proposition ou tentative de réforme sera socialiste et l'on peut en concevoir un nombre infini de caractères divers et même opposés. Certes, le P. Félix voudrait réformer bien des choses dans la société actuelle, autant ou plus à coup sûr que les socialistes les plus renommés, et cependant il prétend bien n'être pas socialiste. Il reconnaît donc des idées de réforme qui sont socialistes et des idées de réforme qui ne le sont pas. Pourquoi ne distingue-t-il pas les unes des autres ? Quand le socialisme réclame une transformation de la société, veut-il autre chose que lorsqu'il réclame une réforme? Pas du tout, puisque toute réforme implique transformation. Pourquoi le P. Félix, après avoir confondu sous un même nom des choses différentes, donne-t-il des noms différents à une seule idée? Enfin, quand il nous dit que le socialisme veut la destruction sociale, il se livre à une hyperbole dangereuse, car elle laisserait supposer que les socialistes veulent supprimer tout rapport entre les divers individus et les maintenir en état d'isolement, ce qui ne peut être soutenu. Que les socialistes veuillent la destruction de la forme actuelle de la société et des rapports sur lesquels elle est fondée on peut, à tort ou à raison, l'affirmer, parce que cela est concevable, sinon possible ou vrai, mais l'idée même de la destruction de la société est une idée absolument inconcevable. L'examen des termes de cette thèse fondamentale du P. Félix nous avertit qu'il faut nous tenir sur nos gardes. Il poursuit et affirme que le socialisme veut, selon la formule consacrée, détruire la propriété, la famille et la religion. Malheureusement il se borne à faire de fort belles phrases sur ces trois mots, sans les définir avec précision, ce qui ne nous instruit guère. Serons-nous plus éclairés par la lecture de la seconde conférence sur la «haine socialiste»? Mais quoi! les socialistes ne sont-ils plus des hommes comme les autres? Ont-ils une façon particulière de hair et n'aiment-ils rien? Où le P. Félix a-t-il rencontré des hommes pareils, qui veulent l'inconcevable et éprouvent des passions inconnues au reste des mortels? Evidemment, il y a dans cette partie de sa thèse un jeu de fantaisie. Les socialistes, ce nous semble, comme tous les hommes, aiment qui les aide à atteindre leur but et haïssent qui les empêche. Haïssent-ils plus ou moins que les autres? Nous ne savons, parce qu'ils sont trop nouveaux dans l'histoire. En tout cas, leurs haines ne sauraient être ni plus violentes, ni plus persistantes, ni plus implacables que les haines des prêtres catholiques, haines incomparables et les premières de toutes les haines. La troisième conférence est plus prodigieuse encore : elle nous affirme qu'il existe dans le monde entier une conspiration socialiste; que cette conspiration dispose de la presse, de la richesse, des multitudes et qu'elle est supérieure surtout à toutes les conspirations connues jusqu'à ce jour par la puissance de son organisation et par ses trois caractères d'universalité, de perpétuité et d'implacabilité. Voilà qui est bien étrange! Quoi! Tous les journaux, tous les livres, tous les discours publics, ou du moins la majorité d'entre eux, sont inspirés par une même direction et cette direction décide les actes par lesquels se manifestent les sentiments socialistes, commande et modère à son gré les révolutions! C'est là un miracle plus incroyable que tous ceux que contient la légende dorée. Le P. Félix a bien raison de dire qu'on n'a jamais, en aucun lieu et en aucun temps, vu chose semblable. Nous trouvons même la chose inouïe à ce point qu'il eût été prudent de bien examiner les faits, avant d'affirmer qu'une conspiration dont le but est de dépouiller les propriétaires aurait pour elle la puissance des richesses, qui ne saurait évidemment lui être acquise que par le concours et la complicité des propriétaires, surtout des riches. Cette affirmation est tellement invraisemblable que lorsqu'on y réfléchit, on se demande, non si elle est exacte, mais si son auteur lui-même la croit exacte? Que les foules pressées autour de sa chaire, habituées de longue main à croire les choses les plus incroyables, ajoutent foi à cette affirmation, nous n'en sommes pas étonné, mais qu'un prédicateur instruit et éloquent y croie, voilà qui nous semble véritablement prodigieux ! Toutefois, nous nous rappelons qu'un grand nombre des contemporains de la Révolution française, ne comprenant absolument rien aux événements dont ils étaient témoins, les attribuaient à une grande conspiration; comme si la vie du genre humain était dominée par