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LES INTÉRÊTS RELIGIEUX

DE

LA POLITIQUE FRANÇAISE

ARTICLE INÉDIT DE M. DE VATIMESNIL

Nous avons des premiers rendu hommage à la mémoire de M. de Vatimesnil 1.

Le concert unanime de respect et de douleur qui s'est fait entendre sur la tombe de l'un des premiers jurisconsultes, de l'un des plus honorables hommes d'État, de l'un des plus véritables hommes de bien de notre temps, ne nous laisse pas douter de la curiosité émue qu'éprouveront nos lecteurs en recevant les dernières pages qu'il ait écrites pour le public. Destinées au Correspondant par notre éminent collaborateur, ces pages nous sont remises par ses enfants. Elles sont l'expression résumée des sentiments et des craintes qu'avait fait naître dans cette âme à la fois si patriotique et si religieuse la direction imprimée à la politique française, au dedans et au dehors, depuis le commencement des affaires d'Italie. M. de Vatimesnil avait vu le concordat; il raconte d'abord quel fut en France l'esprit et l'effet de la politique religieuse de cette époque. Puis, s'élevant à la contemplation des intérêts généraux de la politique française en Europe et dans le monde, il montre qu'elle ne peut, sans déchoir, cesser d'être catholique.

On s'apercevra sans peine que ces pages n'ont été ni terminées, ni retouchées. Nous croirions les profaner en les modifiant. Elles sont à la fois comme une page détachée des Mémoires d'un témoin, au moment où la jeunesse reçoit de vives impressions, et comme le testament inachevé d'un homme politique, à l'âge où l'expérience et l'approche de la mort désintéressent de tout ce qui n'est pas la vérité. Elles interdisent à jamais de

↑ Voir l'article de M. Henry Moreau, Correspondant du 25 novembre. N. SÉR. T. XV. (LI DE LA COLLECT.). 25 DÉCEMBRE 1860. 4° LIV.

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peindre M. de Vatimesnil autrement qu'il ne s'est révélé lui-même, elles démentent les jugements divers portés à d'autres points de vue que le sien sur sa longue carrière. C'est son dernier mot sur son temps, sur son pays, sur sa croyance. L'incorrection même, puisqu'il ne s'agit point d'un effort litté raire, ajoute encore, s'il se peut, un accent particulier de sincérité à ces graves conseils, partis à la fois du fond de la tombe et du fond de l'âme d'un des meilleurs serviteurs de la patrie, de la religion et de la justice. Le Secrétaire de la Rédaction, P. DOUHAIRE.

La France a deux sortes d'intérêts:

A l'intérieur, la moralité, la paix publique, la prospérité, enfin une liberté sage, digne et stable;

A l'extérieur, une légitime influence.

Que deviendraient ces intérêts si son gouvernement embrassait une politique antireligieuse?

Voilà ce que nous allons rechercher.

Commençons par l'intérieur.

I

Dans le dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, à côté de chrétiens excellents, il y avait des incrédules, des hypocrites, des hommes vicieux. Mais, à proprement parler, le christianisme n'avait pas d'ennemis. Les gens qui ne suivaient pas ses préceptes ne songeaient pas à le démolir.

Vers la moitié du dix-huitième siècle, une hostilité violente se déclara contre la religion. Le cri de guerre fut : « Écrasons l'infâme! »

La Révolution mit en pratique ce qui, jusqu'à elle, n'avait existé que dans les idées perverses et dans les vœux impies des novateurs. Les ministres des autels furent proscrits, les temples profanés, le culte interdit.

Cependant tout peuple éprouve le besoin d'une religion. La vraie religion seule a une origine céleste; quant aux religions fausses, il faut, pour exercer leur empire, qu'elles paraissent dériver aussi d'une source divine; autrement elles n'ont aucune autorité et tombent promptement dans le mépris. C'est ce qui arriva au culte théophilanthrope, que l'on tenta de créer, et dont un des membres du Directoire était le pontife.

