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trouverez. » M. Passavant y a versé sa tête. Raphaël est pour lui le dieu de l'art; il a voulu devenir son prophète; c'est une ardeur de grand prêtre et d'apôtre qui l'anime pour le culte de sa divinité. Il a parcouru l'Europe à la recherche des œuvres dispersées du Sanzio; il a tout vu, tout lu, tout examiné, tout sondé, avec les yeux de l'expert, l'intelligence du critique et l'instruction du savant. Qu'un nouveau tableau de Raphaël vienne à être signalé à l'autre bout du monde, et nul doute que l'honorable directeur du Musée de Francfort ne se remette en route, le bâton du pèlerin à la main. Les sceptiques peuvent sourire d'une telle passion : pour moi, je la trouve digne de respect, et je l'admire. C'est à ce prix qu'on fait les livres qui restent, et celui de M. Passavant restera.

VICTOR FOURNEL.

LA VEILLE

ROMAN RUSSE D'IVAN TOUR GHÉNIEFF

Un de nos amis de Saint-Pétersbourg, un Russe très au courant des choses de la littérature et du monde, nous écrivait au commencement du printemps:

« L'événement littéraire de la saison qui vient de finir a été le roman d'Ivan Tourghénieff, la Veille (Na kanounie), dont le titre mystérieux répond à des préoccupations politiques chaque jour plus vives ici. Oui, nous sommes, ou du moins nous croyons être à la veille de bien des choses, à la veille de la liberté, à la veille de la conquête de l'Orient, à la veille de l'épanouissement si longtemps retardé de la race slave. Nous vivons dans toutes sortes d'attentes, nous et tous les peuples de notre sang. Les craquements du vieux monde qui menace ruine nous causent d'incroyables frémissements. Encore quelque temps, et de grands événements vont s'accomplir! Et tous, les jeunes par impatience d'y prendre part, les vieux par crainte de ne pas les voir, nous les hâtons de nos efforts ou de nos vœux. Chose étrange et de bon augure, selon moi, personne ne redoute cet avenir, bien inconnu pourtant, vers lequel nous courons. On ne voit pas, chez nous, ces terreurs séniles qui affligent le regard de l'étranger dans d'autres pays. C'est que le monde slave a foi en lui-même, que, loin de croire qu'il touche à sa ruine, il est convaincu que l'heure de son avénement approche. Voilà les dispositions où il faut être, ou qu'il faut connaître au moins pour comprendre le roman de Tourghénieff, roman tout rempli des aspirations de notre époque et de notre pays. Vous qui nous connaissez, qui savez de quels rêves se nourrit une partie — la plus

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nombreuse et la plus distinguée-de notre génération, vous goûterez, j'en suis sûr, l'œuvre nouvelle de notre patriotique romancier. En serait-il ainsi du public français si on la lui faisait connaître? Le nom d'Ivan Tourghénieff n'est pas nouveau pour la France: plusieurs de ses productions y ont réussi par la traduction. Il est vrai que celle-ci est d'un autre genre, qu'elle est conçue dans des proportions plus vastes que les petits récits qu'on vous a donnés de lui, et qu'elle a une tout autre portée. Dans tous les cas, il serait bien à vous de tenter l'expérience et d'en parler aux lecteurs d'élite qui composent la clientèle du Correspondant. »

Nous avions lu déjà dans le Rousskij Vièstnik, où il a paru d'abord, le nouveau roman de M. Tourghėnieff, et il nous avait semblé qu'il offrait assez d'intérêt pour être, sinon traduit, du moins analysé ici. L'attention passionnée qu'il avait excitée dans les deux capitales de la Russie nous le recommandait à tous les titres, mais surtout comme peinture vivante des idées et des sentiments d'un peuple qu'agite le pressentiment de son avenir. Nous hésitions cependant, quand est arrivée la lettre qu'on vient de lire. Elle nous a décidé. Seulement, au lieu d'une analyse de l'ouvrage, nous avons préféré en offrir à nos lecteurs une traduction abrégée, ou plutôt, ce qu'en termes d'art, on appelle ane réduction.

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Par une des plus chaudes journées de l'été de 1853, deux jeunes gens étaient couchés à l'ombre d'un grand tilleul, au bord de la Moskwa, dans les environs de Kountsovo. L'un, qui pouvait avoir vingt-trois ans, était de haute taille, brun, le nez fin et un peu recourbé, le front haut, les lèvres épaisses et souriantes; étendu sur le dos, et ses petits yeux à demi fermés, il regardait pensivement dans l'espace. L'autre, couché sur le ventre, appuyait sur ses mains sa tête blonde, et naturellement frisée. Son regard errait aussi dans le lointain. Il était de trois ans plus âgé que son ami, mais paraissait plus jeune. Sa moustache se détachait à peine sur sa lèvre, et un léger duvet frisait autour de son menton. Il y avait quelque chose d'attrayant et de gracieusement enfantin dans ces traits menus, ce visage rond, ces yeux bruns et doux, ces lèvres fraiches et ces blanches

Château situé aux environs de Moscou, dans une position charmante, sur les bords de la Moskwa, et où beaucoup de familles vont passer l'été.

