devront être essentiellement consacrés à compléter le capital d'exploitation. Dans le cas où ils viendraient à être détournés de cette destination, le créancier pourrait en exiger le remboursement immédiat. Cette disposition, on le voit, répond d'une manière péremptoire aux objections que l'on fait contre le Crédit agricole. On dit, en effet, que bon nombre de cultivateurs, s'ils pouvaient emprunter, mésuseraient de ces emprunts et fatalement cour. raient à leur ruine. En les obligeant à faire l'emploi des sommes prêtées sur leurs fermes, on remédie à cet inconvénient. Les prêts en espèces ne sont pas les seuls qui puissent être faits aux cultivateurs. On peut aussi leur confier à crédit des objets en nature, tels que instruments aratoires, semences, engrais, effets mobiliers, etc., etc. Et comme tous les prêts à court terme peuvent avoir une durée de deux ans, ce délai est assez long pour permettre à l'emprunteur de recomposer, pour la vente de ses récoltes et par des économies de main-d'œuvre, le capital emprunté. Relativement aux prêts de bestiaux connus sous le nom de cheptel, M. Jacques Valserres, sans tenir compte des dispositions du Code civil, laisse aux parties le soin de régler les conditions de ce contrat et de fixer leur part dans les bénéfices. Lorsqu'il y a perte totale ou partielle du fond de bétail, elle est partagée également entre les parties. M. Jacques Valserres ne reconnaît qu'une espèce de cheptel, celui par association, qu'il distingue des simples prêts de bétail. Les règles de ce contrat sont assimilées à celle des prêts en nature. Comme garantie accordée aux prêteurs, M. Jacques Valserres exige que tous les objets servant de gage à une créance soient assurés contre les risques qui pourraient les détruire, tels que: incendies, grêles, épizooties, etc. Ainsi, dans son système, le prêteur a d'abord une double garantie mobilière. A cette double garantie vient s'en ajouter une troisième, c'est l'obligation imposée à l'emprunteur d'appliquer sur sa ferme les sommes qu'il reçoit. Les prêteurs se trouvent donc suffisamment couverts de leurs avances. Ils n'ont, pour ainsi dire, aucun risque à courir, car si les objets qu'ils reçoivent en garant sont si périssables, ils se trouvent couverts par une police d'assurance. Avec ce système, les capitalistes pourront, sans crainte, confier leur encaisse aux cultivateurs, qui leur payeront une rémunération convenable. Maintenant, quels sont les avantages que le crédit agricole offre aux cultivateurs? Ceux-ci, pouvant compléter leur capital d'exploitation, sans un notable accroissement de dépenses, pourront doubler leurs récoltes. Alors, la moyenne du rendement des cé réales, qui est aujourd'hui de 13 hectolitres par hectare, s'élèvera au double de ce chiffre. Avec un rendement de 14 hectolitres, le blé coûte fort cher au producteur. Le prix de revient est aujourd'hui de 20 à 24 francs, suivant qu'il s'agit du nord, du centre, ou du midi. Ce chiffre est beaucoup trop élevé. Ainsi, durant toute cette campagne, les blés américains se sont vendus de 17 à 19 francs l'hectolitre. Nos cultivateurs sont donc en perte. En seraitil de même si, au lieu de récolter 14 hectolitres par hectare, ils pouvaient en récolter 28? Alors le blé, au lieu de leur coûter de 20 à 24 francs l'hectolitre, ne leur reviendrait plus qu'à 12 à 14 francs. Au prix où s'est vendu le blé américain, il leur resterait encore une marge suffisante. Reste à savoir si les cultivateurs peuvent doubler leur rendement en céréales? Ils le pourront, le jour où ils disposeront de ressources suffisantes, c'est-à-dire lorsqu'ils trouveront à emprunter de l'argent et que les constructeurs d'instruments aratoires, les fabricants d'engrais, les fournisseurs de semences et les éleveurs leur feront des prêts en nature. Ils pourront ainsi faire de la culture intensive et obtenir 28 hectolitres à l'hectare. C'est là le chiffre réalisé en Angleterre, où les capitaux abondent. Avec un climat plus favorisé que celui de nos voisins, disposant des mêmes ressources, nous pourrions obtenir les mêmes rendements. Pour compléter son système, en ce qui concerne les prêts à court terme, M. Jacques Valserres accorde aux porteurs d'objets en nature un privilége sur les choses livrées tant qu'ils ne sont point rentrés dans leurs avances. Il établit également un