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lation, et que les règles qu'elle imposait étaient communes à tous; pourvu que cette puissance leur parût être l'expression de la volonté la plus générale, ils n'hésitaient pas à lui sacrifier la liberté individuelle. Il est à remarquer, au surplus, que, lorsque des changements politiques sont venus substituer à la volonté générale, pour la formation du pouvoir législatif, la volonté d'une fraction plus ou moins restreinte de la population, ou même celle d'un seul homme, l'omnipotence du législateur n'a pas été plus contestée qu'auparavant.

Sous l'empire de pareilles idées, renforcées en France, et dans d'autres pays qui ont tort de nous imiter, par une disposition universelle à l'exercice de la domination et à la recherche des emplois publics comme moyens d'existence ou de fortune, il était inévitable que l'action du gouvernement ne tendit sans cesse à s'accroître. Dès que l'on attribuait au législateur, quel qu'il fût, une mission illimitée, il devait avoir continuellement à ajouter aux prescriptions, aux règles nécessaires pour faire marcher la société selon ses vues. Aussi les hommes que la succession des événements a investis tour à tour de ce suprême mandat en ont-ils usé si largement que l'on compte par centaines de mille le nombre des lois ou des règlements qu'ils nous ont imposés depuis soixante ans.

C'est ainsi que notre système gouvernemental et administratif a acquis des proportions colossales et sans exemple jusqu'ici dans aucun pays du monde; qu'il a étendu successivement son action, ses règlements, ses entraves, à presque toutes les branches d'activité, en restreignant leurs développements et leur fécondité proportionnellement à ce qu'il enlevait à leur liberté; que, pour suffire à l'immensité des attributions qu'il comporte, il a multiplié les services et les emplois publics au point de faire vivre une très-grande partie de la population sur le produit des contributions, et de pousser ainsi au développement des races parasites demandant à vivre de la même manière, jusqu'à en faire une force subversive des plus dangereuses et l'une des principales causes d'agitation et de désordre qui rendent chez nous la sécurité si précaire.

L'Économie politique étudie et analyse tous les éléments de perturbation que renferme un semblable régime; elle en montre les fàcheux résultats; elle en signale le remède, qui consiste principalement à réduire et à simplifier l'action gouvernementale par la restitution à l'activité privée du libre exercice de toutes les branches de travaux qui, par leur nature, sont hors des attributions rationnelles de l'autorité publique, et que nos gouvernements ont voulu diriger, monopoliser ou régle

menter.

Dans un pays comme le nôtre, où tant de gens sont possédés de la manie de gouverner leurs semblables, l'enseignement de pareilles doctines devait susciter à l'Économie politique une multitude d'adversaires. Les partis qui recherchent l'exercice du pouvoir, l'armée des gens en place, l'armée plus nombreuse encore de ceux qui aspirent à être placés, et tous les réformateurs qui ont inventé un plan quelconque de refonte sociale, devaient se réunir contre une science qui menace de soustraire un jour la société aux soins trop multipliés qu'ils veulent absolument lui prodiguer. Aussi est-ce à cette partie de ses doctrines qu'elle a dû la plupart des attaques dont elle a été l'objet.

Nous avons essayé de résumer, dans un cadre fort restreint, des vérités et des doctrines que l'on trouvera exposées avec tous les développements nécessaires dans les diverses parties du Dictionnaire. Ce résumé est loin, sans doute, d'être complet; mais nous croyons qu'il indique fidèlement les bases principales et les tendances de

la science; il nous semble d'ailleurs qu'il justifie suffisamment l'assertion que l'Économie politique est dès à présent une des sciences les plus positives et les plus avancées, et celle de toutes, assurément, dont la propagation importerait le plus au progrès de la civilisation, au bien-être et au perfectionnement moral des sociétés.

