Page images
PDF
EPUB

LA

POLITIQUE DE HENRI IV

EN ITALIE

I

Philippe II avait recommandé en mourant à son successeur d'éviter soigneusement une guerre en Italie. C'était là, en effet, sur cette terre héroïque où les armes de la France et de la maison d'Autriche s'étaient tant de fois rencontrées, que résidait la principale force de la puissance espagnole. Maîtresse de Naples et du Milanais, l'Espagne tenait sous sa dépendance, par la crainte de ses vengeances ou l'attrait de ses faveurs, les familles considérables et les petits États de la Péninsule; elle envoyait ses gentilshommes passer leur jeunesse à Rome et faisait venir à Madrid ceux de l'Italie. Elle avait profité des troubles de la Ligue pour imposer son ascendant au Saint-Siége: assise en Lombardie, elle inquiétait de son redoutable voisinage les cantons helvétiques, et elle trouvait au pied des Alpes, pour défendre ses possessions contre une invasion étrangère, l'alliance intéressée, mais jusque-là active, du duc de Savoie.

Cette domination, déjà si pesante, s'était aggravée des violences du comte de Fuentès, gouverneur du Milanais. Sans cesse en mouvement, l'œil fixé sur toutes les démarches des princes italiens, l'impétueux vieillard ne leur laissait pas plus de repos qu'il ne s'en accordait à luimême. Qu'on se représente Final et Piombino arbitrairement envahis par ses troupes, les petits États subissant malgré eux l'écrasante protection de ses garnisons, les Génois menacés, les communications de

l'Italie avec l'Allemagne et la Suisse interceptées par des forteresses qui les livrent à la discrétion de l'Espagne, le duc de Savoie obligé d'ouvrir son territoire aux soldats napolitains qui se rendent dans les Pays-Bas et de les nourrir à ses frais, le duc de Mantoue entravé dans ses projets de mariage par la politique de l'Escurial, et l'on aura, suivant le mot d'un ambassadeur français, « un échantillon de la liberté de l'Italie', » au commencement du dix-septième siècle.

Il était naturel que du fond de sa captivité l'Italie se retournât vers Henri IV. Comme la Papauté, qui fut si souvent son interprète et son guide, elle avait vu avec faveur l'affermissement de ce prince; comme elle aussi, elle se tint, pendant les premiers temps, en défiance de ses intentions. Des intelligences se nouaient, des projets de ligue étaient entamés, on songeait à se lier avec Henri IV. Mais l'appréhension de sa mort ou de ses entreprises arrêtaient les résolutions. Les violences de Fuentès ne faisaient pas oublier les excès de Lautrec : dans l'adversaire de l'Espagne on redoutait un autre dominateur. A ces terreurs s'ajoutaient les jalousies intestines, le prestige toujours puissant de la nation conquérante, et la crainte de resserrer par un effort inutile cet esclavage qu'il s'agissait de rompre. « Ces pauvres princes sont tellement tyrannisez de l'Espagnol, écrivait à Henri IV son ambassadeur près la république de Venise, qu'ils méritent que Vostre Majesté en ait compassion, voire mesme devant qu'ils s'osent plaindre1. >>

Déjà allié de la Toscane et de Venise, qui lui avaient prêté durant les guerres civiles un fidèle appui, Henri IV avait dépêché des envoyés auprès des autres États de l'Italie, avec mission de les interroger, d'encourager ou de faire naître leurs griefs contre l'Espagne, de les éclairer sur les périls rapprochés ou lointains de sa domination, et d'offrir à tous le secours et les conseils de la France. A ce peuple, qui appelait un libérateur et ne voulait pas de conquérant, il se présentait comme l'adversaire désintéressé de la maison d'Autriche et ne faisait voir dans son intervention qu'une arme pour la délivrance de l'Italie.

Ce fut à Rome qu'il porta d'abord son influence.

II

Le Saint-Siége n'avait pas attendu, pour se fatiguer de la prépondérance de l'Espagne, que Henri IV fût reconnu roi. Dès longtemps

Ambassades de Fresnes-Canaye, II, p. 602, au cardinal de Joyeuse.

