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cutée, mais d'être écoutée avec empressement. Elle montrait, de la part du principal adversaire du projet, un désir de conciliation trop rare dans les assemblées parlementaires pour n'être pas saisie comme une bonne fortune. Elle offrait, dans une circonstance délicate et difficile, le moyen de faire sans résistance sérieuse, sans injustice grave, sans appel aux passions et sans recours à la violence, par un accord unanime au contraire et comme une trêve bienfaisante aux divisions habituelles, une grande et durable réforme, utile au pays entier et digne d'être applaudie par le pays entier. M. le ministre ne l'a pas entendu ainsi. Il a été, comme l'a dit avec trop de vérité M. B. Dumortier, «< la seule personne qui, » dans le cours de cette longue discussion, «< se soit constamment refusée à toute concession. » Il a voulu que son œuvre passât telle qu'il l'avait conçue et proposée, qu'elle fût son œuvre à lui seul, et que nul que lui n'eût mis la main à son monument. Il en est venu à ses fins; il a prouvé par là sa persévérance, son talent et sa puissance. Comme succès d'amour-propre, il a le droit d'en être fier. L'avenir dira si cette fierté-là est bien entendue; s'il n'eût pas mieux valu, pour son pays et pour son nom, prouver sa modération et sa prudence; et s'il n'eût pas été plus beau et plus réellement habile même d'ensevelir au besoin, à l'exemple d'un grand réformateur d'un pays voisin dont les lauriers ne troublent pas assez le sommeil des Thémistocles modernes, son parti et son pouvoir dans le triomphe commun de la vérité, de la justice et de la concorde.

FRÉDÉRIC PASSY.

LA

VALLÉE DE CHAMOUNI

I

Un de nos humoristiques écrivains a dit : « Je ferais volontiers un voyage en Angleterre, si je n'avais peur d'y trouver trop d'Anglais. >> En été, cette crainte devrait l'empêcher de voyager non pas dans la grande île britannique, mais dans plusieurs pays du continent. En été, je suis convaincu qu'il n'y a plus d'Anglais en Angleterre. Si jamais nous voulons réellement faire la conquête de ce royaume, il n'y a pas besoin d'armer tant de frégates, tant de canonnières et de bateaux à transport: il suffit d'attendre sournoisement le mois de juillet, et de débarquer alors sur la côte une compagnie d'infanterie, avec un préfet et un receveur général des finances. Elle pourra s'en aller tranquillement prendre possession de Londres et y installer nos deux fonctionnaires.

A cette époque de l'année, les Anglais sont saisis d'une ardeur de migration à laquelle ils ne peuvent résister. Comme les nuées de pigeons que l'on voit s'abattre dans les plaines de l'Amérique du Nord, comme les myriades de cailles qui, à certains jours, mettent en émoi toute la population de l'île de Helgoland, des légions de familles anglaises désertent à la fois leur foyer natal et abordent sur la terre de France et de Belgique. Les rues de Bruxelles et de Paris en sont inondées. Les maîtres d'hôtels, les cafetiers, les marchands, se tiennent à l'affût de cette colonie nomade et s'efforcent à qui mieux mieux d'en tirer au moins quelques plumes. De là les Anglais se ré

pandent de côté et d'autre, sur les rives de la Moselle, dans les pittoresques vallons du Rhin, et surtout en Suisse.

A voir de quelle façon ils entrent dans ce pays, visitant d'un air superbe ses principaux sites et ses monuments, donnant leurs ordres dans les auberges, encombrant de leurs bagages les bateaux à vapeur et les wagons de chemins de fer, il semble que la Suisse leur appartient, qu'ils y reviennent comme des propriétaires, attendus chaque année par leurs valets et leurs fermiers.

Qui sait? Peut-être qu'en réalité la Suisse leur appartient. Peut-être que, par un accord tacite, les membres de la diète helvétique, les conseils des différents cantons, les bourgmestres et les landamann ne sont que les fondés de pouvoir de la nation britannique, administrant pour elle cette belle contrée, et lui rendant secrètement compte de leur gestion.

