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LE

DÉCRET DU 24 NOVEMBRE

ET LA SITUATION

La Con

Etudes contemporaines : Lettre au Sénat, par le comte d'HAUSSONVILLE,
stitution de 1852 et le décret du 24 novembre 1860, par M. LEONCE DE LAVERGNE,
Paris, 1860, H. Dumineray, éditeur. - De la liberté de la presse, par LEON
VIDGTAIN, Paris, 1860, Michel Lévy. Du gouvernement parlementaire, par
M. PREVOST-PARADOL. Du décret du 24 novembre 1860, par M. SAINT-Marc Gi-
RARDIN, Paris, 1860, Michel Lévy.

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Le décret du 24 novembre et les mesures qui l'ont suivi ont été généralement envisagés comme les premiers pas du gouvernement français dans une voie différente de celle où il est entré le 2 décembre 1851. Pendant les neuf années qui viennent de s'écouler, tous les actes du pouvoir semblent tendre vers un seul but : la concentration de toutes les forces vitales de la société française dans les mains de l'Empereur. L'activité politique qui animait, à des degrés inégaux, les diverses classes de la population s'est peu à peu retirée d'elles pour refluer vers le gouvernement. Il y aurait quelque intérêt à passer en revue chacune des phases de cette politique, qui paraît enfin abandonnée, et à récapituler les efforts et les sacrifices qui ont été prodigués pour arriver à un but qu'aujourd'hui peut-être l'on craint d'avoir dépassé. Mais l'étude des modifications que le régime intérieur de la France a reçu ou est appelé à recevoir prochainement nous paraît plus opportune; nous allons l'entreprendre.

Les derniers actes du gouvernement apportent-ils un changement considérable dans la situation du pays? Nous ne sommes pas en mesure de résoudre maintenant cette question; le temps d'ailleurs ne saurait être éloigné où la lumière sera entièrement faite, et où nous pourrons dire si nous n'assistons qu'à un simple échange de fonctionnaires et de fonctions, ou si, comme nous n'avons cessé de le de

DÉCEMBRE 1860.

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mander, la France renaît à la liberté politique, qui seule peut assurer sa prospérité et le repos de l'Europe.

Toutefois les faits qui viennent de s'accomplir ont un enseignement salutaire. Ils démontrent que, quelles que soient les incertitudes sur l'avenir de la France, notre patrie ne peut désormais, sans danger pour elle-même et pour la paix générale, rester longtemps étrangère à ses propres affaires, et nous félicitons le gouvernement d'avoir rendu hommage à cette vérité politique.

Quelles causes ont entraîné ce changement de système? Là encore nous éviterons de nous prononcer. Nous nous bornerons à exposer les circonstances au milieu desquelles la politique intérieure du gouvernement français nous parait se modifier.

Nous examinerons d'abord l'état de nos relations extérieures ; ce sont elles, en effet, qui jusqu'ici ont conservé le privilège d'absorber le peu d'attention que la France consentait à prêter aux affaires publiques.

La question italienne est certainement une de celles qui constituent le péril le plus imminent pour la paix du monde. La confédération des Etats de la Péninsule, si conforme à la politique traditionnelle de la France, au génie et aux intérêts de l'Italie, semble plus éloignée que jamais de se réaliser. Les succès de notre incomparable armée n'ont été égalés que par les étranges revers de notre diplomatie. Le gouvernement, nous en sommes convaincu, souffre plus qu'il ne le laisse paraître des démentis qu'un allié, qui lui doit tout, inflige à sa politique. Il faudrait être aveuglé par l'esprit de parti pour supposer que ceux qui sont chargés de diriger les affaires de la France peuvent voir, sans inquiétude, les tentatives qui ont pour objet la réunion des diverses souverainetés italiennes en un seul État.

La catholicité assiste avec indignation aux usurpations qui privent son chef de sa souveraineté temporelle, garantie si nécessaire à l'exercice indépendant de son autorité spirituelle. L'Italie n'est pas affranchie de la domination étrangère. Pendant que vingt-cinq mille Français sont campés dans le patrimoine de Saint-Pierre, l'Autriche, maitresse de Venise, est décidée à défendre, avec une armée de trois cent mille hommes, les droits qui lui ont été conférés pour la première fois par le traité de Campo-Formio et qui ont reçu une solennelle confirmation à Villafranca et à Zurich. Le royaume de Naples, dans une résistance tardive mais opiniâtre, montre qu'il n'est pas disposé à accepter de plein gré l'annexion au Piémont. Enfin, excités par les éloges de l'Angleterre, mais comptant surtout, et sans doute bien à tort, sur notre concours, les partisans de l'unité provoquent l'Autriche et fixent déjà le jour prochain qui doit voir tomber sa domination en Vénétic.