8 Ibid., t. II, p. 620.

il avait vu avec inquiétude cette puissance envahir successivement les positions importantes de la Péninsule, et il n'avait point manqué au devoir de lui résister. Qui ne connaît les épreuves de Clément VIII, assiégé jusque dans Rome par les soldats de Charles-Quint? les tentatives de Paul III se prêtant à des négociations avec le Grand Seigneur, et secondant entre la France et l'Angleterre un rapprochement qui pût arrêter l'empereur? Qui ne se rappelle Paul IV développant ces premiers essais dans une coalition ouverte, et, quoique déchu de ses espérances, quoique réduit à signer la paix avec l'Espagne, témoignant en présence même du duc d'Albe, son vainqueur, de ses magnanimes ressentiments contre les oppresseurs de sa patrie? Exemples à jamais mémorables de l'intègre vigilance avec laquelle le Saint-Siége sut toujours défendre contre le joug étranger l'indépendance de l'Italie et les libertés de l'Église 1!

Mais ces résistances avaient fléchi à mesure que s'étaient amoncelés les orages de la Ligue. La Papauté ne pouvait lutter contre la maison d'Autriche qu'en s'appuyant sur la France : du jour où la France, incertaine de sa foi comme de son roi, vint à défaillir, il ne se rencontra plus pour le Saint-Siége isolé, en face des ennemis communs du catholicisme et de l'Espagne, d'autre soutien que l'Espagne elle-même. Dans cette extrémité, il n'en garda pas moins ses traditions et ses défiances. Dès 1589, Villeroy montrait la cour de Rome effrayée de « la grandeur et puissance espagnolle, » et c'était au nom du Pape qu'il pressait le duc de Mayenne de repousser les propositions de Philippe II. Six ans plus tard, lorsque du Perron se rendit à Rome pour négocier l'absolution du roi, il démêla sous les incertitudes apparentes du Souverain Pontife les mêmes dispositions. « Il faut, Sire, écrivait-il à Henri IV, que Vostre Majesté s'acquitte des obligations spirituelles qu'elle luy a (au Pape) et entretienne l'affection et la bienveillance paternelle que Sa Sainteté porte à vostre estat et à vostre personne, vous suppliant très-humblement de croire, au point où sont les affaires, que, s'il vous plaist de cultiver le crédit que Vostre Majesté a acquis ici... elle prendra une pleine et entière possession de ceste court, laquelle, ayant desjà, en ce qui s'est passé, a bon escient offensé l'esprit des Espagnols, semble estre portée par le cours des affaires, si on lui ouvre tant soit peu les bras, à se jeter en la protection de Vostre Majesté. »

Henri IV ne cherchait qu'une occasion de répondre à cet appel. L'occupation du duché de Ferrare ne tarda pas à la lui fournir (1597).

1 Ranke, Histoire de la Papauté, passim.

Mém. de Villeroy, collect. Michaud et Poujoulat, XI, p. 230.

1

3 Amb. et négoc. du cardinal du Perron, éd. 1623, p. 15, 6 novembre 1595.

III

Don César d'Este s'était porté souverain du duché de Ferrare au mépris des droits du Saint-Siége, et il l'avait envahi par la force. L'usurpation était flagrante. Le duché de Ferrare faisait partie de l'exarchat de Ravenne, que Pepin avait donné, pour le bien de la chrétienté, à la Chaire apostolique. Les papes en avaient investi, de leur pleine autorité, les princes de la maison d'Este, sous condition de retour, à défaut d'héritiers mâles légitimes. La condition venait de s'accomplir par le décès du dernier duc, Alphonse II, mort sans enfants. C'était donc à Clément VIII que le duché devait être rendu. Aussi, après avoir inutilement averti don César, le Saint-Père n'avait-il point hésité à l'excommunier et à ordonner contre lui une levée de seize mille hommes.

Mais, en présence de l'inaction ou de la complicité sourde des autres puissances, le triomphe du Pape demeurait incertain. Chose remarquable! les petits États, accablés sous le joug espagnol, désiraient ce triomphe dans l'espoir que la prépondérance du Saint-Siége préparerait leur affranchissement. L'Espagne, au contraire, appuyait les efforts du prétendant : « Le roi d'Espagne, écrivait le cardinal « d'Ossat, craint particulièrement la grandeur temporelle du Pape, <«< qui, sur tous les autres, peut moyenner la liberté de l'Italie, que « les Espagnols oppriment1. >>

