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les qualifier, et de dire: Ceci est mal, ceci est bien, ceci est une lâcheté, ceci est un mensonge, ceci est beau, ceci est coupable. Dieu seul sait ce qui sera; nous voyons, nous jugeons ce qui est.

Quelle fin d'ailleurs, après quels moyens! Je suppose que Garibaldi réussisse pleinement à placer l'Italie tout entière sous le sceptre de Victor-Emmanuel, comme la Grèce tomba jadis sous le sceptre de Philippe; je suppose que l'Autriche, effrayée de la menace et peut-être même bientôt de la tentative d'une révolution en Hongrie, ne défende même pas Venise, seule digne et seule privée de l'indépendance; je veux croire que l'Italie échappera aux dangers d'une revanche lamentable et méritée. Que sera-t-elle, privée de la Papauté? Car elle ne peut espérer que la Papauté accepte longtemps ce rôle de captive gardée respectueusement dans Rome comme dans une sorte de seconde république de Saint-Marin, couvent central du monde, qui n'aura bientôt plus que des visiteurs et pas d'habitants. Que sera-t-elle, privée de tous les souvenirs de son passé, gouvernée par ses libérateurs? Que sera-t-elle, exposée à tous les prétendants et environnée des rancunes des nations absolutistes que ses désordres ont eu pour premier effet de réconcilier?

Ah! ce n'est pas là ce qu'avaient rêvé pour elle ses plus grands hommes et ses véritables amis. Qu'en pense l'un d'eux, M. d'Azeglio, longtemps entraîné, mais qui vient de donner sa démission de gouverneur de Milan? Qu'en penserait le comte Balbo? Si nous pouvions l'interroger dans sa tombe, il nous répondrait sans doute ce que Michel-Ange écrivit, dit-on, au pied de la statue d'un des Médicis :

Grato m' è il sonno e più l'esser di sasso:
Mentre che il danno e la vergogna dura.
Non veder, non sentir m'è gran ventura,
Pero non mi destar, deh! parla basso.

Quant à la France, nous ne savons si trois victoires et trois départements la dédommageront longtemps des dangers d'un voisinage menaçant, des douleurs et des embarras du monde catholique et des défiances de l'Europe.

Singulière coïncidence! Le jour même où les journaux nous apportaient le discours pacifique de l'Empereur à Lyon, ils contenaient ces paroles blessantes de lord Palmerston : « Le roi de Sardaigne. n'était point compétent pour céder la Savoie, pas plus que l'Empereur des Français pour l'accepter... Le traité n'a pas été reconnu par les gouvernements des grandes puissances, et, en conséquence, il ne fait pas partie du droit des gens en Europe. »

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Malgré ces mots si aigres, le discours de Marseille, animé, comme celui de Lyon, de l'évidente volonté d'éviter la politique, était encore plus pacifique, et nous nous en félicitons. Mais quand verront-elles la concorde et la paix, ces ondes splendides de la Méditerranée, mêlées de plus de sang que les eaux d'aucune mer, ces ondes qui ont porté nos soldats vers Sébastopol et vers Venise et baignent les rives désolées de la Syrie, la terre toujours tremblante de la Turquie, la Sicile agitée, Naples laissant tomber son roi, qui aurait pu, s'il avait fui, croiser les vaisseaux de la France; Ancône se préparant à un siége; les îles Baléares, d'où partait naguère une insurrection; l'Algérie, dernière grande conquête des armes françaises; le Maroc, si récemment châtié, et le drapeau des Anglais planté sur Gibraltar!

Ce mois n'a pas entendu seulement les discours de Lyon et de Marseille. Août et septembre ont pu compter leurs jours par le nombre des discours.

