Page images
PDF
EPUB

contre les dangereuses tendances d'une pièce qui, tout en affectant des allures magistrales et des aspirations chrétiennes, ne vaut pas mieux, au fond, et même vaut moins que la plupart de ses égales, les légendes brutales ou mielleuses du vice mis au ban de la société ou réhabilité par l'amour. Il s'agissait de montrer par quelles attractions funestes un esprit fin, délicat, exquis, peut se laisser entraîner dans une voie où il perdra nécessairement presque tous ses avantages, où il restera inférieur à des esprits plus vulgaires, mais plus vigoureux, rompus de plus longue main à ce rude contact d'une pensée individuelle avec le tout Paris du premier soir et la multitude des lendemains. Abstraction faite de cette morale dont se moquent les raffinés, de ces signes de race intellectuelle et littéraire que M. Octave Feuillet ne perdra jamais complétement, au seul point de vue de l'art, du respect de l'artiste pour ses succès et son nom, si nous avions aujourdh'ui à choisir entre M. Dumas fils, publiant tous les deux ans une œuvre patiemment et spécialement écrite pour le théâtre, et M. Octave Feuillet, improvisant tous les six mois une pièce découpée dans un livre, ce n'est pas pour M. Feuillet que nous nous déciderions.

:

Ce rapprochement involontaire est plus éloquent que toutes les remontrances. L'exemple d'Alfred de Musset ne prouve rien les deux seules comédies de M. de Musset qui aient réussi et mérité de réussir au théâtre sont justement les deux dernières, le Caprice et une Porte ouverte, celles où, fatigué déjà et épuisé, il était resté plus terre à terre et se rapprochait tout simplement des auteurs ordinaires : car, dût-on nous accuser de blasphème, nous déclarons n'avoir jamais vu en quoi le Caprice et une Porte ouverte étaient très-supérieurs au Scribe du bon temps et à Marivaux. Quant aux fantaisies shakespeariennes, vraiment ravissantes, d'Alfred de Musset, elles sont restées, selon nous, injouables, surtout depuis que l'on a essayé d'en jouer quelques-unes, et c'est sur la foi de cette renommée tardive et charmante que le public les a tolérées ou applaudies. Oui, les deux genres sont distincts, souvent contraires, et jamais l'on ne nous persuadera qu'une œuvre écrite pour le lecteur puisse émigrer sur la scène sans que ses qualités les meilleures s'évaporent en chemin. C'est pourquoi les amis véritables de M. Octave Feuillet doivent lui poser nettement la question : Veut-il persister à travailler pour le théâtre, à faire du théâtre, comme on dit dans cet argot? Alors qu'il renouvelle complétement sa manière; et, certes, il est assez jeune, il a assez de talent pour que cette tentative ne semble pas désespérée. Veut-il continuer à tourner dans le même cercle, à surmener ses succès, à déflorer, tantôt ce qu'il pourrait faire, comme dans la Tentation, tantôt ce qu'il a fait, comme dans le Roman d'un Jeune homme pauvre? Alors il descendra peu à peu de ces zones éthérées et sereines, de ces

brumes lumineuses où ses admiratrices aimaient tant à l'aller chercher; il cessera d'être lui-même sans devenir autre que ce qu'il est : il se confondra de plus en plus avec le groupe des habiles, des faiseurs, des privilégiés du tour de faveur et de la prime; il aura le plaisir ou le chagrin d'être comparé à l'auteur d'un Père prodigue ou à l'auteur des Lionnes pauvres, jusqu'à ce qu'il tombe un beau soir d'inanition et de lassitude, entre le trépignement d'un claqueur et le gémissement d'un caissier, ces deux rois du théâtre contemporain. Puisse l'événement démentir ces prédictions importunes! Au milieu de tristesses plus générales et plus sérieuses auxquelles nous avons dû nous arracher en traitant une simple question littéraire, la décadence, ou, pour parler plus juste, la vulgarisation de M. Octave Feuillet compterait parmi nos griefs contre notre temps; et ces griefs sont, hélas! assez nombreux pour qu'il nous semble bien pénible de les multiplier encore.

ARMAND DE PONTMARTIN.

LITTÉRATURE POPULAIRE

DE L'ESPAGNE

Proben portugiesischer und catalanischer Volksromanzen, von FERDINAND WOLF.
Wien, Braumüller, 1856.

Observaciones sobre la poesia popular, con muestras de romances catalanes inéditos,
por D. MANUEL MILA Y FONTANALS. Barcelona, Ramirez,, 1853.

Estudios de crítica; coleccion de artículos escogidos de D. Pablo PIFERRER. Barcelona,
Gabañach, 1859.

On a longtemps pensé, hors de la péninsule espagnole, et même dans les cercles académiques de Madrid, que la composition des poëmes populaires, si généralement connus et admirés sous le titre de « Romances, » était un privilége, sinon du peuple castillan, au moins de la langue castillane. Des critiques étrangers ont accrédité cette erreur en soutenant que toute la poésie épique des Catalans et des Portugais appartient à l'école raffinée des poëtes de profession (trobadores), école ingénieuse et qui excelle à varier presque à l'infini des formules monotones, des pensées toutes jetées dans un seul moule, mais qui, ne possédant ni la simplicité vraie de l'inspiration populaire, ni la haute culture, la profondeur et la variété des âges classiques, a mérité de tomber dans une obscurité relative et d'être adjugée au domaine de l'érudition. Il se trouve heureusement que les deux langues qui se partagent avec le castillan la possession de la péninsule espagnole, à savoir : le roman de la Gaule méridionale, parlé en Catalogne et dans le royaume de Valence 1, et le gallego,

↑ Nous connaissons cet idiome sous le nom inexact de provençal, et générale– ment, de nos jours, on appelle catalan la forme usitée en Espagne; mais, à l'âge de sa plus haute culture, les Catalans eux-mêmes la désignaient de préférence sous le nom de langue limosine, lemosi.

