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les travaux agricoles, par l'invention et la mise en pratique d'une foule de machines et d'instruments perfectionnés, dont les services se généralisent chaque jour davantage.

Ce sont là des faits si bien établis, que ne pas les apercevoir ou les nier constituerait une preuve d'ignorance ou de mauvaise foi qui ne mériterait plus les honneurs d'une discussion. En contester l'influence considérable sur le progrès agricole serait une autre preuve d'ignorance ou de faux jugement dont la vue de nos campagnes, les témoignages des agronomes et les documents de la statistique feraient également justice.

Il n'est donc pas contestable que, sous ces trois points de vue, la science agricole ne soit en progrès marqué, et ne l'emporte sur les époques précédentes.

S'il n'y avait pas d'autres éléments de la prospérité agricole que ceux que nous venons d'énumérer, la question nous paraîtrait résolue.

Mais, ce qu'oublient trop aisément et les partisans et les adversaires de 89, et ceux qui crient à la nuit et ceux qui crient à la lumière, c'est que la prospérité de l'agriculture dépend de bien d'autres causes et tient à bien d'autres conditions.

Sans doute, il est bon pour l'agriculture d'avoir d'excellentes routes, de recevoir les amendements et les engrais les mieux appropriés aux conditions du sol, d'employer les machines et les outils les plus commodes, les moins coûteux, les plus utiles.

Mais il est un instrument auquel on ne songe pas assez et qui est cependant nécessaire à tous les autres, parce qu'aucun d'eux ne peut se passer de lui, et que lui, au contraire, peut se passer de tous. Cet instrument précieux, indispensable, c'est la main qui met les instruments agricoles en œuvre, c'est l'ouvrier, c'est l'agriculteur, c'est l'homme. Or, pour produire son œuvre, pour concourir à la prospérité de l'agriculture, dont il est en réalité le premier et le plus indispensable artisan, cet instrument a besoin aussi de certaines qualités sans lesquelles il y devient impropre.

Un corps robuste et endurci aux fatigues, sobre, patient, accoutumé à vivre de peu. Et, avec cela, l'économie, la prévoyance, l'esprit de famille, l'attachement au sol et à la profession, la moralité, et, pour la garantie et le maintien de ces qualités, les convictions et les pratiques religieuses.

Peut-on constater sous ce rapport un progrès semblable à celui que nous avons reconnu précédemment? Nous en doutons fort pour notre compte. Mais, comme c'est là une question délicate, difficile, nous nous contenterons d'avoir établi que, dans l'appréciation des conditions de prospérité de l'agriculture, celle-là doit occuper le premier rang, et que tout jugement dans lequel il n'en est pas tenu compte est fatalement entaché d'imperfection et

d'erreur.

Il y a du reste un moyen décisif de mettre en évidence combien cette dernière considération l'emporte sur toutes les autres réunies.

Supposez d'un côté une population rurale saine, honnête, religieuse, sobre, patiente, dans laquelle l'esprit de famille se conserve, et conserve avec lui la bonne intelligence, le concours fraternel, le respect de l'autorité, les habitudes d'ordre et de prévoyance.

Placez en regard une population agricole déjà atteinte par la corruption des cités, livrée au libertinage, ayant le goût du luxe et de la dépense, sans esprit de famille et sans subordination, aspirant à quitter une profession qu'elle a en dégoût et en mépris, pour la vie aventureuse des villes ou les gros salaires de l'industrie; puis, demandez au premier fermier venu dans laquelle de ces deux contrées il préférerait cultiver une terre; au premier propriétaire venu, dans laquelle il préférerait posséder un domaine; au premier agronome venu, dans laquelle on serait sûr de trouver l'agriculture la plus florissante. Aucun n'hésitera dans sa réponse, et les réponses seront unanimes.

Il y a donc dans l'agriculture autre chose que la science, autre chose que les instruments et les machines perfectionnées, autre chose que les capitaux; il y a les qualités morales du cultivateur. Il y a, de plus, l'état politique du pays, et le régime légal et économique de la propriété.

Pour ménager l'espace dont nous pouvons disposer ici, au lieu de scruter et d'approfondir ces questions considérables, dont la discussion nous entraînerait dans des développements hors de proportion avec les limites de cet article, bornons-nous à en faire ressortir les conséquences essentielles par un exemple qui les mette clairement sous les yeux.

Qu'on nous permette pour cela une supposition.