système de pénalité pour empêcher les fraudes, soit de la part des porteurs, soit de la part des emprunteurs. Il rend ces derniers séquestres des choses qu'ils ont reçues, et en cas de détournement ou de détériorations, il leur impose la peine de l'emprisonnement. Enfin, pour simplifier les contestations en matière de prêts agricoles, il les défère au juge de paix. Seulement, il laisse à la juridiction consulaire les emprunts qui seront constatés par billets à ordre. Il ne suffirait pas d'avoir pris toutes ces précautions pour prévenir les abus. Ce qu'il importe surtout en ces matières, c'est d'avoir un moyen de publicité qui sauvegarde les prêteurs contre la mauvaise foi des emprunteurs. Dans ce but, M. Jacques Valserres établit au greffe de la justice de paix des registres sur lesquels seront mentionnées toutes les transactions intervenues en matière de crédit agricole. Cette mention servira de boussole aux capitalistes. Lorsqu'on viendra leur demander de l'argent, ils pourront visiter les registres tenus à la justice de paix et connaître immé diatement la position de l'emprunteur. La fraude deviendra donc très-difficile. Dans le cas où l'emprunteur aurait donné comme libres des choses déja engagées, il pourrait être poursuivi et condamné à l'emprisonnement. Tel est à peu près l'ensemble du projet de loi rédigé par M. Jacques Valserres en ce qui concerne les prêts à court terme. Relativement aux prêts à long terme, ils doivent surtout être consacrés aux grands travaux d'améliorations agricoles, tels que drainages, colmatages, irrigations, desséchements, endiguements, etc.... Les emprunts relatifs à ces travaux auront lieu sur hypothèques. Seulement, M. Jacques Valserres voudrait que les frais de ces sortes d'emprunts fussent considérablement réduits. Il voudrait aussi que la loi du 31 juin 1865 sur les associations syndicales fût remaniée, de manière qu'elle s'appliquât à tous les travaux d'utilité collective et que la majorité des membres obligeât toujours la mino rité. La durée des prêts pour travaux d'amélioration agricole n'est point fixée par M. Jacques Valserres, ainsi qu'il le fait pour les prêts à court terme. Il laisse le soin aux parties, qui pourront en déterminer la durée suivant que les entreprises reproduiront plus ou moins vite le capital dépensé. MM. d'Esterno et Victor Borie expliquent comment la première réforme à faire pour laisser le crédit agricole se développer avant tout, ce serait la simplification et la révision du Code civil en ce qui concerne le cheptel, afin d'assurer la liberté et la garantie des contrats, conditions fondamentales de la facilité des prêts et des emprunts. M. Joseph Garnier ne pense pas qu'il faille songer à organiser le crédit agricole par voie gouvernementale d'une manière quelconque. On se figure généralement, bien à tort, qu'une institution d'Etat créée par une mesure législative est capable de donner du crédit, c'est-à-dire la facilité d'obtenir des capitaux circulants aux habitants des campagnes, aux cultivateurs des champs. Le crédit agricole ne diffère pas des autres crédits; il ne peut résulter d'une combinaison administrative ou législative, mais premièrement de la solvabilité des agriculteurs, deuxièmement de la facilité de se faire payer, troisièmement de la concurrence des capitalistes et de la liberté de l'industrie des prêteurs. Ce qu'il y a à faire, en France surtout, c'est la réforme du Code civil en ce qui concerne les diverses règles de prêts et de louage, le cheptel notamment, ainsi que viennent de le dire les orateurs précédents; c'est, avant tout, l'abrogation de la loi de 1807 qui fixe un maximum pour l'intérêt et punit l'habitude d'usure avec prêt au-dessus du taux légal, et l'abrogation de la loi de 1850 qui punit le simple fait d'usure et qui heureusement n'a pas été appliquée, parce qu'elle atteint toute espèce de transaction commerciale avec bénéfice au-dessus de 5 et 6 p. 100. A ce sujet, M. Garnier rappelle que cette loi de 1850 a été le résultat des efforts réunis des philanthropes religieux, dont M. de Saint-Priest, auteur de la proposition, fut l'interprète, des divers socialistes de l'Assemblée, et des députés ayant à compter avec les électeurs des campagnes qui n'aiment pas les prêteurs auxquels il faut payer des intérêts et qui ont l'esprit hanté par le préjugé de