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proche qui n'a pas été sans écho dans les chaires de l'Allemagne. En amenant, disent-ils, l'appropriation privée du sol, elle a privé ceux qui n'en avaient eu aucune part de l'exercice du droit d'en recueillir les produits naturels; il y a eu pour eux perte, et quelques-uns ajoutent qu'une indemnité leur est due. Assurément, personne ne sait quel a été le plus ancien passé de l'humanité; sans doute elle a été longtemps trop barbare pour que de nombreuses violences n'aient pas été commises dans ses rangs; mais ce qu'atteste l'état actuel des peuplades qui abandonnent la vie nomade, c'est qu'elles disposent de plus de terres qn'elles n'en peuvent occuper et que s'il est des hommes qui ne s'adonnent pas aux œuvres rurales, c'est qu'il en est d'autres qu'ils préfèrent. Au reste, il n'y a ici qu'une question : c'est de savoir s'il est une partie de la population des contrées civilisées, aujourd'hui moins à l'aise qu'elle ne l'était avant que le sol eût des maîtres. Or, il n'y a pas à s'y méprendre, il n'y en a pas une qui n'ait gagné en bien-être. Quand Adam Smith affirmait qu'un journalier de son pays subissait moins de privations et jouissait de plus de comfort que le chef d'une tribu de sauvages, il avait raison et il l'aurait eu davantage encore si au lieu de la comparer à celle d'un chef de tribu, il eût comparé la condition d'un journalier anglais à celle d'un de ces malheureux sauvages que la faim ne cesse de poursuivre et livre à des souffrances qui souvent abrégent ses jours. La civilisation, en augmentant la fécondité des labeurs, n'a fait que du bien, et s'il est des membres du corps social qui plus que les autres ont acquis la richesse, c'est parce que la hauteur de leur situation, due à des qualités qu'ils possèdent ou que possédaient leurs auteurs, devait être la cause déterminante de progrès qui amenderaient le sort même de ceux que le sort a traités le moins généreusement. Comme les autres socialistes, ceux de la chaire pensent que, laissée à son cours naturel, la répartition de la richesse n'est pas ce qu'elle devrait être et qu'il y a moyen de la modifier à l'avantage de tous. S'ils interrogeaient les données historiques, elles leur répondraient que, de tous temps, les sociétés n'ont prospéré qu'en raison du degré de liberté pour chacun d'agrandir sa fortune personnelle et de la constituer sous la forme à son avis préférable. Quand cette liberté est entière, le sentiment le plus vif chez l'homme, le désir du mieux-être opère avec toute l'énergie qui lui est propre, et de l'ensemble des efforts de tous pour amender leur condition naît l'ordre le plus conforme à l'accroissement du bien-être général. Il en advient autrement toutes les fois que cette liberté n'est pas entière. Dans l'ancienne Europe le socialisme était aristocratique. Aux hautes classes étaient réservées la propriété exclusive de vastes portions du sol, des immunités

sans nombre, les dignités et les fonctions lucratives. Sur les autres classes, au contraire, pesaient les charges les plus lourdes. Maintenir et accroître aux mains des privilégiés la part de richesse dont ils étaient en possession, en refusant au reste de la population la faculté de leur faire concurrence, voilà ce que voulaient les institutions, et partout le mal qu'elles ont fait s'est proportionné à l'étroitesse des limites du champ qu'elles laissaient ouvert à l'emploi des activités individuelles. C'est là ce qui a retenu les nations slaves en arrière des autres. Chez elles, la noblesse et le clergé jouissaient seuls du droit de posséder la terre. Comme, hormis leurs membres, personne ne pouvait acquérir un champ, le stimulant qui plus que tout autre amène les progrès du travail manqua aux plus nombreux. La bourgeoisie des villes demeura. clair-semée et languissante, les paysans ne purent rompre les chaînes du servage, et nulle part ne se perfectionnèrent les labeurs ni ne s'amassèrent les épargnes sans lesquels les sociétés ne sauraient croître en industrie et en richesse.