Le gouvernement consulaire eut le bon sens de comprendre la nécessité de rétablir l'exercice de la religion catholique. Ce grand acte

fut en général accueilli avec faveur; et, toutefois, le sentiment chrétien ne pénétrait qu'avec peine dans le fond des âmes. Cette époque est déjà ancienne; les historiens et les auteurs de Mémoires ne donnent pas, à mon avis, une idée exacte de l'esprit qui régnait alors; mais j'ai conservé, à cet égard, des impressions que je vais essayer de rendre.

Tout en applaudissant au concordat, un nombre immense de gens, du reste honnêtes, désiraient réduire la religion à un rôle purement extérieur. On aurait voulu voir ses solennités présider aux naissances, aux mariages, aux funérailles; mais on éprouvait un éloignement prononcé pour l'accomplissement des devoirs gênants de la vie chrétienne; on ne comprenait pas le bonheur et le charme attachés à l'accomplissement de ces devoirs. Des cœurs pleins d'une délicate sensibilité, qui avaient éprouvé que dans l'amour des créatures le sacrifice est ce qu'il y a de plus délicieux, n'imaginaient pas qu'il doit, à plus forte raison, en être ainsi dans l'amour de Dieu.

Les familles tenaient à ce que les enfants fissent leur première communion; mais elles admettaient sans regret que la première communion fût la dernière. Une personne, dont j'étais l'allié trèsproche, m'a souvent répété qu'elle avait presque journellement pour convives des amis estimables et qui appartenaient à la classe élevée de la société; mais que, seule au milieu de ce monde asservi aux maximes et aux habitudes du temps, elle observait l'abstinence; qu'on la regardait avec surprise, et qu'il lui avait fallu une certaine dose de courage pour surmonter le respect humain. L'armée ne s'était pas soumise sans peine à la cérémonie de la bénédiction des drapeaux; et cependant les guerriers étaient la classe d'hommes qui s'était le mieux préservée de la contagion des idées révolutionnaires. On ne cessait de répéter aux prêtres : « Gardez le silence sur les mystères et bornez-vous au rôle de prédicateurs de morale. » Si quelque ministre des autels, par timidité ou par relâchement, suivait ce conseil, on le comblait d'éloges; on vantait ce qu'on appelait sa tolérance. L'Institut couronnait le catéchisme de Saint-Lambert. Le plus grand écrivain de l'époque avait conçu l'heureuse pensée de faire ressortir les beautés poétiques du christianisme, et ce n'était que par cette voie indirecte que les sentiments religieux avaient commencé à trouver accès dans les âmes.

Quand l'illustre Frayssinous entreprit la démonstration en forme des vérités du christianisme dans les conférences de Saint-Sulpice, la témérité prétendue de cette entreprise excita des sourires qui n'exprimaient pas la malveillance, mais uniquement la persuasion, trèsrépandue alors, que la réalité de la Révélation ne pouvait supporter

l'épreuve d'un examen logique. Le succès étonna ceux mêmes qui y applaudirent.

Ce qui dominait dans cette société, ce n'était pas, à vrai dire, l'hostilité contre le catholicisme, mais l'indifférence. On aurait vu avec indignation recommencer les persécutions et les sacriléges révolutionnaires; mais on souhaitait que la religion pût se rapetisser et s'assouplir, pour se plier à l'humeur du siècle, et qu'au lieu d'être un joug et un frein, elle fût réduite à l'état de bienséance sociale, commode et facile pour tout le monde.

Le clergé, pour ramener les âmes à Dieu, avait à vaincre une force d'inertie plutôt qu'une résistance ouverte, et sa mission n'en était que plus difficile.

Il rencontrait de grands obstacles, et ses moyens d'action étaient faibles.

Les obstacles consistaient d'abord dans des préjugés fort enracinés, et ensuite dans la fausse situation où se trouvaient un certain nombre de gens influents.