Si j'avais à donner le prix d'éloquence, il serait assurément mérité sans partage par le beau discours, prononcé le 23 août, à l'Académie, par M. Villemain, inépuisable et incomparable maître du langage français. Qu'on en juge par la manière dont il définit le sujet, que nous aimons à annoncer après lui, du prix de poésie, proposé par l'Académie pour 1861:

<< Pour un autre prix, le prix de poésie, à décerner en 1861, l'Académie n'a pas voulu s'éloigner des événements et des pensées de nos jours. Elle a regardé l'Orient, où partout est inscrit, redouté, espéré le nom de la France, et elle a proposé, comme sujet de méditation poétique, l'Isthme de Suez, c'est-à-dire la première idée, le progrès, l'avenir de ce grand effort, pour hâter en Asie la civilisation de l'Europe, pour accroître la transformation commencée de l'Égypte, pour élever de toutes parts, dans le changement du monde, un obstacle au retour des atroces fureurs qui viennent de désoler la Syrie. Les sentiments généreux sont l'âme du talent. Ni la religion, ni la philosophie, ni le talent, ne peuvent laisser sans leurs bénédictions et leurs vœux tout ce qui doit servir l'humanité dans l'Orient, sur les pas du glorieux drapeau de la France. »

Si j'avais à décerner le prix de morale, je le réserverais volontiers à un petit discours prononcé dans un comice agricole, près de Bordeaux, par M. Solar, sur les moyens d'arrêter l'émigration vers les villes des habitants de la campagne.

Si j'avais à décerner le prix de politique, je l'offrirais à M. Farini, pour un discours sur la décentralisation administrative, publié en partie par la Presse du 6 septembre.

Mais je ne jugerais dignes d'aucun prix, et je rangerais ex æquo tous les discours officiels, que le Times, dans un article du 7 septembre, qualifie avec une sévérité qu'il est douloureux de mériter. Assurément ce serait faire injure à l'Empereur et à l'Impératrice que de supposer un seul instant que ces excès d'adulation leur sont agréables. Ils ont entrepris un voyage magnifique. Rien de plus politique, de plus populaire, de plus intéressant, de plus utile, que les voyages des souverains, à une condition pourtant, c'est qu'ils aient pour but de chercher, de voir, d'entendre la vérité. Les discours d'apparat l'écartent et la déguisent. La charité se gagne, disait excellemment M. de Rémusat dans son discours sur les prix de vertu. Hélas! la flatterie aussi. Elle croît même en raison du carré des distances, plus outrée à cent kilomètres qu'à dix kilomètres de Paris. Dans les jours d'émeute, on voit paraître des figures qu'on ne rencontre que ces jours-là. Dans les jours de fête officielle, on entend aussi des discours qu'on n'entend que ces jours-là, mais qu'on entend toujours ces jours-là. Ils ne produisent plus aucun effet sur celui qui les subit ou sur ceux qui les écoutent, si ce n'est une véritable peine, d'autant plus grande que ces discours tombent de plus haut, de la bouche du président d'un conseil général, ou, dans les circonstances présentes surtout, de la bouche d'un Évêque.

Je retrouvais dernièrement ces paroles sensées d'un discours prononcé à la Chambre des députés, le 3 février 1846 :

« Nous sommes dans une fausse voie pour la rédaction de nos adresses. Ce devrait être des discours d'affaires... Vous en faites des apologies perpétuelles, vous en ferez bientôt des apothéoses. Vous appelez constamment la rhétorique et la pompe des rédactions pour rendre vos pensées. J'approuve dans une certaine mesure telle ou telle chose, mais je ne puis pas prostituer l'éloge d'une manière absolue. »

Ces paroles, que leur auteur lui-même a peut-être oubliées, puisqu'il appelle aujourd'hui non-seulement l'apothéose, mais la romance, m'ont paru bonnes à remettre en mémoire. Elles sont de M. Dupin.

Le Secrétaire de la rédaction: P. DOUHAIRE.

SEPTEMBRE 1860.

15

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BATAILLE DE CASTELFIDARDO

La journée de Castelfidardo, signalée par le triomphe de 60,000 soldats aguerris contre une poignée de volontaires, instruits et réunis en trois mois, cause à Turin un enthousiasme extraordinaire. Il faut que l'éclat du nom de Lamoricière soit bien grand, et que cet homme vaille à lui seul une armée, pour qu'un général, un roi, un peuple, se disent fiers d'avoir été les plus forts à dix contre un ! Les Piémontais, on le voit bien, n'ont pas l'habitude de gagner des victoires à eux seuls.