On ne saurait raisonnablement contester le haut degré d'avancement d'une science, lorsque, dans l'ordre des phénomènes qu'elle embrasse, elle prouve qu'elle est en mesure d'annoncer d'avance avec précision les conséquences ultérieures des faits qui se produisent. Or l'Économie politique a été soumise dans ces derniers temps à une double épreuve de ce genre. Tous ceux qui ont suivi les publications des Économistes français depuis douze ans, et tous ceux qui voudront prendre la peine de parcourir ces publications, ont pu ou pourront facilement se convaincre que l'avortement complet de toutes les tentatives faites en 1848 par le socialisme pour réaliser ses plans d'organisation du travail, ses systèmes d'association, de crédit, de nivellement des positions, etc., y avait été très-fréquemment et très-positivement annoncé plusieurs années à l'avance. D'un autre côté, l'Angleterre a, depuis peu de temps, profondément modifié sa législation économique dans le sens expressément indiqué par les principes de la science. C'était là une épreuve des plus solennelles et dont les résultats étaient attendus avec anxiété par le grand nombre, mais avec une confiance absolue par les Économistes. On sait que cette confiance a été justifiée sur tous les points de la manière la plus éclatante, et que les résultats annoncés se sont produits dans une mesure plus large encore qu'on ne l'avait présumé.

Il faudrait désespérer d'amener au bon sens une population dont les préjugés et les erreurs résisteraient à de semblables démonstrations; aussi nous aimons à penser qu'elles ne sauraient beaucoup tarder à entraîner d'heureuses modifications dans les opinions économiques qui, jusqu'à ce jour, ont prévalu dans notre pays, et que ceux d'entre nous qui connaissent les vérités de la science, qui se sont voués à leur propagation, et qui sont pénétrés de l'ardente conviction du bien qu'elles pourraient produire, ne seront pas réduits pendant longtemps encore, en voyant l'impuissance de leurs efforts et de leur dévouement, à répéter douloureusement cette protestation de la vérité méconnue : E pur si muove!

Août 1853.

AMBROISE CLEMENT.

DE

L'ÉCONOMIE POLITIQUE.

ABEILLE.

ABBOT (lord CHARLES), comte de Colchester, né en 1757 à Abingdon, dans le Berkshire; mort en 1829. Élu membre du parlement en 1795, il y fut un des plus énergiques et des plus habiles soutiens de la politique de Pitt. Ce ministre l'ayant choisi, en 1797, pour présider le comité des finances, Abbot, pendant les deux sessions qui suivirent, ne présenta pas moins de trente-six rapports sur la matière. Ces travaux, tant pour le fond que pour la forme, inaugurent une époque mémorable dans les fastes financiers de la GrandeBretagne. Nommé, en 1802, président de la chambre des communes, il en a rempli pendant quinze ans les hautes fonctions. Ce fut aussi sous son active impulsion comme président d'une commission royale, dite des Registres, qu'ont été rassemblés tous les documents historiques épars et enfouis dans les archives locales, et qu'a été publice l'édition authentique des statuts, du

royaume.

Enfin, parmi beaucoup d'autres mesures importantes dues aux inspirations ou à la direction de lord Abbot, nous citerons encore le recensement général de la Grande-Bretagne, que le parlement décréta, sur sa proposition, en 1801, et dont l'exécution fut, dit-on, singulièrement favorisée par la disette qui régnait alors : les populations allant d'elles-mêmes au devant d'une perquisition dont elles attendaient un soulagement à leur misère. On peut ajouter que c'est aussi à partir de cette époque que la statistique parlementaire a pris un nouvel essor en Angleterre.

ABEILLE (LOUIS-PAUL), né à Toulouse 1 le 2 juin 1719, fut membre de la Société d'agriculture de Paris, et, successivement, inspecteur général des manufactures de France et secrétaire général du conseil du bureau de commerce. Mort à Paris le 28 juillet 1807.

Economiste physiocrate, on voit, par ses écrits, qu'Abeille s'est attaché particulièrement aux questions les plus positives du système, à celles

1 C'est à tort que tous les biographes le font naître à Toulon; la Biographie toulousaine a relevé cette erreur d'après les registres de l'état civil.

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ABEILLE.

dans lesquelles on peut encore obtenir des résultats utiles tout en s'égarant sur les causes. Oa peut, en effet, combattre victorieusement, comme il l'a fait, les entraves qui empêchent le développement de l'agriculture et de l'industrie, démontrer les avantages de la liberté commerciale, de l'uniformité des poids et mesures, etc., et adopter néanmoins des opinions à perte de vue sur le droit naturel des nations, le produit net, etc. C'est probablement ce qui explique pourquoi, de toutes les étoiles de la pleiade physiocratique, cet écrivain est une de celles qui ont jeté le moins d'éclat. A. G.

