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nouveaux de circulation. Ce qui le soutient, c'est qu'il existe et qu'il produit. Et l'on ne peut prétendre, en effet, que les hommes chargés de pourvoir aux dépenses communes suppriment d'un trait de plume, et sans avoir avisé aux moyens de les remplacer, les sources de revenus qui leur permettent de faire face à ces dépenses. Mais l'on peut affirmer que leur devoir est de songer à ce remplacement,, et l'on peut affirmer aussi qu'il est en leur pouvoir d'y réussir. A ceux qui objecteraient « l'impossibilité administrative de trouver mieux, et de faire autrement, » ce rempart habituel de tout ce qui doit tomber, a ce palladium de tous les abus, » nous répondrions, avec M. de Naeyer, qu'il n'y a qu'une « impossibilité bien démontrée : c'est celle de trouver pis. » Et à ceux qui traiteraient cette affirmation de parole en l'air, et qui se retrancheraient derrière l'expérience des gens pratiques, nous ne serions nullement embarrassé de montrer, et en grand nombre, des hommes pratiques et expérimentés auxquels la pratique et l'expérience ont appris précisément ce que l'étude théorique nous enseigne. On peut se tenir en garde contre l'enthousiaste rapporteur du projet de M. Frère, s'écriant qu'il faut courir sus « à la proie malfaisante des octrois. » Et l'on peut se méfier d'un boucher, cité par M. Frère lui-même (à l'appui d'une assez étrange et inconséquente idée, du reste), qui se révolte contre «< ce spectacle sauvage de douze cents baïonnettes préposées à empêcher l'introduction de la denrée; » bien qu'à coup sûr il puisse y avoir, aux yeux de tout le monde comme aux yeux de ce boucher et aux nôtres, un meilleur emploi à faire des «< baïonnettes intelligentes. » Mais ce n'est ni l'intérêt, ni l'esprit de système, ni l'entraînement de l'inexpérience, qui peuvent être accusés d'avoir dicté à un fonctionnaire distingué, ancien maire, et excellent maire, de l'un des arrondissements de Paris, les réflexions que voici, et que nous reproduisons d'autant plus volontiers qu'elles ont été faites, comme les nôtres, à propos de la discussion des Chambres belges':

Comme toutes les contributions indirectes, dit l'honorable M. Vée, les octrois sont un instrument sans égal pour aider à lever de grosses sommes dans les petites bourses, mais comme pour elles aussi la perception en est des plus coûteuses; ils exigent la mise sur pied d'une armée d'hommes actifs et intelligents qui se trouvent ainsi enlevés à l'agriculture, au commerce et à l'industrie; ils présentent à la fraude des occasions qu'elle saisit trop avidement, et exercent une fâcheuse influence même sur les citoyens honnêtes par des actes réitérés de surveillance, nécessaires et légitimes sans doute, mais qui, toujours considérés comme vexatoires, entretiennent un fâcheux sentiment d'irritation contre l'autorité établie.

Nous extrayons ce passage du compte rendu de la Société d'économie politique. Séance du 5 juin 1860. M. Vée a donné son opinion par écrit.

« Ces dernières considérations nous amènent à un rapprochement évident entre les inconvénients causés par la perception des droits d'octroi et celle des impôts douaniers. Qu'est-ce autre chose au fond que les barrières et les murs d'octroi, sinon une multitude de petites lignes de douanes intérieures? Sans doute, et c'est merveille, on n'a pas encore eu l'idée de les faire servir à la protection de l'industrie municipale 1; mais tout le monde convient qu'elles entravent et gênent considérablement cette industrie. Elles en rendent même quelques branches complétement impossibles dans l'intérieur des villes; et un écrivain qui s'est donné mission de soutenir que Paris devait être une place de luxe pour les riches oisifs, en prend texte chaque jour pour glorifier les bons effets de l'octroi établi, dont il déplore cependant encore l'insuffisance pour en chasser toutes les manufactures. Ces idées peuvent être politiques, mais elles ne sont certainement pas économiques.

