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l'Orient et ceux de l'Europe. Un siècle, âgé de soixante ans, doit repousser les aventures et les aventuriers; il est mûr pour juger les conséquences des principes qu'il pose, ou qu'il laisse poser devant lui. Eh bien, il n'y a pas un des faits accomplis depuis un an qui ne renferme en puissance tous les périls et toutes les menaces contre lesquels le gouvernement s'était donné mission, il y a dix ans, de protéger le monde et la France elle-même.

Ce n'est pas assurément la coexistence du bien et du mal, de l'ordre et du désordre, qui nous paraît nouvelle et redoutable; cette coexistence est vieille comme le monde, et durera autant que lui. Il y a toujours eu, à fond de cale de toutes les sociétés, des hommes s'efforçant de briser à coups de hache le navire qui les porte, au risque de s'ensevelir dans l'abîme avec lui. Il y a toujours eu, dans une sphère morale plus élevée, des hommes égarés par les chimères d'une fausse philanthropie, rêvant une société sans freins, sans institutions, sans lois, sans Dieu. Ces hommes changent de nom d'âge en åge, ils ne changent ni de caractère ni de rôle. Mais ce qui est inouï, à l'heure où nous vivons, ce qui distingue, d'une façon qui épouvante l'esprit, l'œuvre à laquelle nous assistons, c'est que la résistance n'est nulle part, et que la complicité est partout. La résistance n'est plus dans les rois, qui se jalousent et se dépouillent les uns les autres, comme des brigands au coin des bois; elle n'est plus dans les gouvernements, qui se troublent et chancellent devant la première attaque, qui n'ont plus foi en eux-mêmes, qui ne connaissent et n'appliquent plus les principes élémentaires du droit public et du droit des gens, qui se cramponnent à un absolutisme sans intelligence, ou se laissent aller à merci devant le premier venu; elle n'est plus dans cette presse qui ambitionnait jadis le double titre de conservatrice et de libérale. Enfin, j'oserai l'avouer, et mon aveu rendra à ceux qu'il peut blesser le service de les disculper, du moins, du reproche étrange d'ingratitude envers le pouvoir : la condescendance s'est glissée chez quelques-uns des vénérables gardiens de la conscience publique. Eux aussi, les ministres de la vérité, ils se sont laissé surprendre par la ruse et par le mensonge; leurs félicitations auront accompagné jusqu'à sa dernière étape la politique qui devait infailliblement aboutir à la destruction du Saint-Siége!

Et maintenant, que chacun aille jusqu'au bout de la carrière qu'il s'est choisie; que les triomphateurs du moment se plongent jusqu'à l'ivresse dans les délices de l'iniquité victorieuse! Notre deuil et nos ruines ne leur envient rien. Qu'ils renversent, trahissent et détrônent à leur gré. Ils ne détrôneront pas Dieu. Dieu les voit et les juge. Cela suffit.

Je serai du parti qu'affligera le sort!

C'est le cri d'un des personnages de Corneille. Nous ne nous trouvons pas humiliés de le répéter après lui. Vos succès et vos insultes ne nous feront ni pâlir ni rougir. Nos cœurs resteront plus fidèles que jamais à Pie IX, à la majesté des malheurs qui vont se multiplier sous vos coups; nos cœurs seront avec le héros chrétien dont l'incomparable dévouement, parmi tant de lâches abandons, console notre foi de catholiques et notre honneur de Français; nos cœurs seront avec cette noble jeunesse qui est venue se ranger autour de lui, et que vous poursuivez vainement de vos abjects outrages. La patrie ne les renier pas plus que la religion! Ce n'est pas à vous qu'il appartient d comprendre le caractère universel de la catholicité, ce n'est pas à vo u que nous essayerons de faire sentir qu'il ne peut rien y avoir d'étranger entre deux hommes, quand l'un dit en s'agenouillant : « Mon père! » et quand l'autre, étendant la main pour bénir, répond « Mon fils! » Il faut à votre tour vous y résigner la grandeur morale est là. Et non-seulement nous lui demeurerons fidèles, mais, à votre étonnement, si vous pouviez pénétrer le fond de nos âmes, nous demeurerons confiants dans l'avenir. Le comte de Maistre disait de ces glorieuses entreprises dont le nom vous irrite: « Aucune croisade n'a réussi, mais toutes les croisades ensemble ont réussi. » Nous aussi, nous disons: Les honnêtes gens, dans le court espace qu'il leur est donné de vivre, succombent souvent; mais, dans le développement et dans le résultat définitif des siècles, c'est l'honnêteté qui prévaut. Nous nous reposons sur cette loi: dès que le règne de l'honnêteté aura commencé, nous savons d'avance que le vôtre aura fini.