S'il en est ainsi, nous ne devons pas être surpris de la part qu'ils ont prise dans les diverses affaires de la Suisse, des encouragements qu'ils ont donnés à la singulière colère de Genève, quand nous avons annexé à la France le Chablais et le Faucigny, et nous devons nous estimer heureux qu'ils veuillent bien tolérer nos voyages dans cette région qui est leur domaine.

En vertu de cette bénigne tolérance, j'ai pu retenir une place de coupé dans l'une des deux vastes voitures qui, chaque matin, partent de Genève pour Chamouni. Ces voitures étaient remplies d'Anglais. En me voyant seul, chétif, au milieu de cette nombreuse cohorte, il me semblait que j'étais comme un pauvre étranger sans défense en pays ennemi. Ces vaillants citoyens de l'empire britannique pouvaient bien me faire la guerre pour la fameuse réclamation du bon docteur Pritchard, pour les mariages espagnols, pour les déceptions de la noble Angleterre dans la campagne de Crimée, pour l'armement de Cherbourg, pour l'annexion de la Savoie, enfin pour une foule de griefs enracinés dans les souvenirs diplomatiques de lord Palmerston et dans les rancunes de tout véritable Anglais. Que si seulement un de ces fiers touristes s'avisait de me provoquer à une boxe pour l'honneur national, j'étais humblement obligé de reconnaitre en moi-même que mes faibles poignets ne pourraient soutenir une telle lutte.

Par bonheur, en tournant mes regards vers notre conducteur, l'idée me vint que j'aurais en lui un auxiliaire, car il me témoignait une complaisance particulière, ce bon conducteur, en même temps qu'il semblait fort impatienté du ton impérieux de quelques-uns de nos Anglais, des exigences de quelques autres pour leurs coffres et leurs valises; par un surcroît de bonheur, je vis monter à côté de moi dans le coupé deux hommes qui, à en juger par leur costume et

leur physionomie, ne devaient point appartenir à la race britannique. C'étaient deux de mes nouveaux compatriotes, deux Savoisiens, un propriétaire de Cluse et un percepteur de Bonneville. Cette fois j'avais de suffisantes égides. L'intérieur et la banquette de la diligence étaient occupés par les fils d'Albion; mais le siége du conducteur et le coupé appartenaient à la France.

La caravane est installée; la voiture part triomphalement, comme doit partir une belle voiture, élégamment attelée, qui, d'un seul coup, emmène vingt voyageurs. Une demi-heure après, nous arrivions au village de Chêne, à la limite du canton de Genève. A quelques pas de lå est une petite rivière et de l'autre côté de cette rivière est la Savoie. Je n'avais pas encore vu notre nouvelle conquête, et je dois dire qu'au premier aspect elle ne m'a point paru bien séduisante. De la frontière helvétique à cette frontière du Faucigny, la transition, il faut l'avouer, est un peu brusque et le contraste un peu rude. Dans l'espace d'une demi-heure nous avons passé par un des plus élégants quartiers de Genève, puis par une riante campagne, entre une double rangée de jardins fleuris et d'habitations aristocratiques. Chêne, que nous venons de traverser, est un riche et industrieux village qui, au temps de notre premier Empire, était un de nos chefs-lieux de canton, qui depuis cette époque n'a fait que s'agrandir. Et devant nous est Maillesulaz, misérable hameau; des maisons grossièrement bâties avec du plâtre et des poutrelles, des cabanes délabrées, des haillons suspendus aux portes et aux fenêtres, des enfants à moitié nus qui viennent implorer notre charité d'une voix suppliante, en nous tendant leurs petites mains amaigries; des vieillards qui d'un ton plus dolent sollicitent la même aumône, et des goîtreux qui désirent nous émouvoir par leurs difformités.