<«< Ces lignes d'octroi ne gênent pas seulement l'industrie à l'intérieur des villes; elles sont, même en dehors, un obstacle notable à la circulation. Je connais une usine de la banlieue qui a des livraisons journalières à faire dans une autre commune placée à un point opposé du département. La traversée de Paris en ligne directe épargnerait une demi-journée de marche; mais il faudrait remplir des formalités gênantes, prendre un passe-debout et payer un employé pour la conduite; on a préféré allonger le voyage, ce qui a nécessité une augmentation du matériel en chevaux et voitures. Que de forces vives ainsi perdues par la gêne artificielle créée par le mode suivi pour la perception des revenus municipaux de nos grandes villes! - gêne qui se reproduit chaque jour, en tous lieux, et sous une multitude de formes; et l'étude des moyens qui pourraient permettre de les supprimer ne se lie-t-elle pas ainsi, non plus seulement aux intérêts locaux, mais à l'ensemble des transactions industrielles et à la liberté du travail et des échanges dans le pays tout entier? »

Telle est l'opinion mûrement réfléchie d'un administrateur éclairé de la plus colossale ville à octroi du monde entier. Telle était aussi celle du premier administrateur de la principale ville à octroi de la Belgique, M. Charles de Brouckère. Cet homme éminent, dont sa patrie entière déplorait naguère la perte comme une calamité nationale, dont la presse de toutes les nuances était unanime à célébrer et la capacité hors ligne et le noble caractère, et dont les funérailles pures de toutes pompes mensongères et factices offraient le rare et émouvant spectacle de toutes les classes de la population confondues dans un même hommage et dans un même deuil, n'était pas assurément un rêveur et un déclamateur. C'était avant tout un homme d'affaires, habitué à voir les choses comme elles sont, à les traiter comme elles doivent être traitées, et qui, dans l'industrie privée comme dans

Ceci n'est pas tout à fait exact. En Belgique, plusieurs tarifs d'octroi étaient protecteurs, et, en France, la Société forestière se plaint de ce que l'octroi de Paris favorise la houille.

le maniement de l'administration communale ou dans la direction des services publics qui lui furent tour à tour confiés1, avait su toujours, malgré sa science de mathématicien et d'économiste (ou à cause d'elle peut-être), se montrer le plus positif et le moins chimérique des esprits. Chargé, en 1847, avec les hommes les plus compétents de son pays (et dans le nombre deux directeurs d'octroi, celui de Bruxelles et celui de Gand), de préparer le premier grand travail qui ait été fait sur ce sujet déjà alors à l'ordre du jour, le célèbre bourgmestre y traitait les villes à octroi, et la sienne la première, avec cette rude mais salutaire franchise qui n'épargnait pas plus les corps que les individus et les personnes que les choses; et il déclarait net, après avoir rappelé que « la théorie condamne IMPITOYABLEMENT les octrois, » qu'il « est impossible de prélever au profit des communes un impôt indirect SANS LE RÉPARTIR ARBITRAIREMENT. » Il montrait la perception absorbant «< de 10 à 33 pour 100 du produit brut, » les gênes et les entraves poussées à ce point, « qu'une bouteille de liqueur portée de Bruxelles à Liége exigeait six déclarations, six visites et six payements de droits; » et il affirmait que l'idée de « réviser les tarifs et de modifier les règlements d'après des principes rationnels était

UNE UTOPIE.»

Le rapport collectif, différent de son rapport personnel en plus d'un point, et notamment en ce qui touche aux modes de remplacement à préférer, disait la même chose quant à l'urgence de ce remplacement, et constatait également, à l'unanimité des membres de la commission, et comme la première chose sur laquelle ils fussent tombés d'accord, l'impossibilité « de s'arrêter à une révision, » et la nécessité d'une « suppression » totale. Il indiquait même, comme « reconnu » par tous, « qu'il fallait recourir à l'impôt direct pour renverser les barrières intérieures. » Nous nous bornons, pour le moment, à énoncer cette indication, n'en étant pas encore à discuter les voies et moyens, et ne voulant pas mêler les questions. Celle que nous nous sommes posée était de savoir si la suppression des octrois, demandée par le ministère belge et votée par le parlement, était nécessaire, et si elle était réalisable. Nous croyons que cette question est tranchée, ou que jamais question ne le sera. Après tant de raisons, après tant de témoignages, nul doute n'est possible, et tout ce que nous pourrions ajouter serait superflu. M. Frère Orban avait raison de condamner les octrois, et il avait raison de penser qu'ils devaient disparaître. Il avait raison aussi de penser que cette disparition pouvait se faire sans porter atteinte aux recettes des villes ni aux facultés des contri

