de moyens de communication; enfin, de tout un milieu indispensable aux échanges.

On aura beau faire, jamais le collectivisme ne sera le régime ni des pâtures grasses, ni de la culture intensive, qu'un maître jaloux tient, avec sollicitude, en perpétuelle défense. Où il n'y a point de haie, le bien est fort exposé au pillage. Ubi non est sepes, dit l'Ecclésiaste, diripietur possessio. (XXXVI, 27.)

Ce qui fit abandonner les fonds à la communauté, c'est que nul ne se souciait de les posséder en propre, à charge de les cultiver; ils ne sont pas même dans le commerce, agri deserti; arides et désolés à ce point que, passé cent ans à peine, il était telle Généralité en France, celle de Soissons, par exemple, aujourd'hui si fertile, où cinquante mille arpents ne produisaient pas une botte de foin. (COMTE d'ESSUILE, Traité des Communes, 1777, p. 46.)

Encore là ne s'arrêtait pas cette immense infortune. Inutile, en effet, d'ajouter que, naturellement, le chiffre des manants était en raison inverse de l'étendue des communaux; à un grand parcours correspondait, invariablement, une population chétive et misérable; ce dont il y avait le plus, c'étaient des enfants oisifs et désœuvrés, grouillant dans les chemins et se livrant à tous les désordres qu'engendre l'inaction. Meilleure la terre, meilleur l'homme.

Qu'en était-il résulté? C'est que le sentiment de la propriété immobilière, s'il n'était pas complètement étouffé, n'avait nulle occasion de se produire. L'état pastoral n'est pas un instrument de progrès. Confiné dans les déserts lointains d'une Arabie peu heureuse, le chamelier est, pour nous, comme au temps d'Abraham et d'Ismaël, le pâtre misérable, invinciblement enchainé dans les liens de la tradition, hors de puissance de se fixer dans un canton, plus que le temps nécessaire pour en consommer les fruits; c'est comme la

rançon et le châtiment de son immutabilité. La culture, il ne la pratique pas, et ne cultivant pas, il ne possède pas; qu'irait-il semer et labourer pour autrui?

VIII. L'Assemblée nationale, en 89, ne s'y est pas trompée, en décrétant l'affranchissement du sol, pour arriver par le travail à la propriété individuelle inconditionnée, dans toutes ses conséquences, sans limite. Elle a fait de l'indépendance des biens-fonds une loi constitutionnelle, à défaut de laquelle il n'est pas d'agriculture possible; garantissant le libre choix du maître, aussi bien quant aux productions qu'aux nombreux modes de culture, avec l'assurance que la récolte, jusqu'au dernier épi, ira à qui l'aura semée; plus de dime d'aucune sorte; alors seulement le laboureur, plein de confiance, consentira à descendre dans son champ, pour répandre autour de lui l'abondance, là où ne régnait naguère que la stérilité.

66

l'inviolabilité du

En quoi, nous prions qu'on nous le dise, en quoi, droit qu'a autrui de faire son progrès, lui aussi ", se trouve-t-elle méconnue ?

66

Est-ce que, tout au contraire, l'enseignement qui se dégage de cette haute leçon n'est pas éminemment moral et religieux, par la puissance de son action et sa valeur économique, comme une prière qui monte au ciel, certaine d'être exaucée (1) ?

Si la notion de la propriété privée n'est parvenue jusqu'à nous qu'à la longue et par degrés, ce n'est pas un motif d'y renoncer bénévolement aujourd'hui, en présence des résultats acquis, pour retourner vers un régime incompatible avec les progrès de la civilisation moderne.

IX. Arrière, l'occupation! nous dit-on. Mais essayez donc, je vous prie, d'expulser de son domaine, celui qui le premier sut le conquérir par d'amères sueurs, par une dépense de forces, de temps et d'intelligence, dont d'autres se soucient médiocrement, et cela uniquement pour assurer à ces réfractaires au travail une existence facile !

Au degré d'avancement où l'humanité est parvenue de nos jours, l'occupation, prise en elle-même et dégagée de tout élément étranger, ne compte plus que pour peu parmi nos modes d'acquisition; des biens-fonds, de quelque étendue, véritablement vacants et sans maître, des forêts vierges, n'est-ce pas un mythe? D'avance, le domaine les a proclamés siens (art. 713 du code civ.). La terre que nous occupons est étroite: voilà bien des siècles qu'elle est habitée et, pour en conquérir la moindre parcelle, à titre de premiers occupants, nous sommes, malheureusement, arrivés bien tard. Réduite à ces proportions modestes, ce n'est assurément pas la possession territoriale qui a soulevé contre elle ces malédictions intéressées.