Le passé de l'Europe a montré comment opérait le socialisme aristocratique; l'expérience des effets du socialisme dit démocratique n'a pas été aussi complète. Si quelques villes de l'Italie du moyen âge en ont donné quelques exemples, leurs tentatives ont pris fin avec les orages politiques qui les avaient commandées et elles n'ont laissé que des enseignements de peu d'importance. Il suffit toutefois d'examiner avec quelque attention les arrangements proposés par le socialisme pour reconnaître qu'il n'en est pas un seul qui, s'il était admis, ne tournerait immédiatement contre son but et nuirait non-seulement à tous, mais davantage encore à ceux qu'il voudrait favoriser. Au dire de Bastiat, il est possible au petit nombre de spolier le grand; il ne l'est pas au grand nombre de spolier le petit. Bastiat s'est trompé : il est possible au grand nombre de spolier le petit, mais à la condition de se spolier lui-même, en se privant, au moins en partie, de ressources et de moyens de bien-être nécessaires à l'amélioration de son existence. Ce sont les capitaux et les connaissances amassées par les classes en possession de l'aisance qui fournissent au travail les forces dont il a besoin pour croître en énergie productive, et il n'est pas d'amoindrissement forcé de leur lot qui, en réduisant chez elles la faculté de réaliser et d'employer reproductivement leurs épargnes, ne deviendrait obstacle à l'accroissement de la richesse dans les rangs où il en arrive le moins aussi bien que dans tous les autres. Rien de plus facile à constater, en suivant dans leurs effets successifs les combinaisons au moyen desquelles les socialistes proposent d'amener une distribution de richesse autre que celle qui

s'effectue naturellement. Ces combinaisons, il est bon de le remarquer en passant, le socialisme de la chaire n'a pas réussi à en inventer de particulières. Les siennes ne sont que celles des autres écoles, et, comme celles-ci, elles ne diffèrent entre elles que par les degrés de coaction et de contrainte dont leur mise à exécution nécessiterait l'emploi. Eh bien, parmi ces combinaisons, prenez les moins coercitives, celles qui en apparence laisseraient le plus de liberté à la formation des fortunes privées, vous n'en trouverez pas une qui ne doive aboutir à l'appauvrissement de ceux mêmes dans l'intérêt desquels elle est conçue. Voici, par exemple, l'impôt progressif soit sur le revenu, soit sur les héritages, soit sur les deux à la fois. Assurément, s'il était très-léger, cet impôt n'aurait que peu d'inconvénients. Elevé au taux nécessaire pour répondre à son but, il en amènerait dont les masses populaires souffriraient de plus en plus. C'est qu'il poserait une limite au delà de laquelle les additions à la richesse acquise entraîneraient des surtaxes qui les rendraient trop peu lucratives pour qu'il y eût intérêt à en faire de nouvelles. On renoncerait à des affaires dont le succès ne compenserait plus suffisamment les risques. Des capitaux chômeraient ou iraient chercher à l'étranger des bénéfices que le fisc ne pourrait atteindre; et, faute de pouvoir mettre utilement en œuvre sur le sol national tous leurs agents de production, les sociétés languiraient et, dans tous les cas, ne prendraient pas l'essor industriel nécessaire à la hausse des salaires.

Appliqué aux successions, l'impôt progressif produirait les mêmes effets, mais aggravés encore. Il est des sentiments naturels dont les lois ne sauraient amoindrir la puissance, et du moment où les taxes croîtraient en raison de la grandeur des fortunes, le fisc entrerait en lutte avec le désir toujours ardent chez les pères de laisser le plus possible à leurs enfants. Des avances d'hoirie, des donations de la main à la main, des placements de fonds au dehors ou dissimulés au dedans combattraient ses exigences, et les gênes qui pèseraient sur l'emploi des capitaux deviendraient une cause de dommage aussi bien pour ceux dont ces mêmes capitaux rétribuent le travail que pour ceux qui les font produire.

Un des inévitables résultats des impôts progressifs serait de répandre au sein des populations l'habitude de se jouer des injonctions de la loi. La tentation de les enfreindre serait trop forte et, en même temps, trop facile à satisfaire, pour que grand nombre des intéressés n'y cédassent pas. Les fraudes, les dissimulations se multiplieraient rapidement, et deviendraient pour les sociétés la cause d'une démoralisation qui des relations des individus avec l'Etat ne tarderait pas à s'étendre à celles qu'ils ont entre eux.