1 M. de Brouckère a été notamment ministre des finances, de l'intérieur et de la guerre.

buables; car il est élémentaire qu'un mauvais impôt peut toujours être remplacé par un meilleur, non-seulement sans perte pour peronne, mais avec bénéfice pour tout le monde. L'impôt n'a pas la vertu de «< rien créer, » comme l'observait très-bien M. de Naeyer, et « l'octroi, » en particulier, « ne fait pas pleuvoir l'argent du ciel. » Il se borne à « le prendre dans la poche du contribuable. » La poche du contribuable n'est pas moins bien garnie, parce qu'on a changé le « procédé » pour y prendre; et la richesse privée, qui fournit aujourd'hui, sous une forme défectueuse, le montant de l'impôt actuellement prélevé sur elle, n'aura pas cessé demain, parce qu'on le lui demandera sous une forme moins défectueuse, de pouvoir fournir ce montant. C'est ce que l'on oublie, beaucoup trop aisément, lors que, comme on le fait tous les jours, on confond la taxe, qui procure les ressources, avec les ressources elles-mêmes, qui rendent la taxe possible, et lorsque, en conséquence de cette confusion, on oppose obstinément, comme une fin de non-recevoir invincible, à toute modification dans le système des contributions, non pas la supériorité des contributions existantes sur les contributions proposées, mais la nécessité de «< conserver le produit » qu'on obtient d'elles. C'est tout simplement, qu'on nous pardonne l'expression, refuser de changer un seau pesant, incommode et percé de mille trous, contre un moins lourd et moins avarié, par la crainte de ne pouvoir, avec celui-ci, tirer autant d'eau du puits où l'on puise. C'est même pis, et la comparaison est bien au-dessous de la vérité, car le vice des mauvais impôts n'est pas seulement de percevoir mal et chèrement, mais aussi et surtout de contrarier la formation de la matière imposable. A moins donc qu'il ne s'agisse de le remplacer par un plus vicieux, la suppression d'un impôt reconnu vicieux est nécessairement, et à double titre, et pour la perception et pour le contribuable, une bonne affaire; et « la question d'abolition n'est, comme le disait encore M. de Naeyer, qu'une question de forme et de mode. » C'est cette question de forme qui a fait tous les frais du long débat auquel se sont livrés nos voisins, et c'est elle que nous avons maintenant à examiner.

FREDERIC PASSY.

La suite au prochain numéro.

MADAME SVETCHINE

ET

LA CRITIQUE EN RUSSIE

Deux partis divisent le monde littéraire russe : le parti slavophile et le parti occidental.

Pour les slavophiles, tels que les a récemment dépeints un écrivain anonyme1, la marche historique de la nation a été faussée depuis Pierre I on a vainement essayé de lui inoculer les idées, les institutions et les formes qui, nées ailleurs de la vie même du peuple, chèrement conquises par le sang, le sacrifice et l'expérience, ne peuvent que dépérir en Russie, comme des plantes de serre chaude artificiellement transportées sous une autre latitude, au milieu d'un autre climat. Les slavophiles prétendent se rejeter d'un siècle et demi en arrière et reprendre la trame interrompue de la destinée nationale. Les souvenirs anciens prennent à leurs yeux les nuances les plus vives et les plus séduisantes; à les entendre, c'est en faisant passer dans la réalité présente l'application des mêmes errements que la Russie saura se préserver de l'invasion du matérialisme, et que le colosse du Nord cessera d'étouffer dans les liens factices que lui impose l'imitation servile de l'Occident. Tous les problèmes qui tourmentent le monde ont été depuis longtemps, selon eux, résolus en Russie : la fraternité y régnait à l'ombre de la foi; le peuple, naïf et dévoué, était le modèle de la pureté et du patriotisme; enfin la commune réalisait l'application prati

La Russie en 1859; Naumbourg, p. 31.

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