Corps d'observations de la Société d'agriculture, de commerce et des arts, établie par les états de Bretagne. Rennes, Vasur, 1761 et 1762. 2 vol. in-12. (Abeille a eu pour collaborateur dans cet ouvrage M. Montaudoin, négociant de Nantes.)

(Q.)

Lettre d'un négociant sur la nature du commerce des grains. Paris, 1765, in-8 de 23 pag., et in-12 de 24 pag. Réflexions sur la police des grains en Angleterre et en France. Paris, 4764, in-8 de 52 pag.

Effets d'un privilége exclusif sur les droits de propriété, etc. Paris, 4764, in-8 de 82 pages.

ris, Desaint, 1768, in-8. (Réimprimés avec quelques

Principes sur la liberté du commerce des grains. Pa

autres écrits du même sur l'économie politique, à la suite de la Physiocratie de Dupont (de Nemours). Ed. d'Yverdun, 1769.) (Q.)

Faits qui ont influé sur la cherté des grains en France et en Angleterre. Paris, 1768, in-8 de 48 p.

Mémoire présenté par la Société royale d'agriculture à l'Assemblée nationale, le 24 octobre 1789, sur les abus qui s'opposent aux progrès de l'agriculture, et sur premier des arts. Paris, Baudouin, in-8 de 176 p. les encouragements qu'il est nécessaire d'accorder à ce

Observations de la Société royale d'agriculture sur la question suivante, qui lui a été proposée par le comité d'agriculture et de commerce de l'Assemblée nationale: L'usage des domaines congéables est-il utile ou non aux progrès de l'agriculture? etc. Paris, 1791, in-8 de 64 pages. (Les abbes Lefèvre et Tessier ont eu

part à la rédaction de ces observations.)

Observations de la Société royale d'agriculture sur

l'uniformité des poids et mesures. Paris, 1790, in-8. (In

sérées aussi dans les Mémoires de cette Société.

On doit encore à Abeille, entre autres écrits, un Mémoire en faveur d'Argant, l'inventeur des lampes à courant d'air, contre les prétentions de Quin

quet, etc. Genève, 1785, in-8, de 57 pag.; et un antre Memoire à consulter, pour cinq conseillers du conseil souverain de Pondichery, contre un imprimé publié par un capitaine des troupes de la compagnie des Indes, et contenant des faits intéressants sur l'auto

Comment de telles idées ont-elles pu se former, et, il faut bien le dire, prévaloir quelquefois, non point sans doute dans la pratique personnelle des hommes, mais dans leurs théories et leurs légis

rité et le régime de cette compagnie et de ses repré-lations? Car s'il est une assertion qui semble por

sentants dans les Indes orientales. Paris, 1768, in-8.

ABONDANCE. C'est une vaste et noble science, en tant qu'exposition, que l'économie politique. Elle scrute les ressorts du mécanisme social et les fonctions de chacun des organes qui constituent ces corps vivants et merveilleux qu'on nomme des sociétés humaines. Elle étudie les lois générales selon lesquelles le genre humain est appelé à croitre en nombre, en richesse, en intelligence, en moralité. Et néanmoins, reconnaissant un libre arbitre social comme un libre arbitre personnel, elle dit comment les lois providentielles peuvent être méconnues ou violées; quelle responsabilité terrible nait de ces expérimentations fatales, et comment la civilisation peut se trouver ainsi arretée, retardée, refoulée et pour longtemps étouffée. Qui le croirait? Cette science si vaste et si élevée, comme exposition, en est presque réduite, en tant que controverse, et dans sa partie polémique, à l'ingrate tâche de démontrer cette proposition, qui semble puérile à force d'être claire : L'abondance vaut mieux que la disette. >>

Car, qu'on y regarde de près et l'on se convaincra que la plupart des objections et des doutes qu'on oppose à l'économie politique impliquent ce principe: «La disette vaut mieux que l'abondance. » C'est ce qu'expriment ces locutions si populaires :

« La production surabonde. »
« Nous périssons de pléthore. »

« Tous les marchés sont engorgés et toutes les

carrières encombrées. »

« La faculté de consommer ne peut plus suivre la faculté de produire. »

Voici un détracteur des machines. Il déplore que les miracles du génie de l'homme étendent indéfiniment sa puissance de produire. Que redoute-t-il? L'abondance.

