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trations pacifiques. Quoi qu'on en ait dit depuis, c'était l'explosion chaque jour plus justifiée de sentiments sincères. On ne conspire pas avec l'enthousiasme, avec la passion de tout un peuple. Que les fauteurs du mal aient pris part pour les corrompre à cette joie des masses, nous n'avons pas besoin qu'ils s'en vantent pour les en croire capables. Mais qu'ils aient préparé, fomenté, organisé ces quinze mois d'allégresse italienne comme une série de coups de théâtre, c'est un conte ridicule inventé pour nous inspirer une trop haute idée de leur scélératesse. Le peuple n'était conduit que par son amour pour un souverain qu'il croyait sérieusement occupé de le rendre heureux.

Qu'on lui eût montré alors ou l'exil de Gaëte ou l'abandon plus triste de 1860, il aurait reculé d'horreur comme devant un crime impossible. A cette date seulement l'unité de l'Italie ne fut pas un leurre. Elle était faite dans l'unanimité des cœurs italiens, qui saluaient Pie IX pontife et roi. Elle était faite d'enthousiasme, sans violence, sans effusion de sang, par le vote universel des âmes. On tentera de la réaliser sous une autre forme; on n'en trouvera pas de plus vraie, de plus touchante, de plus italienne. Tous les États vivaient de la vie de Rome, et chacun d'eux gardait son existence et sa capitale distincte sous une constitution libérale. La religion, la nation, la liberté, se confondaient pour les Italiens dans un seul nom, dans un seul cri qui retentissait de Turin à Palerme : Evviva Pio nono!

Ah! nous ne savons quel avenir Dieu réserve aux générations qui nous remplacent, mais nous n'ambitionnons pas les jours qu'elles ont à vivre en nous rappelant ceux qui nous furent donnés alors. La papauté temporelle avait son 89. La paix était faite, les malentendus dissipés entre la cour de Rome et l'esprit du temps. En Italie, c'étaient les sujets pontificaux qui en profitaient les premiers; hors de l'Italie, c'était l'Église. On ne songea pas alors à lui reprocher l'union des deux pouvoirs, on était loin de la croire incompatible avec le progrès. Le progrès venait d'elle; le prestige de la religion servait merveilleusement la cause générale des réformes. En voyant toutes les puissances s'ébranler parce qu'un des plus petits souverains du continent entreprenait quelques améliorations dans ses États, on comprenait qu'il y avait une autre force dans le monde que les gros budgets et les gros bataillons, et l'idée morale rayonnait de Rome, son vrai centre, sur les gouvernements et sur les peuples. « Dès l'origine de son pontificat, avait dit à Pie IX le cardinal Altieri en inaugurant les travaux de la consulte, Votre Sainteté a entrepris de concilier les progrès de la civilisation du siècle avec les principes éternels de la religion catholique : alliance admirable qui d'un côté assure à l'Église une plus grande indépendance et prépare de nouveaux triomphes à la foi, de l'autre apporte aux peuples la force et le salut et appelle ces belles

contrées à de nouveaux destins'. » Cette alliance se signalait en effet par des miracles; elle excitait la ferveur des plus tièdes, ébranlait les dissidents, gagnait jusqu'aux barbares. On vit un ambassadeur du sultan venir attendre au Quirinal l'audience du Saint-Père. « De même, lui dit-il, qu'aux temps anciens la reine de Saba vint complimenter le roi Salomon, de même l'envoyé de la Sublime Porte vient rendre hommage au pape Pie IX au nom de son maître. » Et le Grand Turc apportait en faveur des chrétiens d'Orient des assurances misérablement démenties depuis, mais dont le pape prenait note solennellement peu de mois après. Les États-Unis et les républiques de l'Amérique du Sud avaient aussi leurs députations et leurs adresses. Sous le sol catholique de la vieille Angleterre germaient de puissantes et nombreuses conversions.