Pour nous, si nous avions eu l'honneur de compter parmi les soldats du vainqueur de Constantine et de livrer un si bon combat sous un si bon chef pour une si bonne cause, nous sentirions encore, au sein de notre défaite, quelque fierté mêlée à notre douleur, et, offrant à Dieu nos efforts malheureux avec plus de confiance que nos ennemis n'oseront offrir leur triomphe, nous entonnerions sans trouble ces paroles du Te Deum : « Te martyrum candidatus laudat exercitus... In te Domine, speravi, non confundar in æternum. »

Ici même, à Paris, voués à une lutte sans gloire, lutte de journalistes et d'écrivains impuissants, aussi peu nombreux pour nous défendre contre nos adversaires que les soldats romains contre les soldats piémontais, nous monterons notre calvaire, et notre douleur n'est mêlée de honte qu'en entendant les éclats insultants de honteux applaudissements.

L'histoire et la foi nous apprennent à ne pas trembler pour l'Église. Elle a connu des jours plus mauvais, elle se rajeunit dans les épreuves; elle survit à tous les triomphes remportés contre elle. Comme catholiques, nous sommes résignés, de cette résignation vivante et glorieuse, calme et sereine, qui cherche à comprendre et s'apprête

à obéir. « Tant que l'action est en marche et son issue en suspens, la force et l'activité morale prennent tout leur développement; mais, dès que la lutte a cessé, dès que le caractère d'irrévocabilité est venu proclamer la sanction ou la permission divines, le chrétien fléchit devant elles, et, sa volonté s'unissant à la volonté suprême, elle entre, selon la magnifique expression de Bossuet, dans les puissances de Dieu '. >> Voilà ce que nous sommes, ou du moins ce que nous voudrions être, en tant que chrétiens.

Mais, comme Français, comme hommes, il nous faut bien souffrir et rougir.

Comme Français d'abord, car enfin ce sang qui vient de couler sous les coups d'une agression impure et impie, qu'est-ce done? N'est-ce pas du sang français, et du plus généreux? La France en a-t-elle beaucoup d'aussi pur et d'aussi héroïque?

Ce noble Pimodan, qui vient de conquérir une immortelle renommée, qui vient de succomber en héros dans une lutte inégale, n'est-ce pas le vrai type de la chevalerie française? Et, à côté de lui, combien d'autres de nos compatriotes, encore inconnus, ne gisent-ils pas morts ou blessés sur le champ de carnage!

Et d'ailleurs, qui donc a succombé à Castelfidardo? C'est la cause, la politique, la parole de la France, engagées en 1849, renouvelées à la face du monde en 1859.

Il est de mode de dédaigner aujourd'hui l'expédition de Rome. Et cependant, on le voit bien maintenant, sans elle l'Italie serait devenue Autrichienne ou Garibaldienne. Sans elle, peut-être Victor-Emmanuel ne serait pas assis sur le trône; hôte, comme ceux qu'il a détrônés, d'un prince étranger, il embellirait quelque cour allemande du spectacle de ses vertus. L'Italie aurait plus lourdement senti le poids de l'oppression ou les déchirements du désordre. L'Empire français, menacé par l'Italie autrichienne ou débordé par l'Italie révolutionnaire, aurait souffert de ce redoutable voisinage, et l'Empereur, qui profita de l'œuvre de la République, n'aurait pas recueilli, de la reconnaissance des populations catholiques, cet immense appui qui a tant servi la politique et la popularité des premières années de son pouvoir. L'Italie, l'Europe, la France, doivent toutes quelque chose à cette expédition tant décriée.

En 1859, les derniers vestiges de la même politique ont provoqué des paroles et des promesses solennelles. Ces paroles, ces promesses, sont dans toutes les mémoires. Ce que nous avons promis, Lamoricière allait le tenir. Il était la caution dernière de notre honneur. Qui est battu avec lui? C'est notre parole. En vain on se prévaut de la garnison de Rome. Elle garde ce que le Pape aimerait à perdre, sa vie; elle

1 Madame Swetchine, II, 271.

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