A. DE FALLOUX.

P. S. M. de Falloux est absent de Paris au moment où cet article s'imprime. Sans cette regrettable circonstance, il n'eût certainement pas manqué de flétrir, comme ils le méritent, les tristes et abominables événements dont chaque courrier d'Italie nous apporte désormais la nouvelle.

Le Secrétaire de la Rédaction,

P. DOUHAIRE.

LE CATHOLICISME

ET

LE JANSÉNISME EN HOLLANDE

AU POINT DE VUE PUSĖYSTE

1

En ouvrant, il y a environ un an, un journal belge, j'y lus avec surprise que deux ou trois chanoines d'Utrecht venaient d'y consacrer (c'était le mot), un nouvel archevêque, pour ne pas laisser tomber en déshérence la petite église janséniste de Hollande, qui végète obscurément dans l'antique métropole ecclésiastique des Bataves. Le rédacteur de ce fait-Bruxelles avait cru devoir accompagner la nouvelle de quelques explications destinées à faire comprendre aux lecteurs de quoi il s'agissait. J'avais déjà oublié cette étrange consécration épiscopale, lorsque je reçus de Londres un ouvrage portant le titre suivant: Histoire de l'Église soi-disant janseniste de Hollande, précédée d'une Introduction sur les temps primitifs et sur les Frères de la vie commune, par le révérend J. M. Neale. Pour le coup, je me sentis vraiment intrigué: soi-disant janséniste, voilà un titre qui promet. Comment, me disais-je, le grand Arnauld et Quesnel, van Espen et van Heussen, Rovenius et Neercassel, Varlet et Barchmann Wuytiers, n'auraient pas été vraiment jansénistes? Décidément il faut que je sache le fin du fin, le pourquoi du pourquoi. Autre sujet de curiosité : le nom de l'auteur. Bien que M. Neale eut déjà publié une Histoire de l'Église orientale, je ne connaissais de lui que de charmants petits livres pour les enfants, livres dont l'esprit chrétien, puisé aux meilleures sources, ferait honneur au catholique le plus catholique. Serait-ce le même écrivain, ou bien quelque ministre écossais, forte

ment saturé d'un calvinisme farouche, et qu'aurait attiré vers le schisme d'Utrecht l'analogie des doctrines? Dès les premières pages, je restai convaincu que j'avais affaire à un puséyste; mais les dernières me montrèrent un vrai protestant de la vieille roche : nouvelle cause de surprise. Si le lecteur veut bien me suivre, il partagera peutêtre mon étonnement.

Ι

Pou r quiconque porte en soi le plus faible amour de la vérité religieuse, je ne sache pas de spectacle plus émouvant que celui de ces pèlerins qui, placés en dehors de l'Eglise, s'en vont cherchant péniblement leur voie, et désirant par-dessus tout se rattacher par quelque côté à l'unité chrétienne. Dire par quels incroyables efforts du cœur et de l'intelligence ils parviennent à se tromper longtemps eux-mêmes sans réussir à faire illusion aux autres; exposer les étranges systèmes auxquels ils ont recours pour satisfaire à demi leur conscience inquiète, ce serait le but d'un travail intéressant qui ne peut trouver sa place ici pour le moment. L'anglicanisme surtout s'est donné pleine carrière à cet égard, et, depuis le dix-septième siècle jusqu'à nos jours, ses théologiens les plus célèbres se sont mis l'esprit à la torture pour revendiquer ce titre de catholique que chaque Église s'obstine opiniâtrément à leur refuser.