Quant à la France, elle était toute à Pie IX, comme un enfant qui a retrouvé sa mère. Le second schisme d'Occident avait pris fin; après soixante ans d'efforts et de déchirements, un concordat politique tacitement conclu dans les consciences venait compléter l'œuvre du concordat civil. Le siècle s'était fait catholique, et l'on put s'étonner du peu de place que tient l'esprit de Voltaire dans une société qu'il ne domine à certains moments que par l'aveuglement de ses docteurs ou la complicité de ses gouvernements.

LEOPOLD DE GAILLARD.

1 Recueil des actes de N. T. S. P. le Pape Pie IX, texte et traduction publiés par le comité pour la défense de la liberté religieuse, vol. I, p. 233. Paris, chez Lecoffre. Voyez, dans le même Recueil, la belle lettre du Pape aux chrétiens d'Orient du 6 janvier 1848.

LEIBNITZ ET BOSSUET

OEuvres de Leibnitz, publiées pour la première fois d'après les manuscrits originaux, avec des notes et une introduction par A. FOUCHER DE CAREIL (tomes I et II). Paris, Firmin Didot, 1860.

Tout ami des lettres doit saluer ici avec une véritable satisfaction les prémices de l'entreprise la plus grande peut-être qui ait jamais séduit l'imagination d'un jeune savant, et légitimement éveillé la sympathie du public européen. M. de Careil se propose de faire revivre devant nous Leibnitz tout entier. Une édition des œuvres complètes, connues et inédites de Leibnitz, je ne crois pas, en vérité, que rien de plus hardi pût être tenté et que rien de plus curieux pût nous être promis. Car c'est précisément la singularité du génie de Leibnitz, que, tout en essayant d'embrasser dans un même système, avec une étreinte dont la puissance ne fut jamais égalée, la totalité de la nature physique et morale, l'ensemble des choses réelles, idéales et possibles, il s'est toujours abstenu de donner par écrit à ce système son développement tout entier. Chose étrange, l'esprit le plus complet peut-être qui ait jamais paru ne s'est point soucié de laisser sur aucune de ses œuvres le cachet de la perfection et de la plénitude. L'inventeur de tant de méthodes mathématiques et métaphysiques n'a jamais rangé ses propres idées dans un ordre méthodique. Il a promené son lecteur à sa suite, d'un pas rapide et sûr, à travers un dédale de conceptions abstraites et d'érudition sans bornes, mais sans laisser toucher à d'autres mains que la sienne le fil qui le guidait lui-même. Il y a beaucoup de traités importants et de fragments de Leibnitz aucun ouvrage capital qui résume et révèle l'unité même de ses pensées. Il n'y

a point de somme de la science et de la philosophie de Leibnitz. On dirait que par une sorte de coquetterie, tandis qu'il voulait tout connaître et tout expliquer dans la nature, lui seul se refusait à se laisser pénétrer à fond. De là, l'importance d'une entreprise qui, en rassemblant, en coordonnant ces membres épars, leur rendrait la cohésion qui leur manque, et qui, combinant les divers personnages que nous sommes habitués à étudier séparément chez Leibnitz-le philosophe, le moraliste, le géomètre, le physicien, l'érudit, le théologien, le diplomate et même le courtisan,- ferait apparaître devant nous un seul être animé, le géant lui-même, tel qu'il sortit tout armé des mains de Dieu. De là aussi la difficulté de la tâche, qui, pour être bien remplie, exige de celui qui la prend en main presque la même universalité de goûts, sinon de facultés, que chez le modèle qu'il s'agit de reconstruire. Il est des cas où, pour reproduire la nature, il faut presque l'égaler, et où ressusciter est presque aussi difficile que créer. C'est Cuvier seul qui sait rassembler et mettre en place les ossements gigantesques et les puissantes nageoires de Léviathan.