Imaginons un pays où la loi, provoquant elle-même la division de la propriété, la morcelle indéfiniment et la fait passer sans cesse d'une main à l'autre;

Un pays où cette propriété, écrasée de charges et d'impôts, gênée par des restrictions multipliées, voit insensiblement les bras et les capitaux s'éloigner des champs pour se porter vers les villes, attirés qu'ils y sont par les avantages de toutes sortes accordés aux industries qui s'y concentrent et aux spéculations qu'on y favorise;

Un pays où une centralisation jalouse et excessive, voulant tout administrer et mettre la main sur tout, absorbe tous les pouvoirs, détruit toutes les influences, décourage et éteint partout la vie et l'action individuelle ou collective; et, succombant elle-même sous le fardeau qu'elle s'impose, ne fait rien et empêche qu'on ne fasse quelque chose;

Un pays où les grands propriétaires, depouillés de toute participation réelle à la gestion des intérêts locaux et provinciaux, et par là même de toute influence et de toute ambition généreuse, sont amenés à se concentrer dans l'égoïsme de leurs intérêts personnels, ou à déserter les campagnes, qu'ils prennent en dégoût et auxquelles rien ne les attache.

En regard d'un pays ainsi constitué, imaginez-en un autre où la propriété, protégée par des lois sages et prévoyantes, se transmet généralement dans les mêmes familles; où le cultivateur, à l'abri d'impôts écrasants, de mesures restrictives, gênantes, cultive et administre son bien en pleine liberté, et ne sent l'action du gouvernement que par les encoura gements et les secours qu'il en reçoit au besoin; où les grands propriétaires, n'ayant pas à craindre de se heurter sans cesse à une administration susceptible, tracassière, qui s'offusque et s'effarouche de toute entreprise, de toute notabilité ne portant pas sa livrée ou son empreinte, cherchent à

donner l'impulsion au progrès, soit par leurs exemples personnels, soit en groupant en vue d'un intérêt général les intérêts isolés, et trouvent dans cette légitime ambition, dans ces généreuses initiatives, les liens honorables qui attachent à une contrée où on se sent utile, et qui paye en considération et en influence héréditaires les services qu'on lui rend.

Sera-t-il difficile de prononcer dans lequel de ces deux pays la terre sera mieux cultivée et l'agricullure plus en faveur; dans lequel on verra entreprendre plus de ces grands travaux d'entretien ou d'amélioration qui donnent la vie et le progrès à tout une contrée, mais que les forces isolées et individuelles sont impuissantes à mener à fin; dans lequel, en un mot, l'agriculture sera plus florissante et plus prospère?

On le voit donc, le progrès agricole dépend d'une foule d'éléments divers qu'il faut tous prendre en considération, si l'on veut apprécier ce progrės, ou, ce qui vaut beaucoup mieux, si l'on cherche à le favoriser, à y concourir.

C'est pour ne pas tenir compte de cette vérité pourtant si évidente que les écrivains, les cultivateurs, les agronomes et même les gouvernements, tombent dans tant d'erreurs, et souvent s'égarent et s'opiniâtrent dans tant de mesures funestes et fatales.

Ce serait donc rendre un éminent service que d'éclairer sur ce point l'opinion. Or c'est précisément ce service que M. Gossin a voulu rendre en publiant l'ouvrage qui donne lieu à cet article. Les considérations dans lesquelles nous venons d'entrer nous ont moins éloigné de son livre qu'on n'a pu le penser d'abord, puisqu'elles ont servi à établir les principes sur lesquels ce livre repose et à donner à l'avance une idée de l'esprit qui l'a inspiré.

M. Gossin, qui a fait de la science agricole l'étude de toute sa vie, soit dans le silence du cabinet, soit dans la pratique des exploitations rurales, n'a pas voulu séparer, et nous l'en louons de toutes nos forces, la question morale de la question économique et scientifique.

Tout en traitant, avec la supériorité que donnent la science et l'expérience, les questions spéciales de pratique agricole et d'économie rurale qui rentrent essentiellement aujourd'hui dans le cadre d'un cours d'agriculture, l'auteur attache une grande importance à cette autre face de la science agricole qui envisage surtout, parmi les éléments de succès, les conditions morales du travail rural et des agents qui y sont employés.

Du reste, un rapide tableau des matières contenues dans ce livre mettra le lecteur à même d'en apercevoir le plan et d'en apprécier l'esprit.

L'ouvrage se divise en deux parties: dans la première, l'auteur, considérant l'agriculture au point de vue moral, social et religieux, l'examine successivement dans ses rapports avec la famille, la propriété, la société et l'autorité. Après avoir exposé son influence sur les mœurs, et réciproquement celle des mœurs sur la propriété agricole, il trace le tableau de l'action exercée par le christianisme sur l'agriculture. Puis, avant d'aborder les connaissances techniques, il établit la division de la science agricole en deux branches distinctes, l'une, théorique et générale, qui embrasse dans

son ensemble les grands principes qui servent de bases à toutes les applications de l'industrie rurale et qui sont empruntés aux diverses sciences auxquelles l'agriculture se rattache; l'autre, pratique et locale, qui, en se circonscrivant dans les limites de certaines régions déterminées, de certaines cultures spéciales, revêt un caractère plus positif et se formule en prescriptions précises, à la portée de toutes les intelligences.