Je n'hésite pas à le dire, c'est à cette même soif de catholicité, plus prononcée encore chez les puséystes, que nous devons le livre de M. Neale, dont la première moitié contredit la dernière. Ici, amour ardent, admiration sincère pour les œuvres et les institutions fondées en Hollande par l'Eglise du moyen âge sous l'inspiration du SaintSiége; là, injures et imputations calomnieuses jetées aux pontifes romains ici, haine de la Réforme et de ses funestes conséquences; là, sympathie non moins profonde pour ce jansénisme batave dont les racines puisent néanmoins leur aliment dans le calvinisme pur : ici, acceptation complète des dogmes et de la liturgie catholiques; là, aversion non moins avouée pour les missionnaires, qui, au péril de leur vie, ont contribué depuis trois siècles à les maintenir inviolables parmi des populations attaquées de toutes parts par le protestantisme dominateur et triomphant. Que de contradictions! que de combats intérieurs! que d'angoisses secrètes ne révèlent pas, au fond, de pareilles erreurs chez un homme auquel il est impossible de refuser la bonne foi et un désir consciencieux de parvenir à la connaissance de

la vérité! Et c'est précisément ce dernier trait qui lui donne des droits à notre respect et à un examen sérieux, impartial, de son ouvrage. Même quand elle se trompe, une âme humaine a tant de prix, qu'elle vaut tout le sang d'un Dieu : c'est bien le moins que nous lui accordions la part de charité que comportent les droits non moins sacrés de la vérité. Ici la tâche est d'autant plus facile que la première partie de ce livre, nous le répétons, est essentiellement catholique.

On a dit de l'Angleterre qu'elle avait été formée par les moines; à plus forte raison pourrait-on l'affirmer de la Hollande. Aussi un descendant des bénédictins s'émerveille-t-il devant «l'étonnante fécondité des ordres monastiques sur ce sol à peine émergé. Tous s'y rencontrent dès leur origine : les enfants de saint Benoit, pendant dix siècles, ouvrent et affermissent toutes les voies; Citeaux, Prémontré, le Carmel, saint Augustin, saint Dominique et saint François, les croisiers, les alexiens, les cellistes, les antonites, les chartreux, les nombreux et florissants béguinages qui persévèrent encore au centre d'Amsterdam, les commanderies de Saint-Jean, que perpétuent à leur manière les chevaliers protestants d'Utrecht; jusqu'aux malheureux templiers, dont on voit des ruines aux confins les plus lointains, tout florissait sur cette terre fangeuse, sous ce ciel septentrional. La Frise avait quatre-vingt-dix monastères et abbayes; dans la seule province d'Utrecht, on a compté cent quatre-vingt-huit fondations de tous les ordres; et combien de noms et de traces sont effacés par la mer, les tempêtes et les débâcles'! »

A la tête de ces grandes générations ou dynasties monastiques se montrent saint Willibrord et saint Boniface, tous deux martyrs de leur zèle pour la Hollande. Les polders ou digues élevées contre les invasions de la mer leur doivent probablement leur première existence. « A en croire une ancienne tradition, saint Willibrord, en cheminant pour la première fois sur la berge des fleuves et le long des grèves, laissait derrière lui l'empreinte de ses pas et la traînée de son bâton; et, à mesure qu'il avançait, les canaux se creusaient à droite et à gauche, les digues poussaient sous ses pieds, les dunes montaient, et tous les polders se dessinaient. S'il y a dans ce peuple, me disait un observateur, un fonds de constance, de régularité, de patience si imperturbable, c'est en partie le fruit de sa vieille éducation claustrale. L'état religieux est le démiurge batave, le père et le patron de ces cités et de ces institutions façonnées à sa ressemblance. On sait qu'il a été, et dans ses jours les plus mauvais, deux ou trois fois le sauveur du catholicisme hollandais 2. »

1 D. Pitra, la Hollande catholique, p. 76.

2 Idem.

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