Ab Jove principium;

C'est par la théologie que M. de Careil a commencé. Les écrits qui remplissent ces deux volumes, les uns inédits, les autres déjà publiés, mais enrichis de notes savantes et corrigés par une soigneuse révision, ont tous trait à des matières religieuses. Si la classification antique qui donne le pas à la théologie sur toutes les autres matières n'avait toutes sortes de droits à notre respect, nous nous permettrions peut-être de critiquer cette disposition, qui causera, j'en suis sûr, quelque surprise au public savant. Les écrits théologiques de Leibnitz ne sont, en effet, ni les premiers dans l'ordre de date, ni les plus remarquables dans l'ordre du mérite, de tous ceux qui sont sortis de sa plume. Ce n'est point par des sujets religieux qu'il a débuté dans sa brillante carrière; ce n'est pas en ce genre qu'il a jeté son plus grand éclat, ou laissé la trace la plus profonde. Il n'a point fait don à la théologie de découvertes aussi fécondes que le calcul infinitésimal, ou de problèmes qui aient causé autant de retentissement que l'optimisme ou la monadologie. Pourquoi ouvrir la série de ses œuvres par ce qui n'en fut ni le début ni le résumé, et donner le pas à des travaux accessoires d'une valeur douteuse, sur tant d'autres qui ont plus tôt, plus constamment, plus glorieusement rempli sa laborieuse existence?

Nous voyons encore un autre inconvénient à cette distribution de matières. Les écrits théologiques de Leibnitz consistent presque exclusivement en correspondances. Ce sont les pièces de la négociation

dont il fut un instant l'intermédiaire pour la réconciliation des diverses communions chrétiennes. Or les correspondances sont admirables pour nous faire pénétrer dans le caractère intime des hommes dont nous connaissons déjà bien la vie et les œuvres. Mais, par ellesmêmes, ce sont toujours des documents obscurs et d'une intelligence difficile. La raison en est simple : les gens qui s'écrivent d'ordinaire se connaissent et s'entendent à demi-mot; les événements contemporains leur sont familiers; ils ne perdent point de temps à se raconter, à s'expliquer les uns aux autres les choses qu'ils savent d'avance; faits et idées, par conséquent, ne sont en général traités dans les correspondances que par des allusions dont le sens échappe souvent à la postérité moins bien informée. Celles que publie aujourd'hui M. de Careil ne sont point exemptes de cet inconvénient. Leibnitz y apparaît dans la maturité de l'âge, dans l'éclat de sa renommée : il parle avec la double autorité d'un philosophe en crédit et du conseiller fort écouté d'une cour importante d'Allemagne; ses interlocuteurs le traitent avec tous les égards dus à l'illustration et à l'influence. Dans le cours des discussions qu'il soutient, il fait intervenir plusieurs des principes bien connus de son système métaphysique; il les expose brièvement comme des idées déjà familières à ceux à qui il parle, et qu'il leur rappelle plutôt qu'il ne les leur enseigne. Cette manière d'être jeté, pour ainsi dire, in medias res, surprend un peu le lecteur novice et lui paraît plus conforme aux habitudes aventureuses de l'art dramatique qu'aux saines règles de l'érudition, laquelle aime à marcher à pas comptés, en mesurant, à chaque fois, d'avance, la place où elle pose le pied. Peu d'entre nous possèdent assez le détail de la vie de Leibnitz ou le secret de ses opinions, pour se rendre un compte bien exact du rôle que nous voyons jouer à ce bourgeois laïque et savant, entre des empereurs, des princesses et des prélats, et des relations qu'on peut établir entre le système des monades et la théologie scolastique. Il en résulte que bien souvent nous ne savons ni qui parle, ni de quoi on nous parle. C'est un embarras auquel M. de Careil est trop étranger pour y suffisamment compatir. Voilà dix ans qu'il vit avec Leibnitz, et que la bibliothèque de Hanovre est sa résidence habituelle. Il connaît le moindre des linéaments du visage de son héros, et déchiffre à première vue (ce qui n'est pas le moins méritoire), son plus informe griffonnage. Aussi nous ne sommes pas étonné que, dans ses savantes introductions et dans ses notes pleines de substance, il se joue de bien des difficultés qui, nous autres ignorants, nous arrêtent. Mais nous demeurons convaincu que toutes ces connaissances acquises par un si estimable labeur nous auraient porté plus de secours s'il les eût condensées en tête de sa publication dans une biographie détaillée, comme lui seul pouvait la faire, que disséminées

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