Nombreuses et diverses sont les combinaisons qui, selon les différentes écoles du socialisme, celles de la chaire comprises, pourraient et devraient rendre la distribution des richesses plus favorable à la main-d'œuvre. Pour n'en citer qu'une, nous choisirons celle qui semble la plus simple et qui maintenant compte encore grand nombre de partisans. C'est la participation des ouvriers aux bénéfices des patrons. On ne voit pas ce que les ouvriers pourraient gagner à cette combinaison si elle était généralement admise, on voit bien ce qu'ils y perdraient. Ceux qui la préconisent oublient qu'à chaque époque, en tout pays, le fonds applicable au paiement de la main-d'œuvre n'existe qu'en quantité donnée, et ne saurait par conséquent être réparti entre ceux qu'il retribue qu'à raison de leur nombre. C'est l'effet de la loi de l'offre et de la demande des bras, loi immuable et régissant souverainement le prix du travail. Aussi, faudrait-il, sous peine de ruine et de destruction du capital existant, reprendre aux salaires le montant de ce qui serait alloué à titre de part aux bénéfices, et l'arrangement n'aboutirait qu'à la division en deux portions, l'une fixe et régulière, l'autre éventuelle et variable de la somme qui tout entière revient à l'ouvrier. De là pour celui-ci une cause de détresse. Non-seulement il aurait des privations à supporter toutes les fois que les bénéfices manqueraient ou seraient notablement réduits, mais ce qui lui serait bien plus dommageable, ce serait l'ignorance de ce qu'il aurait à recevoir en fin d'année. L'impossibilité de compter exactement avec l'avenir, de régler ses dépenses d'après des prévisions certaines, jetterait le désordre dans son ménage, et certes l'empêcherait d'acquérir les habitudes de réserve et de prévoyance sans lesquelles, demeurant en butte aux atteintes de l'indigence, il ne saurait travailler avec succès à l'amélioration de sa destinée.

Presque jusqu'à nos jours, ce fut afin d'avantager le petit nombre que les lois naturelles en matière de distribution des richesses ont été enfreintes, et il n'y eut pas une des infractions qu'elles ont subies, qui n'ait ôté aux populations quelques moyens de prospérité et du bien-être. La violation de ces lois, dans l'espoir d'amender la condition des masses n'aurait pas moins d'inconvénients. Elle détruirait chez ceux dont les lumières et les épargnes mettent les sociétés à même d'ajouter à la puissance de leurs labeurs, la possibilité de remplir suffisamment leur tâche et, faute de force productive croissante, sur les sociétés pèseraient de plus en plus lourdement les maux inséparables de la stagnation industrielle. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de coaction factice, d'intervention de la force en matière de répartition de la richesse qui n'entraîne des dommages sociaux et n'en entraîne d'autant plus

qu'elle attente davantage aux droits de la liberté et de la justice. Il était naturel que les socialistes de toutes les catégories imaginassent des théories à leur usage. Les lois qui régissent la distribution des richesses ont des résultats dont ils ne veulent pas. Aussi ont-ils pris le parti : les uns, de nier l'existence de ces lois dans l'ordre économique; les autres, de l'admettre mais en n'accordant à ces lois qu'un rôle secondaire, subordonné à celui qui appartient à des convenances sociales dont l'autorité souveraine est seule juge. M. Block a suivi les socialistes de la chaire sur ce terrain; il en a signalé les erreurs et, pour ne laisser aucun doute sur le fond de leur pensée, il a pris le soin de citer textuellement les paroles de l'un des membres les plus accrédités de l'école.

Voici ces paroles traduites par M. Block aussi littéralement que le comporte ce qu'elles ont d'indécis et de vague.

« L'individu, dit l'auteur cité, en cultivant ses intérêts économiques, ne refuse pas d'appartenir à une organisation politique, et il n'a pas de droit naturel à opposer à ce que cette organisation peut en exiger. Aussi, la législation en vigueur doit-elle être considérée dans son ensemble et pour chaque cas particulier, comme devant exercer une influence majeure sur la vie économique. Quant aux bases sur lesquelles doit s'appuyer l'économie politique, ce sont les données historiques et statistiques. Ainsi le veulent à la fois le point de vue de la politique et le point de vue historicolégal. >>

Le vrai et le faux se mêlent dans cette théorie où le faux tient de beaucoup le plus de place. Au fond, c'est l'omnipotence de l'Etat qu'elle érige en règle suprême. Dans le monde ancien on pensait ainsi. Alors les Etats étaient petits, composés en général d'une ville et des campagnes environnantes. Peu nombreuse, la population libre avait à tenir en respect des masses asservies. Alors aussi les guerres entraînaient l'expropriation et la mise en servitude des vaincus, et il était indispensable que, toujours en armes, les citoyens se soumissent aux règles nécessaires au maintien de la discipline et des qualités que requérait l'imminence continue d'invasions ennemies qu'il fallait repousser sous peine d'inévitable ruine. De ces temps ne reste qu'une chose, l'obligation pour les habitants d'un même pays d'accepter toutes les charges imposées en vue de la conservation de l'existence nationale. Il n'y a pas de sacrifices auxquels ils ne soient tenus de souscrire quand il s'agit de la défense de leur sol et de leur indépendance, et, en pareils cas, ils ne gardent d'autre droit que celui de vouloir que les sacrifices ne dépassent pas la mesure nécessaire et soient répartis avec complète équité. Quant à l'ordre économi

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