Page images
PDF
EPUB

renseignements sur l'industrie, l'agriculture et les classes ouvrières de cette région de l'empire russe.

M.Edm.de MOLINARI, après avoir adressé à la Société ses remerciments pour l'honneur qu'elle veut bien lui faire, exprime d'abord toute la sympathie qu'il éprouve pour le grand pays où il demeure depuis douze ans. Il regrette, dit-il, que ce pays soit si peu connu en France, si mal connu et surtout si injustement jugé. L'attention publique, ajoute-t-il, s'est particulièrement portée vers la Russie depuis quelques années, mais le public français, de même que le public allemand et anglais, est bien mal renseigné. Presque tous les écrits qui se publient sur la Russie sont, à quelques exceptions près, l'œuvre d'hommes qui ne connaissent pas le pays dont ils parlent ou qui le connaissent pour l'avoir traversé à toute vapeur, car aujourd'hui la Russie peut se traverser à toute vapeur! En lisant ces nombreuses publications, ces descriptions des mœurs, des habitudes, des institutions, l'orateur se demande souvent s'il s'agit bien du pays européen qu'il habite, car toutes ces descriptions, ornées de détails à effet et toujours erronés, s'appliqueraient avec beaucoup plus de justesse à une peuplade éloignée de l'Asie centrale.

M. Edm. de Molinari essayera, dit-il, de donner à la Société une idée générale des progrès qui s'accomplissent dans l'industrie, l'agriculture et des transformations qu'a subies l'ancienne classe des serfs; comment de cette classe surgit une petite bourgeoisie, plus intelligente, plus active, plus économe et pleine du désir d'améliorer sa condition.

Il ya vingt ans, quand le servage était encore une institution de l'empire, l'industrie n'existait qu'à l'état de germe et se trouvait concentrée dans les mains de quelques riches propriétaires. Depuis une quinzaine d'années il n'en est plus de même. La Russie méridionale s'est couverte d'usines, toutes outillées d'après les systèmes mécaniques les plus perfectionnés. Grâce à l'initiative de capitalistes, de propriétaires, de gens d'affaires russes et étrangers, un grand nombre de sociétés par actions se sont constituées. L'industrie, qui était peu représentée à l'époque du servage, l'est aujourd'hui par de nombreuses sucreries, des raffineries monstres, des distilleries, des fabriques de papier, des établissements métallurgiques, des ateliers de machines, des brasseries, etc., etc.

Toutes ces industries, bien outillées, fabriquent des produits de qualité supérieure. Le sucre extrait de la betterave, par exemple, est d'une qualité plus belle que celle des sucres travaillés dans les fabriques françaises et allemandes, par la raison que les consom

mateurs russes sont plus exigeants. Cette belle qualité du sucre atteste l'état de perfection de l'industrie; aussi serait-il bien regrettable que celle-ci fût entravée dans sa première période de développement et de prospérité, par une aggravation des charges de l'impôt.

Passant ensuite à la question agricole, M. Edm.de Molinari dit que les progrès de cette branche importante de la production sont dus principalement à la culture de la betterave. Le sol de la Russie méridionale est riche et essentiellement propre à la culture des céréales. Avant l'établissement des fabriques de sucre, avant que la betterave fût cultivée, quelques grands propriétaires avaient fait venir d'Angleterre et de Belgique des instruments perfectionnés pour le travail du sol, des machines pour battre le blé. Ces instruments et ces machines ne fonctionnèrent malheureusement pas longtemps. Les ouvriers russes ne savaient pas s'en servir et après quelque mois d'essais infructueux le nouvel outillage se détériorait et demandait des réparations. Les mécaniciens étaient rares, les ateliers plus rares encore, aussi les réparations coûtaient-elles fort cher. Les propriétaires de ce matériel agricole préférèrent renoncer à s'en servir plutôt que de se ruiner en réparations. Ce n'était pas de cette manière que l'agriculture pouvait prospérer. Aujourd'hui les choses ont bien changé. Toutes les grandes exploitations possèdent des instruments perfectionnés dont on sait parfaitement faire usage; les ouvriers russes sont devenus plus habiles, les mécaniciens plus nombreux et les ateliers se sont multipliés. Toutes les grandes fermes ou économies se servent pour la culture de la betterave des instruments employés en France. Les autres machines telles que faneuses, faucheuses, machines à battre, etc., sont devenues d'un usage plus général. Les soins qu'on apporte à la culture de tous les produits sont beaucoup plus grands, et ce bon exemple donné primitivement par les fabricants dans la culture de la betterave a été imité pour toutes les autres cultures. L'emploi du fumier, qui était chose inconnue, est devenu général et de grandes quantités d'engrais artificiels, de chaux, de noir animal, de phosphates, sont employés pour la reconstitution du sol. Voilà les éléments principaux de transformation qui placeront bientôt la Russie parmi les nations agricoles les plus progressives.