Après de tels événements il n'est personne qui ose affirmer que la guerre n'éclatera pas, et, s'il y a quelque hésitation, c'est uniquement sur l'époque à laquelle commenceront les hostilités. Les espérances que les unitaires nourrissent de se voir appuyés par la France ont leur raison d'être dans les difficultés immenses de notre situation. Les engagements solennellement contractés à Villafranca et à Zurich, les périls mêmes devant lesquels nous nous sommes arrêtés sur les bords du Mincio, nous détournent de suivre le Piémont dans ses folles entreprises; mais, d'un autre côté, pouvons-nous laisser l'Autriche rétablir sa prépondérance dans la Péninsule? Si donc la guerre éclate encore en Italie, le théâtre des hostilités, suivant toute vraisemblance, s'agrandira. « La France, l'Allemagne et peut-être l'Angleterre, la Russie, seront entraînées à y prendre part; ce sera une conflagration générale 1. >>

En effet, le sort de l'Italie n'est pas l'unique objet des appréhensions de l'Europe, et toutes les puissances se préparent à la lutte.

L'Angleterre semble avoir découvert, ce qui lui avait échappé pendant trente-cinq ans, que le moyen infaillible d'assurer la paix à laquelle elle a tant de motifs de tenir, c'est de se disposer à une guerre à outrance; elle arme ses côtes et ses colonies; Gibraltar, Malte et Corfou se hérissent de canons Armstrong, les paisibles citoyens des TroisRoyaumes, surmontant l'aversion que leur inspire la vie militaire, dérobent à leurs affaires privées ce temps dont ils connaissent si bien le prix pour s'exercer au maniement des armes; le budget enfin consacre des sommes considérables à la mise des flottes de la GrandeBretagne sur le pied de guerre. Tous ces préparatifs ne sont pas faits en vue des événements dont l'Italie peut être le théâtre; l'Angleterre applaudit à la chute du pouvoir temporel du Saint-Père, aux échecs de notre diplomatie, elle désire l'unité de l'Italie, puisque nous ne pouvons y consentir; mais elle ne ferait pas le moindre sacrifice en faveur d'une cause qui n'est pas la sienne : ses dépenses prodigieuses, ses immenses efforts, répondent donc à d'autres éventualités.

Quant à l'Allemagne, elle craint que l'intégrité de son territoire ne soit mise en question; il s'y trouve, en assez grand nombre, des gens qui prêtent à la France des vues aggressives et ambitieuses, et ils invoquent à l'appui de leur dire des brochures plus impertinentes cependant qu'autorisées; les vieilles haines se raniment et les souvenirs des grandes mêlées du premier Empire revivent. On se rendra compte du mouvement de l'esprit public chez nos voisins par ces paroles que nous retrouvons au Moniteur du 20 juin 1860, le lendemain de l'entrevue de Bade: « Le voyage rapide que vient de faire l'Empereur aura, nou

1 L'empereur François-Joseph Ier et l'Europe.

n'en doutons pas, d'heureux résultats. Il ne fallait rien moins que la spontanéité d'une démarche aussi significative pour faire cesser ce concert unanime de bruits malveillants et de fausses appréciations. >> L'entrevue de Bade, on le sait, a été suivie de celle de Toeplitz, puis de celle de Varsovie, et l'anniversaire de la bataille de Leipzig a élé célébré avec un éclat inaccoutumé. Les souverains ne modèrent qu'imparfaitement cette émotion; malgré la gêne de leurs finances, ils ne cessent d'augmenter leur armée et de fabriquer des canons rayés; ceux même qui sont les plus opposés au systême de la liberté politique prodiguent les concessions à leurs peuples, qu'ils espèrent ainsi soustraire aux influences révolutionnaires du dehors.

L'Espagne donne à son état militaire des développements considérables: elle ne peut, sans inquiétude pour sa dynastie, assister à la chute des trônes occupés en Italie par des princes de la maison de Bourbon; enfin elle ne voit pas d'un bon œil des brochures, venues on ne sait d'où, qui, par amour pour le principe des frontières naturelles, proposent son annexion au Portugal.