quelques personnages obscurs qui disposent des mouvements historiques de la même façon que l'auteur dramatique dispose des personnages et des incidents de son drame! Le parti réactionnaire a même écrit l'histoire de la révolution à ce point de vue, plus naturel chez un jésuite que chez tout autre, puisque la société à laquelle il appartient a été fondée précisément pour acquérir par cette voie la domination du monde. Il ne faut donc pas trop nous étonner de rencontrer cette idée chez le P. Félix et de le voir, après qu'il a montré à ses auditeurs les perspectives les plus terrifiantes, conclure dans les termes suivants : «Mais, me demandez-vous, pour sauver la société et vous-mêmes avec elle, que faut-il faire? Ce qu'il faut faire? Je ne le sais pas, si vous voulez, et ce n'est pas ici le lieu de vous le dire avec la dernière précision; ce qui est manifeste, ce qui est évident, c'est qu'il y a quel que chose à faire, et que vous n'avez plus de temps à perdre. En toute hypothèse, il faut se compter, il faut s'unir, il faut s'organiser, il faut combattre... Quoi! vous me demandez ce qu'il faut faire? Eh bien, vos adversaires vous donnent l'exemple: imitez-les et que, sauf les moyens illégitimes, la défense soit faite à la ressemblance de l'attaque. Donc, qu'elle soit, elle aussi, universelle, permanente, résolue, et résolue jusqu'à mourir! Mais surtout qu'elle soit fraternelle et vraiment unitaire... Que de tant de forces se compose une seule force. » Cette conclusion fait rêver. Que propose-t-elle, en effet, sinon d'établir dans la réalité des faits une conspiration semblable à la conspiration imaginaire dont on a tracé le plan. On appelle les fidèles à apporter à la direction, dont on ne peut parler en public avec la dernière précision, une activité aveuglément obéissante et l'or nécessaire pour conduire à bonne fin une œuvre immense, mais peu définie sur laquelle les conférences suivantes jetteront un peu de lumière. Avant d'aller plus loin revenons un peu sur nos pas et, maintenant que nous entrevoyons le but du prédicateur, voyons si nous avons suffisamment compris ses premières assertions. L'orateur nous dit (page 111) : « L'idée socialiste et la passion socialiste ne sont que l'idée et la passion révolutionnaires élevées à leur plus haute puissance; le socialisme est le dernier mot du génie de la révolution; c'est la révolution arrivée à son plus haut période. Or, la conspiration est l'œuvre nécessaire du génie révolutionnaire. » Ainsi, sous le nom de socialisme, c'est la révolution que le P. Félix désigne et poursuit de ses anathèmes; c'est elle qu'il représente comme le but et l'œuvre d'une conspiration colossale et impossible. Son thème est donc le même que M. de Mun a posé à Chartres avec plus de franchise et de sincérité. M. de Mun nous dit « Toute l'œuvre de la révolution est détestable et nous voulons la détruire. C'est la révolution que nous voulons combattre à mort. » Le P. Félix, lui, ne prétend s'attaquer qu'au socialisme, pour la défense de la société contre un monstre inouï. Puis quand on a écouté cette belle déclaration, il se trouve que le monstre n'est autre que la révolution elle-même et les principes sur lesquels se trouve fondée la société moderne! Mieux vaut la façon de parler de M. de Mun. En effet, en confondant la révolution et le socialisme, le P. Félix confond deux choses très-différentes. Qu'a voulu, qu'a établi la révolution? La liberté du travail et la propriété individuelle. Elle a détruit pour cela les priviléges féodaux, provinciaux et locaux, les corporations industrielles; elle a déclaré les citoyens égaux, sans autre distinction que celles de la vertu et des talents; elle a dégagé la propriété individuelle des liens de toute sorte et des charges qui pesaient sur elle. Est-ce là œuvre socialiste? Non; c'est même tout le contraire; car, si les mots n'ont pas changé de sens, les socialistes sont ceux qui, à divers titres et sous des dénominations diverses, voudraient augmenter les attributions de l'autorité politique et introduire son ingérance? dans les fonctions industrielles d'où la révolution l'a exclue avec le plus grand soin. S'il est un fait historique constant, indéniable, c'est que les législateurs de la révolution ont voulu dans les fonctions industrielles et commerciales une liberté complète et que, sous l'empire de leurs lois, ces fonctions étaient beaucoup plus libres qu'elles ne le sont aujourd'hui, tandis que les socialistes voudraient tous, à un degré quelconque, introduire dans ces fonctions la main de l'autorité politique. On a vu des socialistes, non-seulement