C'est à cette branche qu'appartient plus spécialement la seconde partie du livre. L'auteur y passe successivement en revue toutes les opérations de l'agriculture relatives au sol et aux travaux qu'il exige, aux cultures diverses, au bétail, aux modes d'exploitation et aux questions les plus essentielles de l'économie rurale.

Les explications de l'auteur sont accompagnées de dessins et de figures mettant sous les yeux du lecteur soit l'instrument ou l'outil décrit, soit l'espèce de plante ou d'animal dont il est question. Pour donner une idée de la perfection de ces dessins, il suffira de dire qu'ils sont dus à l'habile crayon de M. et mademoiselle Bonheur, et que l'ouvrage, exécuté avec luxe, sort des presses de l'un de nos plus habiles typographes, M. Claye. On voit d'après cela que M. Gossin adresse son livre moins aux cultivateurs et aux paysans qu'aux riches propriétaires et aux grands fermiers, à qui leur fortune permet le luxe d'une bibliothèque, et qui aiment à l'orner surtout de livres qui ont rapport aux occupations et aux jouissances de la campagne. L'ouvrage de M. Gossin mérite sous tous les rapports d'y occuper une place honorable.

L'auteur, comme nous l'avons dit, n'est pas seulement un savant agronome, qui a puisé dans nos écoles et nos bibliothèques la science agricole à ses meilleures sources; c'est aussi un agriculteur praticien, qui a vécu et qui vit encore de la vie des fermiers et des cultivateurs. Il a ainsi expérimenté par lui-même les méthodes, les instruments, les procédés dont il parle, les préceptes qu'il établit, les conseils qu'il donne.

Son ouvrage se présente donc avec la double autorité de la science et de l'expérience. Mais la part qui est faite à la science technique et à la pratique agricole, quelque large qu'elle soit, n'empêche pas l'auteur de prendre en considération les autres éléments de la prospérité agricole et particulièrement ceux qui dépendent de la valeur morale des populations vouées aux travaux des champs.

La question agricole est donc envisagée sous toutes ses faces et dans son vrai point de vue."M. Gossin, en montrant qu'ici encore la religion donne la main à la science pour concourir au progrès, établit une fois de plus que le christianisme, bien loin d'être l'ennemi du progrès, comme les ennemis de la religion le prétendent, et comme une certaine école religieuse ne nous en fournit que trop souvent le prétexte, est au contraire la base la plus ferme et l'auxiliaire le plus sur de la science et de la civilisation.

L. C. MICHEL.

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BIBLIOGRAPHIE

HISTOIRE DE LA PREMIÈRE CROISADE, par M. PEYRE. 2 vol. in-8°, avec plans et cartes itinéraires. Paris, chez Durand, rue des Grés.

Les événements qui ont lieu depuis trois mois en Orient donnent une sorte d'actualité à l'excellent livre dont je viens de transcrire le titre. Je l'avais lu, il y a un an, lors de son apparition, et je n'imaginais pas que l'intérêt tout historique qu'il m'inspirait alors dût s'augmenter de la façon dont il l'est aujourd'hui, et que ce récit de la grande expédition de nos pères pût devenir une lecture de circonstance.

Il en est ainsi pourtant. Que de lamentables ressemblances n'y a-t-il pas, en effet, entre ce qui se passe en ce moment sur l'autre rive de la Méditerranée et ce qui s'y passait au onzième siècle ! C'étaient déjà les mêmes bourreaux et les mêmes victimes; déjà les Turcs dominaient sur les saintes et poétiques contrées de la Palestine et du Liban, et ces barbares, que dès lors Guillaume de Tyr appelait la verge des peuples et le marteau du monde, montraient pour les chrétiens une haine si farouche, qu'ils leur faisaient regretter la domination des Califes. Déjà parmi eux se distinguait par son fanatisme cette féroce tribu des Druses, dont le temps ne devait pas adoucir les sanguinaires aversions. La relation que nous a laissée Raymond d'Agiles des cruautés qu'enduraient en Asie les chrétiens de son temps se reproduit presque identique dans les détails de la persécution présente.

Alors, comme aujourd'hui, c'était de l'Occident que l'Orient chrétien attendait sa délivrance; et le peuple sur lequel il comptait plus particulièrement, c'était déjà le peuple des Francs : « Nation des Francs, s'écriait le pape « Urbain II, se faisant l'interprète de la pensée et de l'espoir de tous, nation « d'au delà des monts, nation que ses antécédents représentent comme étant l'élue de Dieu; distinguée entre tous les peuples par sa situation « géographique, sa foi catholique et son respect pour la sainte Église : naation des Francs, c'est à vous que s'adressent nos discours et nos exhortaa tions; c'est à vous que nous voulons apprendre quelles tristes circon

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