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à cette nécessité qu'il sentait funeste, chercha, du moins, par députés, à incliner vers la miséricorde le cœur du prince, qui s'approchait à la tête de sa maison militaire et des milices féodales de l'intérieur. Don Juan procéda néanmoins avec autant de rigueur que de sang-froid. Il fit exécuter vingt-six personnes, choisies parmi les coupables les plus apparents; il frappa les autres de fortes amendes; quant aux Juifs, tout ce qui restait dans leur quartier, « après l'extermination finale des habitations principales ',» fut adjugé au fisc royal. Don Juan distribua sur-le-champ ces dépouilles, cédant les unes à titre gratuit et récompensant avec les autres les services des hommes qui l'approchaient. Il ne paraît pas que l'idée d'une restitution quelconque (bien loin qu'il fût question d'indemnité) vînt à l'esprit des jurisconsultes de la couronne. En châtiant les malfaiteurs, on profitait sans scrupule de leurs œuvres. Pareil sort eurent les aljamas ou synagogues israélites de Lérida, Gérona, Palma, Huessa, Valence, et Saragosse ellemême; car, en l'absence du roi, la contagion de cette fureur populaire gagna l'Aragon proprement dit, après avoir sévi dans les régions maritimes; et cet incendie, allumé par la cupidité, par la crédulité grossière, par les passions les plus ardentes et les plus basses qui puissent bouleverser l'esprit humain, ne s'arrêta que faute d'aliments. Il tomba pourtant avant d'avoir atteint les fondations de la société politique; car les israélites, dans les pays de la péninsule espagnole, n'appartenaient point aux ordres de l'État.

Piferrer a traité d'une main ferme et à grands traits le tableau du développement intellectuel et moral auquel était parvenue dans les royaumes chrétiens de la péninsule espagnole cette race dispersée et persécutée, laquelle, graduellement amassée dans les régions vastes et alors dépeuplées qui séparent les Pyrénées de la mer d'Afrique, y avait trouvé son principal refuge, dès le temps des rois goths, payant cette hospitalité, non-seulement par des tributs excessifs (que leur industrie très-développée les mettait seule en état d'acquitter), mais encore par des services considérables rendus aux sciences et aux professions mercantiles. La médecine, la géométrie et le reste des mathématiques, l'économie publique et l'organisation financière, n'avaient nulle part d'adeptes aussi habiles que les israélites espagnols. Leurs artisans excellaient dans les professions manuelles; ils fussent devenus d'excellents agriculteurs si des lois impitoyables, interdisant à cette nation la profession favorite de ses ancêtres, ne l'eussent atta

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1 Termes exprès d'un document de la chancellerie de Barcelone, en date d'octobre 1391.

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2 Cette expression doit se prendre dans le sens le plus étendu; et elle désignait non-seulement les maisons d'enseignernent et de prières des israélites, mais encore lears habitations privées, réunies dans un quartier.

chée tout entière à la vie de fabrique et de comptoir. Les facultés extraordinaires dont une dispensation mystérieuse de la Providence investit ce « peuple choisi » trouvèrent peut-être leur application la plus surprenante chez les cent cinquante mille familles qui vivaient sous le sceptre des rois de Castille, d'Aragon, de Portugal et de Grenade, malgré la cruelle infériorité dans laquelle la haine et la jalousie des chrétiens comme des musulmans les retenaient depuis le berceau jusqu'à la tombe. L'architecture elle-même trouvait parmi les israélites d'habiles professeurs; et, dans un de ces rares intervalles de calme relatif dont ils furent en possession, ils élevèrent dans Tolède, pour leur servir de synagogues, un des monuments les plus distingués de l'art ogival. Le plus ancien des jardins botaniques de l'Europe, celui de Montpellier, fut une création des médecins juifs d'un roi d'Aragon. La connaissance des langues était familière à ces voyageurs infatigables; les premiers essais de culture dans l'idiome castillan furent aidés par leurs études, et les sentences morales du Rabbi Santob comptent parmi les « textes de langue » qui suivirent de plus près la composition du poëme du Cid, lequel tient dans la littérature des pays espagnols une place semblable à celle de l'Iliade chez les Grecs, et du Nibelungen-Lied chez les Teutons. Le soulèvement encore inexpliqué quant à ses motifs immédiats, trop facile à comprendre dans ses causes reculées, dont nous venons d'indiquer l'histoire, donna le signal d'une série de mesures violentes qui dépouillèrent, dans une succession rapide, les israélites espagnols de leurs moyens principaux d'instruction, de commerce, d'aisance, de subsistance enfin, et qui, d'injustice en injustice, aboutirent, vers la fin du siècle suivant, à leur imposer une émigration universelle. Ils emportèrent avec eux une grande partie de l'industrie pacifique de la Péninsule, laissant à ses habitants la soif ardente du lucre jointe à l'aversion croissante pour le travail sédentaire. Cette double disposition contribua plus que le reste à les jeter dans la carrière séduisante, ensanglantée et stérile des conquêtes, d'où ils ne sortirent qu'épuisés, pour s'affaisser douloureusement sur eux-mêmes, jusqu'à ce que l'avènement de la maison de Bourbon et le rapprochement avec la France vinssent relever l'esprit et rétablir, dans une certaine mesure, la fortune de la nation.