Il n'est pas jusqu'aux États dont la neutralité est reconnue par le droit public européen qui, en présence des graves infractions qui y sont apportées, ne paraissent désormais compter plutôt sur l'efficacité de leurs armements que sur le respect des traités. La Belgique élève autour d'Anvers des fortifications qui feront de cette ville une sorte de camp retranché où, au jour du danger, le roi, les Chambres et une partie de l'armée attendraient avec sécurité les secours de nous ne savons quels alliés contre l'aggression d'une puissance étrangère, et les Chambres viennent de voter une loi qui fixe au chiffre énorme de quatre-vingt mille hommes le contingent de l'armée belge pour l'année 1861. La Suisse prend des précautions analogues.

Une agitation mystérieuse soulève les peuples de race slave, des dépôts d'armes clandestins s'établissent sur les rives du Danube; les Bulgares cherchent, dans le retour à l'unité catholique, au moins autant la satisfaction de leurs intérêts politiques que celle de leurs sentiments religieux; les Hongrois reçoivent avec un dédain marqué les institutions que la cour de Vienne leur restitue, un peu tardivement il est vrai; toutes ces populations semblent moins compter, pour changer la forme de leur gouvernement, sur leurs armées insurrectionnelles que sur le concours d'une grande nation qu'ils considèrent à tort comme leur auxiliaire.

Toutes les passions fermentent, toutes les ambitions s'excitent, toutes les convoitises s'allument, toutes les cupidités s'éveillent. M. Mirès prédit à l'Empire Ottoman d'éclatantes destinées, et garantit de l'autorité de sa parole la promesse quelque peu suspecte par laquelle la Porte assure à ceux qui souscriront ses obligations un inté

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rêt de dix pour cent; le prince du Montenegro laisse aux pâtres qu'il gouverne un avenir disproportionné avec l'importance de cette petite tribu guerrière; don Juan de Bourbon rivalise avec le malheureux comte de Syracuse par les avances les moins nobles aux éternels ennemis de sa maison et sollicite le concours de VictorEmmanuel pour doter l'Espagne du suffrage universel; enfin la Sardaigne signifie à la Suisse qu'elle entend conserver le monopole de la confiscation des biens ecclésiastiques et qu'à elle seule doit revenir le profit du séquestre des biens de l'évêché de Côme, situés dans le canton du Tessin,

Les plans les plus singuliers surgissent chaque jour : il n'est pas de rêveur qui ne se croie appelé par la Providence à remanier la carte de l'Europe. Tel pays doit disparaître parce qu'il n'a pas de nationalité qui lui soit propre, tel autre parce qu'il n'a pas de frontières naturelles. Les traités, les traditions, les différences de langage et de mœurs ne sont que des obstacles de peu de poids pour ces grands politiques, ils croient avoir changé les bases sur lesquelles repose la société, ils n'ont du juste et de l'injuste, du bien et du mal, qu'une notion imparfaite, et nous ne serions pas surpris de voir un jour une société de spéculateurs proposer une tombola gigantesque comme le fondement le plus solide du nouvel équilibre Européen.

De tels projets courent le monde, et leurs auteurs cherchent à leur donner crédit en se targuant d'adhésions dont le seul bon sens leur interdit de se prévaloir. Ainsi, au moment où les derniers actes du pouvoir semblent adresser à l'opinion publique un appel inattendu, l'Europe paraît redouter une guerre générale.

Dans quel état ce funeste événement, s'il éclatait, trouverait-il la France? quels efforts peuvent-ils y être tentés pour empêcher une rupture pleine de périls?

Notre organisation, comme le faisait remarquer, à juste titre, un document officiel, a son côté brillant et ses côtés défectueux. Son côté brillant, c'est une armée nombreuse, aguerrie, dont la valeur fait notre orgueil et l'admiration des étrangers. La France a aussi un grand crédit; cependant, si notre situation financière n'est pas, comme celle de plusieurs autres États, à la merci de la première crise venue, elle a des embarras dont il serait dangereux de méconnaitre la gravité.

Nos finances sont engagées dans des entreprises considérables; des travaux, hors de proportion avec ceux qui avaient été exécutés jusqu'alors, se poursuivent sur tous les points de notre territoire; l'armée et la marine absorbent chaque année d'énormes crédits; le traité de commerce avec l'Angleterre et les mesures qui en ont été les conséquences ont atteint une des branches les plus fructueuses

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