Mes deux compagnons de voyage remarquent l'impression que j'éprouvais à ce premier spectacle de leur pays natal, et le propriétaire de Cluse me dit : « Vous voyez la condition que notre gouvernement nous a faite. Nos rois, depuis longtemps, se sont détournés du berceau de leur dynastie. Ils ont embelli Turin. Ils ont tenté d'agrandir leur pouvoir d'un autre côté, et la pauvre Savoie a été fort maltraitée. On ne s'est souvenu d'elle que pour lui demander de rigoureux impôts, et l'on n'a rien fait pour améliorer sa situation matérielle. Ce n'est pas sans raison que nous nous sommes réjouis d'être réunis à la France. Nous savons que la France est une grande et libérale puissance. Nous espérons qu'elle dirigera vers nous sa vivifiante action, qu'elle nous fera des routes, des canaux, des chemins de fer peut-être, qu'elle relèvera nos édifices publics qui tombent en ruine, et reconstituera nos écoles. Nous avons confiance en elle, et nous sommes fiers d'arborer son drapeau. »

En écoutant ces paroles prononcées avec une naïve franchise, je songeais à ces mariages qui s'accomplissent parfois entre une pauvre, honnête ouvrière et un riche patricien. La Savoie me représentait l'humble fiancée qui n'a pour tout bien que sa vertu et sa beauté, et notre pays de France, le galant époux qui doit lui donner une magnifique corbeille, des fermes et des châteaux.

J'espère que nous n'aurons qu'à nous réjouir de cette union si subitement accomplie, malgré les colères de la Suisse, l'hostilité de l'Angleterre et le mauvais vouloir de l'Allemagne. Mais ceux-là se trompent qui croient à la prompte, intime association de divers États unis l'un à l'autre par la puissance du glaive, ou par un traité de paix, et ceux qui en ce moment proclament avec tant d'ardeur l'unification de l'Italie éprouveront dans la joie de leur rêve plus d'une déception. Il a fallu des siècles et la sagesse des plus grands ministres pour assimiler peu à peu au cœur de la France ses différentes conquêtes, pour fonder l'unité de notre monarchie. Maintenant encore la Bretagne, l'Alsace, la Navarre, conservent un caractère distinct. La Lorraine et la Bourgogne se souviennent de leurs anciens ducs, et, longtemps après la victorieuse entrée des troupes de Louis XIV à Dôle et à Besançon, des Francs-Comtois se faisaient ensevelir la face contre terre, afin de protester jusqu'après leur mort contre la domination de l'étranger.

Si notre épousée savoisienne n'est pas riche, en revanche elle est belle, réellement très-belle, et plus d'un artiste et plus d'un poëte la préféreraient à de grosses cités gonflées de marchandises et bourrées de sacs d'écus.

De Genève à Chamouni, on compte environ dix-huit lieues, et le long de cet espace, à chaque instant, on est surpris par un nouveau point de vue. C'est d'abord le mont Salève, dont on distingue très-nettement à quelque distance de Genève les crêtes les plus saillantes et les faces de rocs perpendiculaires. C'est le mont Blanc, qui apparaît à l'horizon dans sa sublime majesté. C'est la vallée de l'Arve, qui se déroule en différents contours jusqu'au delà de Chamouni. Elle n'a point la teinte brillante ni la transparence des eaux de la Suisse et du Tyrol, cette rivière savoisienne qui descend du col de Balme. Elle est chargée de graviers ou de molécules d'une terre crayeuse qui lui donnent une couleur blanchâtre. L'Arveiron, le Bonnant, le Giffre et les autres ruisscaux qui s'épanchent dans son lit, y portent également du sable et du limon, et, à voir cette rivière courir impétueusement vers le bassin du Rhône, on dirait qu'elle a hâte de se purifier dans ce fleuve, comme il s'est lui-même purifié dans le lac de Genève. Chacun sait que le Rhône entre dans ce lac avec une teinte jaunâtre et en sort avec un éclat lumineux comme une flèche d'acier : « Arrowy Rhon, dit Byron. Un écrivain compare cette transformation à celle des âmes,

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