(1)« Quando ingressi fueritis terram quam ego dabo vobis; ut habitare possis in terrâ « absque ullo pavore, et gignat vobis humus fructus suos, quibus vescamini usque ad saturita«tem, nullius impetum formidantes. (Levit. XXV, 3, 48, 19.)

«Terra in potestate vestrà est; exercete, negotiamini et possidete cam. >> (Genes., XXXIV, 10.)

<< Sint tua tibi. » (Ibid., XXXIII, 9.)

Quant aux trésors cachés, enfouis sous terre, la supputation de ceux qu'ils ont enrichis ne nous conduirait pas bien loin.

Le jour encore lointain, où des législateurs plus téméraires que sages auront fait disparaître ce droit de nos codes (où cependant les érudits qui délibèrent sur leur revision s'efforcent de le maintenir), à qui donc ira le gibier capturé par l'industrie du chasseur, à qui les fructueux coups de filet, l'unique consolation et la subsistance de notre population côtière? Et n'est-ce même pas la difficulté, disons mieux, l'impossibilité de l'attribuer à aucun autre, mieux qualifié, qui valut à l'inventeur la préférence?

Ce que la Providence d'en-haut nous dispense libéralement, sans compter (usque ad saturitatem), la malice de quelques esprits égarés vous propose de le retraire, pour nous réduire à la portion congrue, sans enrichir personne.

X. Si la communauté du travail et des possessions terrestres est une idéc évangélique, c'est bien à la condition de ne s'imposer à personne et de ne procéder que d'un consentement unanime et libre, sinon elle n'est que violence et spoliation. Par contre, s'il est, malheureusement, quelques parvenus enrichis qui se complaisent, dans leur égoïsme, en de folles dissipations, plaignons leur infortune, car heureux, certes ils ne le sont pas, et gardons-nous scrupuleusement de dépouiller de la juste rémunération qui leur est due, l'immense majorité de ceux qui ne doivent leur élévation qu'au seul travail et à l'effort individuel. Impossible d'arracher à l'homme rien de ce qu'il a pris sur lui-même et par le seul exercice de ses facultés personnelles. « L'homme en naissant n'apporte que des besoins; il est chargé du soin de sa conservation; il ne saurait exister "ni vivre sans consommer; il a donc un droit naturel aux choses nécessaires à sa subsistance et à son entretien. Il exerce ce droit par l'occupation, par « le travail; par l'application raisonnable et juste de ses facultés et de ses forces. Ainsi le besoin et l'industrie sont les deux principes créateurs de la propriété. » (PORTALIS, Exposé des motifs sur le titre II du code civil; LoCré, IV, p. 75, n° 3.)

66

66

[ocr errors]

66

66

En la plupart de nos revenus, en est-il bien un centième qui ne doive son origine au travail?

Ne cherchons donc pas à faire mieux que la nature qui met toute chose à sa véritable place; imposons-nous la règle de ne jamais contrarier la sagesse de son ordonnance, maintenons-nous dans son plan, ce qu'elle fait est bien fait. L'artisan acquiert ainsi cette assurance invincible que le prix de ses sueurs lui demeurera à toujours, et que si, un jour, il lui arrive d'en être déshérité, certes ce ne sera pas de ce côté.

La raison humaine, notre plus bel apanage, ne perd pas ses droits; jamais elle n'abdique. Si étendus que soient les pouvoirs du Souverain, encore sont-ils contenus par la limite de ses devoirs; s'il lui arrive de porter quelque statut sur le meilleur règlement de nos possessions, ce n'est pas comme maître, mais à titre d'administrateur de l'intérêt général. Sortir de cette sphère restreinte, pour en disposer à sa guise et au gré de sa fantaisie, fût-ce même au profit de la collectivité sociale, ce n'est plus en être le régulateur suprême et l'arbitre désintéressé, c'est en décréter la confiscation et faire violence à la liberté de chacun; il y aurait excès, et toutes les fois que le Souverain excède ses pouvoirs, il cesse d'être obéi.

« PreviousContinue »