C'est une sévérité utile et bienveillante que celle qui rappelle ses fautes passées à un pays grand, généreux, et rempli d'inépuisables ressources, auquel il ne manque, pour reprendre et garder dans le monde chrétien une place considérable, que d'écouter ses nobles intincts en réprimant ses tendances dangereuses. La connaissance des écueils sur lesquels vint échouer jadis l'héroïsme des générations passées servira plus que toute autre lumière, pour entrer sûrement

dans le port, à un peuple dont l'histoire est tout à la fois si noble et si triste, et qui montre à des signes bien certains que, désormais, il a repris confiance dans sa vocation, et qu'il voit un avenir de gloire s'ouvrir encore devant sa route.

ADOLPHE DE CIRCOURT..

M. DE VATIMESNIL

Peu de carrières ont été aussi honorablement remplies que celle de l'homme de bien à qui nous venons rendre ici un dernier et légitime hommage. Le barreau, la magistrature, la haute administration, le parlement, l'ont tour à tour compté parmi leurs représentants les plus distingués et les plus dignes d'estime.

M. de Vatimesnil naquit en 1789. De fortes études classiques le disposèrent à paraître avec éclat dans les situations les plus diverses. Nous le retrouvons l'un des premiers au milieu de cette jeunesse d'élite qui entoure la chaire de Saint-Sulpice pour entendre M. de Frayssinous.

Un gouvernement ombrageux, et jaloux de dominer les consciences, impose silence à l'apologiste chrétien qui a courageusement refusé de confondre, dans la chaire de vérité, l'enseignement des dogmes de l'Église avec l'éloge des institutions impériales; cette mesure violente ne réussit qu'à démontrer aux catholiques clairvoyants que la religion n'a rien à attendre du pouvoir absolu, et M. de Vatimesnil conçoit dès lors pour ce régime une aversion qui ne se démentira jamais. Il se destinait à la magistrature. Ses succès à l'école de droit le désignaient naturellement à l'attention de la Cour impériale 'de Paris, qui le proposa au choix du grand juge comme l'un des candidats entre lesquels celui-ci devait désigner les conseillers-auditeurs. M. de Vatimesnil fut appelé à cet emploi en 1812, et s'y prépara par travail assidu à remplir les fonctions judiciaires actives. L'auditorat,

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personne ne le contestera, a donné à nos cours leurs membres les plus indépendants, les plus dignes et presque toujours les plus capables; il avait le double avantage, en imposant certaines limites à l'omnipotence ministérielle, de faire entrer dans les cours souveraines des hommes qui présentaient des garanties sérieuses d'indépendance et de former une pépinière de jeunes magistrats instruits et loborieux. Cette institution a été supprimée après la Révolution de 1830, au grand détriment de notre organisation judiciaire.

M. de Vatimesnil fut promptement apprécié par ses collègues et par ses chefs; sa place était au parquet : son talent, sa verve, sa science, sa vivacité, toutes les qualités de son esprit en un mot, l'appelaient aux luttes de l'audience. En 1815, il fut nommé substitut du procureur du roi au Tribunal de la Seine, et, en 1817, il passa à la Cour royale. Le parquet se recrutait alors généralement parmi les avocats les plus occupés au barreau, les chefs de l'administration judiciaire écartant de ces fonctions pénibles et importantes ceux que les particuliers auraient jugés incapables de défendre leurs intérêts privés. Aussi quelle n'était pas l'influence du ministère public, quand l'austère et courageux procureur général Bellart groupait autour de lui les Bröé, les Ravignan, et tant d'autres magistrats intègres et éminents! M. de Vatimesnil conquit bientôt la première place parmi ses collègues, et, dans les fameux procès de presse des premières années de la Restauration, il fut l'adversaire redouté des avocats célèbres qui illustraient le barreau de Paris.

Il apportait dans ses réquisitoires une grande chaleur et une vive passion sincèrement dévoué à la monarchie, il la défendait avec un zèle infatigable contre des attaques sur la portée desquelles il put parfois se méprendre, mais dont il mit souvent à jour la perfidie. Il s'indignait avec raison de rencontrer parmi ceux qui, au nom de la liberté, faisaient une guerre incessante au gouvernement libéral de la Restauration, les anciens complices du système le plus oppresseur qui eût jusqu'alors pesé sur la France. Après avoir brillé dans ces luttes pendant sept années, il fut nommé par M. de Peyronnet secrétaire général du ministère de la justice, et investi en même temps du titre de conseiller d'État. Son passage dans cette administration fut marqué par plusieurs innovations utiles, et le barreau n'oubliera jamais la part qu'il prit à la rédaction de l'ordonnance de 1822 qui restituait aux avocats la plupart des priviléges que leur avait enlevés le décret impérial de 1810.

En 1824, M. de Vatimesnil entrait à la Cour de cassation en qualité d'avocat général. Son talent s'y fit jour sous un nouvel aspect. Le jurisconsulte profond, le logicien habile, obtint un crédit réel auprès de la Cour qui avait entendu Merlin. M. de Vatimesnil ne garda ces

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