de notre temps, mais dans toute la durée des temps historiques. Ce sont des hommes dans l'esprit desquels règnent des idées archaïques, conservées par la culture de l'antiquité. On en a vu pendant la Révolution et dans la révolution; mais ce ne sont pas eux qui l'ont conduite; ce ne sont pas eux assurément qui ont édicté la peine de mort contre quiconque parlerait d'abolir la propriété; ce ne sont pas eux qui ont établi cette institution toute nouvelle et moderne de la propriété individuelle. Lors donc que M. de Mun accuse la révolution d'avoir introduit le principe d'individualisme, nous croyons qu'il accuse à tort et exagère tout au moins; mais assurément il ne ment pas. La liberté du travail, c'est bien l'individu responsable et seul responsable (autant qu'il est possible) de sa destinée dans ce monde. Mais que l'on confonde, comme le P. Félix, ce régime de liberté avec le socialisme, qui est son contraire, voilà qui est décidément trop fort. Quant à l'idée qui consiste à considérer la révolution française et sa préparation et ses suites pendant notre temps comme l'œuvre d'une conspiration, c'est une idée bien étrange et presque impossible à concevoir. Cependant le P. Félix en est animé, il voit cette conspiration partout et en admire l'organisation. « Cette organisation, dit-il, elle éclate dans toutes les sphères de la vie intellectuelle, littéraire, politique, sociale, elle éclate dans la presse, partout attentive et fidèle au mot d'ordre de ses créateurs et de ses chefs; elle éclate dans les systèmes d'éducation et dans les ligues de l'enseignement; elle éclate dans les agissements identiques de tous les hommes portés à un poste quelconque par le souffle de l'idée ou de la passion socialiste; elle éclate surtout à l'heure décisive des scrutins, où mille hommes votent comme un homme. Ainsi, il y aurait une conspiration dont les créateurs et les chefs dirigeraient tout le mouvement intellectuel, littéraire et politique du pays, inspireraient les savants et les inventeurs, les écrivains, les hommes d'Etat, tous privés d'initiative personnelle et obéissant sans mot dire à des chefs inconnus! Nous savons bien que c'est ainsi que la Société de Jésus considère l'action sociale et entreprend de la dominer. C'est là son roman et sa raison d'être. C'est par une organisation purement artificielle, par l'application de la discipline militaire à l'intelligence et à la volonté des peuples que cette société s'est efforcée d'établir sa domination. C'est par ce moyen qu'elle a acquis de grandes richesses et un crédit considérable, mais sans obtenir sur la société d'autre influence que celle d'une force perturbatrice et malfaisante. Lorsque le P. Félix comparecette organisation cléricale à celle qu'il attribue à la conspiration révolutionnaire, il semble effrayé de la supériorité de celle-ci et son effroi n'est pas, peut-être, entièrement simulé. Faut-il s'en étonner? La société moderne (qu'il qualifie de socialiste) agit sous l'empire de pensées et de sentiments exprimés devant tous, délibérés par tous et communs à tous, tandis que les cléricaux agissent sous l'impulsion d'un petit nombre ou d'un seul, chargés de penser et de vouloir pour tous. Ce qui est étrange, c'est qu'un homme d'ailleurs aussi éclairé que le P. Félix ne puisse comprendre que des hommes qui vivent ensemble et communiquent ensemble constamment puissent penser et sentir ensemble, de manière à se trouver d'accord sans s'être entendus! Pour nous et pour le public, rien de plus simple; pour lui et les siens, c'est un fait incroyable, si bien qu'il en vient à prendre pour l'effet d'une conception individuelle et d'une petite conspiration le fait le plus considérable dont les hommes puissent être témoins, un changement de forme dans la pensée humaine. Lorsqu'on commet une erreur aussi énorme, on peut bien en commettre dans les choses de moindre importance. Le P. Félix, poursuivant sa marche, tâche d'établir, dans sa quatrième conférence. ce qu'il appelle l'erreur fondamentale ou du point de départ du socialisme. Il la trouve dans cette proposition de J.-J. Rousseau: «L'homme naît bon, la société le rend méchant. » Il part de là pour établir en opposition la proposition : « L'homme naît méchant,» sans aller plus loin. En fait, le P. Félix dit encore autre chose que la vérité. Il n'est pas vrai du tout que la proposition de Rousseau ait été adoptée ou professée par tous les hommes de la révolution, ou même par la majorité de ceux qui en soutiennent les principes. Loin de dire que l'homme naissait bon, ils ont dit qu'il naissait perfectible, |