Les préjugés sont très-connus. Beaucoup d'idées de l'ancien régime avaient péri; mais il y en avait une qui avait surnagé : c'était la défiance qu'inspirait l'influence sacerdotale. Avons-nous besoin de dire que, si cette défiance avait pu avoir un prétexte, lorsque le clergé, riche et puissant, formait un des ordres de l'État, elle était un véritable anachronisme à l'époque dont nous parlons? Mais les esprits imbus de certaines idées y tiennent encore, même après que le cours des événements a ôté à ces idées jusqu'à l'apparence d'une base. Fautil s'étonner de ce qu'on s'épouvantait alors du fantôme de la domination cléricale, puisque aujourd'hui, après un intervalle d'un demisiècle, on trouve encore de savants jnrisconsultes dont cette chimère trouble l'imagination?

A côté des préjugés se trouvaient des situations fausses qui avaient plus de réalité. Beaucoup d'hommes haut placés et influents sentaient que leur réconciliation avec l'Eglise était impossible. C'étaient d'abord les gens qui avaient pris part à la curée révolutionnaire et qui s'étaient gorgés de richesses mal acquises. Pour obtenir le pardon de leurs fautes, il aurait fallu restituer : ils ne le voulaient pas. C'étaient ensuite les prêtres mariés, qui avaient facilement obtenu beaucoup d'emplois, par la double raison qu'ils étaient intelligents et qu'ils avaient donné à la Révolution un gage décisif. Je connais un département où, en l'an X, la plupart des membres des conseils de préfecture et du tribunal criminel, ainsi que plusieurs professeurs du collège communal du chef-lieu, appartenaient à cette catégorie de renégats. Enfin, ceux qui ont vécu dans ce temps savent qu'il était impossible de mettre le pied dans un salon de Paris sans y rencontrer des gens divorcés et

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remariés. Non-seulement aucun espoir de conversion ne pouvait s'attacher à ces personnes, mais encore elles employaient tout leur ascendant pour empêcher le retour des autres.

Ces difficultés étaient grandes, et les forces du clergé, pour les vaincre, ne l'étaient pas. Il comprenait alors deux classes d'hommes bien différentes.

La première se composait des prêtres fidèles et courageux que le vocabulaire de la Révolution avait désignés sous le nom d'insermentés ou de réfractaires, et qui avaient échappé aux massacres, aux échafauds et à toutes les chances de mort résultant des souffrances de la déportation et des misères de l'exil. Cette partie du clergé était environnée d'un juste respect.

Mais les prêtres qui avaient eu la faiblesse de prêter le serment se trouvaient mêlés à ceux qui étaient restés purs et irréprochables. Si leur repentir était sincère, leur faute pouvait être effacée auprès de Celui dont le regard pénètre jusqu'au fond des consciences; mais, aux yeux des hommes, leur considération n'était pas rétablie. L'opinion publique ne pardonne pas plus le défaut de courage au prêtre qu'au soldat.

Cette fusion des prêtres qui avaient failli avec ceux dont la fermeté était demeurée inébranlable amoindrissait la considération morale du corps entier. Dans plusieurs diocèses, le premier pasteur avait été choisi parmi les ecclésiastiques qui avaient dévié de la ligne droite. C'était pour ces diocèses une plaie qui a été longtemps à se fermer.

Il faut ajouter que bien des années se passèrent avant que les moyens de recrutement du sacerdoce fussent organisés d'une manière satisfaisante par l'établissement complet des séminaires.

Enfin le clergé n'était alors secondé par aucune congrégation religieuse; et il faut ne pas avoir vu les choses de près pour ne pas comprendre l'utilité de ce genre de secours.

A ne considérer cette situation qu'à un point de vue purement humain, on aurait dû craindre que la pratique de la religion ne fit pas de progrès et qu'elle ne fût réduite à rester dans cet état de cérémonies purement extérieures où tant de gens auraient voulu la confiner.

Il n'en fut pas ainsi, parce que l'esprit de Dieu souffle où il lui plaît, et que c'est presque toujours avec les moyens en apparence les plus faibles qu'il opère les plus grandes choses.

Depuis le concordat, les sentiments chrétiens et la vie chrétienne ont suivi une marche progressive, surtout dans les classes éclairées de la société. Le clergé est instruit, zélé et irréprochable dans sa

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