l'usure. Les Chambres actuelles seront-elles plus éclairées, plus courageuses que l'Assemblée de 1850? M. Ducrocq, doyen de la Faculté de droit de Poitiers, dit que la réunion pense sans doute qu'il y a lieu de ne pas laisser sans réponse le résumé du vaste système de crédit agricole qui vient d'être exposé par M. Valserres. Nouveau venu dans la Société d'économie politique, il répondra copendant avec la doctrine des anciens. Sans chercher à suivre dans ses différentes parties le projet de loi en 25 articles né des méditations approfondies du préopinant, il s'attache à l'ensemble et signale une contradiction entre le point de départ et les résultats. C'est en effet au nom de la liberté que M. Valserres critique les dispositions du Code civil relatives aux intérêts agricoles; et cependant sa proposition de loi consiste principalement à substituer à la réglementation de 1804 et de 1807 une réglementation nouvelle très-dure et très oppressive en certains points. L'orateur comprend M. d'Esterno demandant l'émancipation des règles actuelles en matière de cheptel; il comprend M. Joseph Garnier réclamant la liberté du prêt dans ses applications diverses; il ne comprend plus M. Valserres faisant appel à une nouvelle loi civile restrictive et à une extension de la loi pénale en cette matière. Bien que professant un grand respect pour le Code civil qui consacre les bases de la société civile, M. Ducrocq enseigne aussi que ce Code gagnerait à être aujourd'hui révisé dans les restrictions qu'il apporte à la liberté des conventions par certaines de ses dispositions qui ne tiennent ni à l'état des personnes ni au régime successoral. La solution de la question posée relativement au crédit agricole doit être demandée à cette grande loi économique de la liberté de convention; le Code civil la consacre en édictant, par son article 1134, que« les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » ; il faut voir dans ce texte la vérité économique, la loi naturelle, recevant la consécration de la loi positive. Il s'agit d'y revenir en matière agricole et civile aussi bien qu'en matière commerciale; il s'agit de faire disparaître des exceptions, des restrictions, des dérogations à ce principe fondamental, qui nuisent à l'agriculture sous le prétexte de la protéger. Mais à quoi bon remplacer les restrictions existantes par des restrictions nouvelles? A qui bon écrire dans la loi, comme le propose M. Valserres, la déchéance du terme au cas de non-emploi des fonds prêtés dans le but agricole prévu? Laissez aux parties le soin de stipuler ce qu'elles jugeront conforme ou nécessaire à leurs intérêts! Laissez faire la convention! A quoi bon aussi appeler en cette matière la loi pénale au secours de la loi civile, créer de nouveaux délits, multiplier les entraves avec les menaces ? C'est à la liberté des conventions qu'il faut demander la solution du problème, et nous sommes dans le vif de la question en sollicitant le législateur actuellement saisi de l'éternelle question du prêt à intérêts, de ne pas s'arrêter, comme on l'annonce, à une demi-mesure, en n'abrogeant qu'une partie des lois de 1850. Les lois économiques du crédit ne sont pas autres en matière civile qu'en matière commerciale, et ce qu'on veut appeler le crédit agricole ne peut tirer profit de restrictions surannées, reconnues préjudiciables au commerce et aux industries autres que l'industrie agricole. M. Alfred Droz, entrant dans le détail des dispositions proposées par M. Valserres, critique l'œuvre savante, mais complexe de M. Valserres; il signale notamment comme un des plus fâcheux obstacles au développement du crédit agricole le système des créances privilégiées, qui ont bientôt fait d'absorber le gage du prêteur. M. Limousin, qui prend le dernier la parole, se borne à exprimer le regret que la discussion de la question au point de vue juridique et législatif n'ait point laissé, cette fois, à la Société le temps d'examiner ce que pourrait faire pour le crédit agricole l'initiative privée, soit individuelle, soit surtout collective par voie de coopération; car il semble à M. Limousin que c'est ici ou jamais le cas de recourir à ce puissant instrument qu'on nomme l'association. Il espere que la Société d'economie politique reviendra sur ce sujet dans une autre séance. 40 SÉRIE, T. VII. 15 juillet 1879. 10 |