Voici un protectioniste. Il gémit de la libéralité de la nature envers d'autres climats. Il craint que la France n'y participe par l'échange et ne veut pas qu'elle soit libre, parce que, si elle l'était, elle ne manquerait pas d'attirer sur ellemême le fléau de l'invasion et de l'inondation..... | Que redoute-t-il? L'abondance.

Voici un homme d'État. Il s'effraye de tous les moyens de satisfaction que le travail accumule dans le pays, et croyant apercevoir dans les profondeurs de l'avenir le fantôme d'un bien-être révolutionnaire et d'une égalité séditieuse, il imagine de lourds impôts, de vastes armées, des dissipations de produits sur une grande échelle, de grandes existences, une puissante aristocratie artificielle chargée de remédier, par son luxe et son faste, à l'insolent excès de fécondité de l'industrie humaine. Que redoute-t-il? L'abondance.

Enfin, voici un logicien qui, dédaignant les voies tortueuses et allant droit au but, conseille de brùler périodiquement Paris, pour offrir au travail l'occasion et l'avantage de le reconstruire. Que redoute-t-il? L'abondance,

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les

ter sa preuve en elle-même, c'est bien celle-ci : «En fait de choses utiles, il vaut mieux avoir que manquer. » Et s'il est incontestable que l'abondance est un fléau quand elle porte sur des objets malfaisants, destructifs, importuns comme les sauterelles, les chenilles, la vermine, vices, les miasmes délétères, il ne peut pas être moins vrai qu'elle est un bienfait quand il s'agit de ces choses qui apaisent des besoins, procurent des satisfactions,-de ces objets que l'homme recherche, poursuit au prix de ses sueurs, qu'il consent à acheter par le travail ou par l'échange, qui ont de la valeur, tels que les aliments, les vétements, les logements, les œuvres d'art, les moyens de locomotion, de communication, d'instruction, de diversion, en un mot tout ce dont s'occupe l'économie politique.

Si l'on veut comparer la civilisation de deux peuples ou de deux siècles, est-ce qu'on ne demande pas à la statistique lequel des deux présente proportionnellement à la population plus de moyens d'existence, plus de productions agricoles, industrielles ou artistiques, plus de routes, de canaux, de bibliothèques et de musées? Est-ce qu'on ne décide pas, si je puis m'exprimer ainsi, par l'activité comparée des consommations, c'està-dire par l'abondance?

On dira peut-être qu'il ne suffit pas que les produits abondent; qu'il faut encore qu'ils soient équitablement répartis. Rien n'est plus vrai. Mais ne confondons pas les questions. Quand nous défendons l'abondance, quand nos adversaires la décrient, les uns et les autres nous sous-entendons ces mots cæteris paribus, toutes choses égales d'ailleurs, l'équité dans la répartition étant supposée la même.

Et puis remarquez que l'abondance est par ellemême une cause de bonne répartition. Plus une chose abonde, moins elle a de valeur; moins elle a de valeur, plus elle est à la portée de tous, plus les hommes sont égaux devant elle. Nous sommes tous égaux devant l'air, parce qu'il est, relativement à nos besoins et à nos désirs, d'une abondance inépuisable. Nous sommes un peu moins égaux devant l'eau, parce qu'étant moins abondante elle commence à coûter; moins encore devant le blé, devant les fruits délicats, devant les primeurs, devant les raretés, l'exclusion se faisant toujours en raison inverse de l'ABONDANCE.

Nous ajouterons, pour répondre aux scrupules sentimentalistes de notre époque, que l'abondance n'est pas seulement un bien matériel. Les besoins se développent, au sein de l'humanité, dans un certain ordre; ils ne sont pas tous également impérieux, et l'on peut même remarquer que leur ordre de priorité n'est pas leur ordre de dignité. Les besoins les plus grossiers veulent étre satisfaits les premiers, parce qu'à cette satisfaction tient la vie, et que, quoi qu'en disent les déclamateurs, avant de vivre dignement, il faut vivre. Primò vivere, deindè philosophare.

Il suit de là que c'est l'abondance des choses

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