mains. Tout, chez lui, respirait la santé, l'insouciance et la confiance de la jeunesse; il regardait en souriant et se soutenait la tête avec une coquetterie légèrement étudiée. Il portait un large paletot blanc en manière de blouse; un foulard bleu était noué autour de son cou délicat, et un chapeau de paille un peu fatigué était posé à côté de lui sur l'herbe. En face de lui, son compagnon paraissait vieux, et, à voir sa figure anguleuse, on n'eût pas cru qu'il pût se trouver bien, se sentir heureux. Il n'avait point d'abandon dans sa pose; sa longue tête, large du haut et étroite du bas, paraissait mal plantée sur son large cou; avec son torse serré dans un étroit surtout noir, ses bras mal attachés au corps, ses grandes jambes ramenées sous lui comme les pieds de derrière d'une sauterelle, il avait un air disgracieux. Néanmoins l'homme comme il faut se révélait promptement dans cette individualité mal agencée; pour peu qu'on l'observât, cette figure irrégulière, et même légèrement ridicule, exprimait l'habitude de la pensée et des bons sentiments. On l'appelait André-Pétrovith Bersénieff; son compagnon se nommait Paul-lakovlévitch Choubine.

- Pourquoi ne te couches-tu pas comme moi? dit celui-ci, on est bien mieux. On peut lever les talons et les frapper l'un contre l'autre, comme cela, tiens! C'est ennuyeux de regarder le paysage! Comme ceci, on a le nez sur l'herbe; on voit courir les coccinelles et jouer les fourmis. Ma parole! c'est bien plus agréable. Tu es ridicule, va, avec ta pose pseudo-classique d'acteur d'opéra campé sur un rocher de carton. Laisse un peu se détendre tes nerfs; parbleu! tu le peux, maintenant que tu es sorti troisième candidat du concours. Soufflez, sire, et allongez-moi ces membres-là!

Choubine prononça ce discours tout d'un trait et d'un ton moitié sérieux et moitié plaisant; puis, sans attendre de réponse, il ajouta : -Ce qui me frappe dans mesdames les fourmis et messieurs les coléoptères qui rôdent ici, c'est leur admirable sérieux : ils vont, viennent, s'agitent avec un si grand air d'importance, qu'on croirait que leurs actions ont quelque valeur. Voyez un peu ! l'homme, le roi de la création, daigne les considérer, et eux, ils ne font nulle attention à lui. Tenez, voilà un gaillard qui s'assied sans façon sur le nez du roi de la nature et y cherche son déjeuner. C'est outrageant, parole d'honneur... Pourtant, en quoi leur vie est-elle inférieure à la nôtre, et pourquoi ne se donneraient-ils pas des airs, puisque nous en prenons bien nous-mêmes? Allons, philosophe, explique-moi ce problème... Eh bien, tu gardes le silence?

Quoi?... répondit Bersénieff avec un léger tressaillement.

- Comment! reprit Choubine, ton ami développe devant toi de profondes pensées philosophiques, et tu ne l'écoutes pas?

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J'étais plongé dans la contemplation du tableau qui est sous nos yeux. Regarde comme cette plaine est belle! comme elle est chaudement colorée par le soleil! répondit Bersénieff avec un léger bégayement.

-La couleur, tu as raison, c'est le principal, c'est tout dans la nature! s'écria Choubine.

- Tu dois admirer cela encore plus que moi; c'est la partie, à toi qui es artiste.

-Non, ce n'est pas ma partie, reprit Choubine en enfonçant son chapeau sur sa tête. Ma partie, à moi, c'est la chair. Mouler des épaules, des pieds, des mains, voilà mon affaire. La couleur n'est pour rien là dedans... Comprends-tu?

- Mais ce que tu cherches, c'est la beauté, et, certes, il y en a aussi là! A propos, as-tu achevé ton bas-relief?

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Ne m'en parle pas ! répondit Choubine; j'ai fait des comparaisons qui n'étaient pas en sa faveur, et je l'ai brisé. Tu me montres la nature, et tu me dis: « Il y a là de la beauté. » Parbleu ! il en a en tout, même dans ton nez. Le difficile, c'est de l'atteindre. Les anciens ne couraient pas après; elle allait à eux dans leurs œuvres. D'où vient cela? Dieu sait! Le monde entier leur appartenait. Notre empire, à nous, est moins vaste, et nous avons le bras plus court.

-Paradoxe, que tout cela! répondit Bersénieff. Si tu ne sais pas sentir la beauté et l'aimer partout où elle se trouve, elle ne se donnera pas à toi dans tes œuvres. Si une belle vue, une belle musique, ne disent rien à ton âme, si tu ne les sens pas, veux-je dire...

- Je ne discuterai pas avec toi, l'homme au sentiment. Vous êtes un trop grand philosophe pour moi, monsieur le troisième candidat de l'université de Moscou. Moi, vois-tu, je n'aime la beauté que dans les femmes. Voilà !

Et, s'étendant sur le dos, il croisa ses deux mains sous sa tête. -A propos de femmes, demanda Bersénieff après un instant de silence, ton buste de madame Stakhoff avance-t-il?

-

Non, mon cher, il n'avance pas. Cette figure-là est capable de me faire damner. Avec des lignes pures, sévères, il n'est pas difficile d'arriver à une œuvre d'art. Mais, ici, rien de pareil. La chère dame ne prête pas. As-tu remarqué comme elle écoute? aucun de ses traits ne bouge. Ses yeux seuls ont de l'expression, et une expression qui change à chaque instant. Que veux-tu que fasse, avec un visage pareil, un pauvre diable de sculpteur comme moi?

-Oui; mais sa fille est charmante.

Hélène? En effet; seulement c'est un mystère pour moi que

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