Les mêmes motifs dictaient à Henri IV une attitude tout opposée. Il embrassa résolûment la cause du Saint-Siége, et l'on apprit soudain que le duc de Luxembourg s'était rendu auprès du Pape et avait mis à son service l'épée du roi de France. A cette nouvelle, l'émotion fut extraordinaire. C'était de la part des Italiens un concert de louanges envers Henri IV. « Il ne se parle d'autre chose à Rome, di<< sait encore d'Ossat, et il semble que les forces du Saint-Siége en << soient multipliées et celles de don César ravalées. »

1 Lettres du cardinal d'Ossat, I, p. 490. « Cette donation, continuait d'Ossat, est le premier titre et droit que le Saint-Siége eût jamais en Ferrare et en toute la Romagne. Laquelle donation faite par Pepin, fut depuis confirmée par Charlemagne son fils étant à Rome en l'an 775, et depuis par le roi Louis le Débonnaire fils de Charlemagne en l'an 817. De façon qu'en prêtant secours au Pape pour Ferrare, Votre Majesté aura conservé et recouvré au Saint-Siége le bien que vos prédécesseurs lui ont fait autrefois. »

Lettres du cardinal d'Ossat, I, page 484. 3 * Id., page 490.

1

Un mois après, les armes étaient tombées des mains de don César, et le Pape reprenait, sans coup férir, possession du duché de Ferrare. Personne ne douta de la part qu'avait eue l'intervention de Henri IV dans la paisible fin d'une lutte dont on n'avait osé jusque-là prévoir la durée. Clément VIII, dans l'élan de sa gratitude, s'écriait : « Nous << rendons grâces à Dieu de ce qu'en un temps si difficile, et auquel « la république chrétienne est troublée, il a voulu nous donner un « tel fils et défenseur2. »

Le Souverain Pontife ne borna point à ces paroles les témoignages de sa reconnaissance. Il défendit à son tour contre les accusations de l'Espagne les intentions du roi de France. En même temps qu'il s'inspirait de ses conseils, il lui ménageait des appuis à lui-même; il négociait le mariage de Henri IV avec Marie de Médicis, et, en resserrant ainsi son alliance un instant ébranlée avec le grand-duc de Toscane, il travaillait à lui concilier les dispositions des autres États de l'Italie.

La mort de Clément VII dévoila bientôt tout ce qu'avait fait de progrès l'ascendant de Henri IV.

Parmi les cardinaux qui avaient le plus vivement encouragé le Pape à prononcer l'absolution de ce prince, on avait remarqué Alexandre de Médicis, archevêque de Florence. A la suite de ce grand événement, il s'était rendu en France comme légat du Saint-Siége. Il avait charmé Henri IV. Le roi ne parlait que du bon et vertueux cardinal. « Il lui sembloit, disait-il, que c'estoit un ange et non pas un homme qui lui eust esté envoyé3. »

Or, le 1er avril de l'année 1605, l'ancien légat du Saint-Siége en France, l'ami dévoué de Henri IV, montait, sous le nom de Léon XI, dans la chaire de saint Pierre.

A cette nouvelle, la satisfaction du roi fut si grande, qu'il voulut la faire connaître par des fêtes inaccoutumées : « Je vous confesse, écrivait-il au cardinal de Joyeuse, que j'ay esté si surpris et ravi de joye de l'advis du bon pape que Dieu nous a donné, que je me suis laissé emporter à des démonstrations et signes d'allégresse et actions de

1 « Notre roi, écrivait à Villeroy le cardinal d'Ossat, est béni par toute cette cour et par tout le peuple qui lui attribue une grande partie du recouvrement que le SaintSiége a fait d'un si grand et principal membre. » (Lettres, I, p. 497). Et il disait des Espagnols: « Ils demeurent fort confus de cet accord, tant pour voir agrandir le Saint-Siége auquel ils se sont montrés contraires, que pour ce que leur roi, qui se tient pour arbitre et modérateur des choses d'Italie, ni aucun de ses ministres n'a eu aucune part ni sentiment de cet accommodement. » On va voir que, neuf ans plus tard, Fresnes-Canaye peignait dans les mêmes termes l'attitude de l'Espagne après la pacification de Venise et du Saint-Siége.

Matthieu, Histoire de Henri le Grand, p. 274. 3 Ambass. et négoc. du cardinal du Perron, p. 51.

« PreviousContinue »