M.Edm. de Molinari aborde la question ouvrière. L'ouvrier russe est doux, soumis, intelligent, essentiellement honnête et désireux d'améliorer son sort, qualité qu'il possédait à peine du temps du servage. C'était à cette époque une espèce d'automate qui travaillait pour son seigneur, sans songer à autre chose. Aujourd'hui, sous le régime salutaire de la liberté, il travaille pour, subvenir à ses

besoins, pour entretenir sa famille et élever ses enfants. L'influence du servage ne se détruit pas en vingt ans, aussi les paysans qui viennent chercher du travail dans les fabriques sont-ils encore bien gauches, bien lourds et peu développés. Les premiers jours, ces ouvriers sont craintifs, ne savent comment se retourner et donnent beaucoup de mal aux contre-maîtres, mais au bout de quelques semaines ils sont déjà faits au travail et leur transformation est rapide.

Les besoins de l'ouvrier ne sont pas grands, car surchargé comme il l'est d'impôts, il ne pourrait parvenir à s'acquitter de ses charges.

Les dépenses nécessaires d'un ouvrier sont plus considérables qu'on ne le croit généralement.

L'ouvrier rangé a une garde-robe qui lui coûte plus cher que celle des ouvriers français. A Paris, l'ouvrier peut se vêtir à la Belle Jardinière pour 75 francs, tandis que l'ouvrier russe a besoin, pour l'achat d'une chemise, d'un pantalon, d'une paire de bottes, d'une padiofka ou pardessus, de sa peau de mouton ou touloupe, de son bonnet fourré, d'environ 150 francs. Certainement il n'est question ici que des ouvriers qui reçoivent un salaire moyen de 18 roubles par mois c'est-à-dire environ 54 fr. L'ouvrier des campagnes ne fait pas tant de frais de toilette. Si à ces dépenses on ajoute les impôts et redevances qui sont à la charge de l'ouvrier, on reconnaîtra qu'il lui reste bien peu de chose pour subvenir à ses besoins, très-heureusement limités.

Le travail dans les fabriques est plus prolongé en Russie qu'en France, mais pour l'ouvrier le travail est moins dur. La maind'œuvre étant moins chère, une usine russe qui travaille la même quantité de matière première qu'une usine française emploie plus de bras, ce qui compense la plus longue durée de la journée.

Une excellente institution qui existe en Russie c'est l'association coopérative pour l'alimentation des ouvriers ou artelles de consommation. Ces associations ont le grand avantage de fournir aux ouvriers la nourriture à bon marché, de les exempter du soin de la préparation de leurs aliments, de leur épargner beaucoup de temps. Les ouvriers qui forment l'artelle se réunissent deux fois par an pour délibérer avec les fournisseurs de provisions et débattre les prix. Un ouvrier est nommé par la majorité pour s'occuper exclusivement et spécialement des soins du ménage, du réglement des comptes et de la surveillance dans la préparation des aliments. Il est également chargé de vérifier la qualité des produits livrés à l'artelle. En cas de contestations avec le fournisseur, une délégation spéciale qui se compose ordinairement d'une dizaine d'ouvriers

est appelée à décider et à défendre les intérêts communs, tandis que le fournisseur appelle de son côté le directeur de la fabrique, qui sert d'arbitre. Les bonnes provisions sont acceptées, les mauvaises retournées au fournisseur. Les aliments sont préparés par des cuisinières spéciales et les repas toujours très-exactement servis se font en commun. Ce système procure donc aux ouvriers des avantages importants.