NOVEMBRE 1860.

35

[ocr errors]

dont la Galice fut le berceau, et dont le portugais est la forme cultivée, possédaient aussi bien que l'idiome rival, quoique dans une abondance moindre, le trésor d'une poésie populaire; et si l'injuste inattention des hommes de lettres du seizième siècle a exclu ces Romances des recueils où, comme dans un port assuré, tant de chefsd'œuvre anonymes de l'inspiration cas tillane ont échappé à l'oubli; si, par l'effet de cette coupable négligence, la plus grande partie de cette œuvre multiple, d'une valeur incomparable pour la connaissance réelle des sentiments et des mœurs, a péri dans les pays de langue catalane et de langue portugaise, toutefois de précieux débris se sont offerts aux recherches des hommes de mérite qui ont voulu conquérir le beau titre du chantre d'Inès :

Bom Ferreira, da nossa lengua amigo!

Almeida Garrett a donné, en 1851, un « Romanceiro >> portugais. D. Manuel Mila y Fontanals, deux ans plus tard, publiait à Barcelone un recueil de chants populaires catalans. La comparaison de ces volumes, d'un si grand prix, mais d'une brièveté si affligeante, avec les richesses parfois surabondantes du romancero castillan éveille de vifs regrets sur les pertes énormes que le temps nous a fait subir dans cette branche des littératures étrangères, durant l'intervalle de près de deux siècles écoulés depuis que le changement des mœurs a mis graduellement fin à la récitation orale (surtout des romances héroïques), et jusqu'à ce que la critique rendit à l'étude des curieux ceux. dont le peuple a laissé dépouiller les ressources de son intelligence et la grâce de ses loisirs. M. Ferdinand Wolf, membre de l'Académie des sciences de Vienne, qui a rendu les services les plus solides aux lettres espagnoles par ses travaux de recherche, de critique et de traduction, vient d'enrichir la langue espagnole d'une version fort exacte et en même temps élégante des poésies nouvellement exhumées par les auteurs que nous venons de nommer; il a fait précéder son œuvre par des réflexions fort étendues et fort judicieuses sur l'origine et le caractère de la poésie populaire en Espagne, la classification à introduire dans les romances de toute nature, leurs anciens rapports avec la poésie épique, l'époque vraisemblable de la composition de chacun d'eux, et les modifications qu'ils ont subies en se transmettant d'une génération à l'autre, jusqu'à ce que, du domaine de la récitation orale, il leur fût donné de passer dans celui de l'impression, laquelle, naturellement, a rendu définitive la forme où l'éditeur primitif les a saisis.

I

Les Romances portugais les plus anciens remontent, suivant la conjecture d'Almeida Garrett, au règne de Jean I, et par conséquent aux dernières années du quatorzième siècle, mais seulement quant à leur composition primitive; la forme dans laquelle ils ont passé sur le papier n'est point antérieure à la renaissance des lettres classiques, aux règnes de Jean II et d'Emmanuel, contemporains de Ferdinand le Catholique et de Charles-Quint. On a cessé d'en composer dès que le style académique, introduit d'abord par Bernardimo Ribeiro avec une grâce mélancolique qui tenait encore de l'ancienne simplicité1 fut devenu tout-puissant à la cour, dans les écoles et dans les châ? teaux de la noblesse. Le peuple castillan sut mieux résister à l'invasion de ces méthodes, étrangères par leur origine, empruntées dans leur esprit. Quelque temps après la publication des froids chefs-d'œuvre de Garcilaso et d'Ercilla, les grandes tragédies de l'époque lui inspirèrent des effusions lyriques, pleines de verve et dépourvues d'art; la catastrophe de dom Sébastien en Afrique eut des chantres rustiques en Estramadure, comme la destruction toute récente des Morisques en avait trouvé en Andalousie. Garrett, pour grossir son recueil, y a joint quelques-uns des morceaux de Ribeiro, dans lesquels ce charmant poëte s'est tenu le plus rapproché de la simplicité inculte des vieux temps. Lui-même, avec le talent souple et gracieux qui le caractérise, a traité dans le mètre des plus anciens romances quelques traits des légendes historiques du Portugal; mais personne ne savait mieux que lui-même quelle place assigner sérieusement à ces jeux d'esprit. Le fait de l'inspiration populaire, la date, le lieu d'origine, sont tout; les imitations peuvent amuser la curiosité; elles tromperaient la conscience. Il y a dans ces témoignages anonymes de la vie morale et de la lumière intellectuelle des générations passées un accent, un timbre, comme Joseph de Maistre le disait orgueilleusement de lui-même, que nul ne saurait contrefaire et qu'on ne doit pas chercher à remplacer. Ces morceaux déduits, il ne reste à la collection d'Almeida Garrett que moins d'une trentaine de pièces; mais presque toutes sont des diamants. Une mort prématurée, dont les amis de la littérature por

↑ Ces poésies sont connues en portugais par le mot incomparable et intraduisible de sandades. Ce qui approche le plus du sens de ce terme, c'est celu de doumy, que les Slaves de la Petite-Russie donnent à leurs chants plaintifs.

« PreviousContinue »