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SOPHIE MOMORO.

Autre déesse de la Raison, à quelques variantes près. Elle était petite-fille du graveur Fournier. Elle se fit remarquer par la beauté de sa taille, ainsi que par la fraîcheur et l'éclat de son teint. Elle fut mariée, ou simplement unie, au célèbre Momoro, cet infatigable partisan de la loi agraire, qui eut le malheur d'être enveloppé dans la conspiration dite des Hébertistes, dont les fauteurs se perdirent pour vouloir exagérer la révolution. même dans ses plus énergiques hyperboles, soit en excitant le peuple aux mesures atroces, soit en le poussant à la démoralisation, à la haine des prê

tres et des rois, à l'anarchie et à l'irréligion. Momoro fut enchanté que la belle Sophie, sa femme ou sa maîtresse, comme on voudra, fût choisie par le club des Jacobins et des Cordeliers qui composaient les membres de la commune de Paris, pour figurer, à l'autel de l'église Saint-André-des-Arts, la déesse à laquelle la France de 93 sembla vouloir, pour un moment, vouer un culte exclusif.

Les dispositions furent à peu près les mêmes que celles dont nous avons donné la description à l'article de mademoiselle Maillard. La verve des poètes s'évertua, et l'orchestre de l'Opéra accompagna à grands choeurs l'hymne suivant, qui est devenu de la plus grande rareté.

A tant de siècles d'imposture
Succède un jour de vérité;

De l'erreur la cohorte impure

Rampe aux pieds de la Liberté. (Bis.)

Sur les ruines du despotisme

Nos mains ont placé ses autels;

Français, dressons-en d'immortels

Sur les débris du fanatisme.

Offrons à la raison notre hommage et nos vœux,
Un peuple qui l'invoque est digne d'être heureux.

Au gré du trône et de l'Eglise,

Trop long-temps nos faibles aïeux

Ont courbé leur tête soumise

Sous le poids d'un joug odieux. (Bis.)

Français, sous ta main triomphante

Déjà le trône est abattu;

Aujourd'hui devant la vertu

L'erreur chassée est impuissante. Offrons à la raison, etc.

Bientôt dans l'Europe éclairée
Par le flambeau de la raison,
Martyrs d'une cause sacrée,
Nous verrons bénir votre nom.
Chaque moment à votre gloire
Ajoute des succès nouveaux;

Le monde, heureux par vos travaux,
En conservera la mémoire.

Offrons à la raison, etc.

Bientôt la déesse parut dans un costume entiérement diaphane; elle était portée sur un palanquin. Deux cents jeunes et jolies filles vêtues de blanc, la gorge fort découverte et couronnées de chêne, défilèrent devant elle. Le reste se passa comme on l'a déjà vu, excepté qu'il y eut une scène pathétique de réconciliation entre les ministres catholiques et les ministres protestans, qui fraternisèrent et se donnèrent l'accolade au milieu des applaudissemens et des cris de joie de la multitude. La fête se prolongea dans la nuit, et se termina par un banquet civique, où tous les rangs se confondirent et partagèrent la commune allégresse.

Sophie, hélas! vit ses honneurs s'éclipser rapidement; elle fut impliquée, on ne sait comment, dans le procès de son mari, et jetée dans la prison dite de Port-Libre, au mois de ventose an II. La sensation que son arrivée produisit sur les autres prisonniers est décrite par l'un d'eux, le sieur Coittant, qui s'amusait à tracer un journal des événemens de chaque jour. Il la peint accablée de tristesse et témoignant les craintes les plus vives sur le sort de son mari. « Nous ignorions qu'elle avait figuré la déesse de la Raison, dit ce chroniqueur; cette circonstance, quand on la sut, lui attira force railleries, qu'elle feignit d'accepter de bonne grâce. » Il paraît qu'à ce moment elle fut trouvée bien déchue de sa première beauté, car on ajoute en parlant d'elle : « Cette déesse est trèsterrestre; des traits passables, des dents affreuses, une tournure gauche. » (Voyez Histoire des Prisons, par Nougaret, tome II, page 272.)

Elle ne put contenir sa douleur lorsqu'elle apprit la condamnation de son mari, avec Hébert, Chaumette, Vincent et Ronsin. « La déesse de la Raison n'a

pas été du tout raisonnable pendant la journée, continue l'impitoyable railleur. » (Ibidem, p. 279.)

Enfin, peu de temps après, le 8 prairial suivant, elle obtint, à son grand étonnement, sa liberté. « Elle était si étonnée de son bonheur, qu'elle avait

peine à le croire; la bonne femme s'est mise à pleurer en sortant. » (Ibidem, page 314.)

Voilà tout ce qu'on a pu recueillir de Sophie Momoro. Le reste de son existence, enfouie dans la plus ténébreuse obscurité, a complètement échappé aux regards scrutateurs de l'histoire.

Pour en finir avec les déesses de la Raison, il n'est pas hors de propos de dire deux mots de la belle demoiselle Aubry, danseuse figurante à l'Opéra, qui fut tirée de ce lieu de féeries pour venir aussi, dans un temple sacré, prêter ses formes et ses traits charmans à l'emblème sévère auquel les iconologues donnent pour attributs un lion sous le joug, avec un olivier derrière; image des passions que la raison doit combattre, et dont la défaite peut seule procurer la paix de l'âme. Or, nous le demandons, était-ce bien à l'Opéra qu'on devait aller chercher des sujets pour représenter ce type austère, et ce rigide fantôme de raison, à l'aspect duquel tout sensualisme est mis en déroute, et qu'une impénétrable égide préserve des faiblesses humaines? C'était montrer beaucoup moins l'abri que l'écueil; et de semblables déesses avec les tissus légers qui rendaient leurs charmes mille fois plus séduisans, bien loin de convertir leurs adorateurs au culte de la raison, la leur aurait bien plutôt fait perdre. Non contente du rôle auguste qu'elle jouait dans les chœurs des basiliques, mademoiselle Aubry

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