Les ouvriers fixés depuis plusieurs années dans les fabriques, dont la position s'est améliorée grâce à leur assiduité, leur travail et leur bonne conduite, se détachent peu à peu de la foule des ouvriers ordinaires pour former un groupe à part, une petite bourgeoisie, peu nombreuse encore mais qui s'accroît chaque jour. La formation de cette petite bourgeoisie se remarque principalement dans les fabriques situées dans les villes ou dans leur voisinage. Cette classe nouvelle fait société à part et se considère comme appartenant à un degré supérieur de la hiérarchie sociale. Les petits russiens qui recrutent cette nouvelle classe changent volontiers leur costume national, la blouse et les bottes traditionnelles, pour le costume européen, tandis que les ouvriers venus de la grande Russie conservent plus longtemps leur vieux costume. Cette élite de la classe ouvrière semble avoir à cœur de donner à ses enfants l'instruction dont elle a été privée; elle paraît en apprécier l'utilité et surtout elle la considère comme un moyen d'élever leur condition au-dessus de son propre niveau. C'est un nouvel élement social d'une valeur incontestable qui est en voie de formation.

M. LE PRÉSIDENT demande à M. de Molinari à quoi il attribue l'habitude de l'ivrognerie qui paraît être générale chez le peuple russe. M. de Molinari l'attribue principalement au climat et aux longues privations que le paysan supporte pendant le carême dont l'observation est extrêmement rigide. Pendant ce temps le paysan ne mange pas de viande, pas de laitage, pas d'œufs et prépare ses gruaux avec de l'huile de chanvre dont l'odeur seule donne des nausées; à quoi il faut ajouter que l'eau-de-vie russe est d'une qualité fort appréciée par les ouvriers étrangers eux-mêmes. L'orateur a pu constater que les Anglais venus en Russie pour monter des machines avaient pour elle une estime particulière. L'usage de la bière qui s'est répandu depuis quelques années contribue d'ailleurs à diminuer la consommation de l'eau-de-vie.

M. FRÉDÉRIC PASSY demande comment font les ouvriers mariés pour se nourrir à l'artelle. M. de Molinari répond que les ouvriers mariés font ménage à part. M. le président adresse au nom de

l'assemblée ses remercîments à M. de Molinari fils pour l'intéressante communication qu'ilvient de faire.

Après ces diverses communications, M. le président procède au choix d'une question pour l'entretien de la soirée. La majorité de la réunion se prononce pour la question suivante :

QU'Y A-T-IL A FAIRE POUR DÉVELOPPER LE CRÉDIT AGRICOLE?

M. Jacques Valserres prend le premier la parole.

Il vient de rédiger un projet de loi sur le crédit agricole, il ne peut mieux faire que de donner connaissance des principales dispositions du projet présenté à la dernière séance par M. le secrétaire perpétuel.

M. Jacques Valserres dit d'abord que si le crédit agricole n'est point encore fondé, il faut l'attribuer aux rédacteurs du Code civil, qui sous prétexte d'une protection mensongère ont rendu immeuble par destination tous les objets qui garnissent la ferme ainsi que les récoltes tant qu'elles ne sont point détachées du sol. Ces valeurs étant immobilisées ne peuvent faire l'objet d'une saisie-exécution. Comme conséquence, elles ne peuvent être données en gage d'un emprunt, car le créancier ne pourrait les faire vendre qu'avec la ferme elle-même.

M. Jacques Valserres porte à 20 milliards toutes les valeurs que détient l'agriculture et dont il lui est impossible de se faire un instrument de crédit. Ces 20 milliards se décomposent de la manière suivante: animaux domestiques, 4 milliards; matériel agricole, 6; récoltes sur pied, 8; approvisionnements divers, 2. Total égal, 20 milliards.

Si tous ces objets n'étaient point immeubles par destination, en offrant une garantie double, les cultivateurs pourraient facilement emprunter 10 milliards. Or, avec cette somme, il compléteraient leur capital d'exploitation et pourraient ainsi faire une culture remunératrice. Pour atteindre ce résultat, que faudrait-il faire ? Réformer quelques articles du Code civil et rendre aux 20 milliards, que l'agriculture détient, leur caractère mobilier.

Le système proposé par M. Valserres est fort simple. Son projet de loi distingue :

1o Les prêts à court terme;

2o Les prêts à long terme.

Les prêts à court terme sont au nombre de trois : ceux qui sont faits en espèces; ceux qui sont faits en nature; enfin, les avances de bestiaux. Tous ces prêts garantis par des valeurs mobilières

« PreviousContinue »