c'est-à-dire assez imparfait pour pouvoir beaucoup s'améliorer. Ils ont ajouté que, s'il était certain que l'individu pouvait et devait s'améliorer par lui-même, il était certain aussi que sa tâche deviendrait plus facile, s'il marchait dans la société de ses semblables et ne rencontrait pas d'obstacle dans les institutions. Ils ont pensé, en outre, que les institutions de l'ancien régime, et à plus forte raison les institutions archaïques antérieures, empêchaient les hommes d'améliorer leur condition matérielle et leur condition morale; qu'elles s'opposaient aux progrès de la richesse, de la population et plus encore aux progrès de la moralité des individus. Ils accusaient ces institutions de conférer à un petit nombre d'hommes un pouvoir excessifet mal défini sur les multitudes, de conférer à ce petit nombre des attributions dont il était difficile qu'il n'abusât pas, tandis qu'elles avilissaieut le grand nombre par des obligations abrutissantes. Ils voulurent remédier à cet état de choses par la liberté de conscience, de culte et de travail, par la liberté des personnes, des écrits et des contrats assurées à tous les citoyens. Nous croyons qu'ils ont eu raison. Nous admettons très-bien que le P. Félix trouve qu'ils ont eu tort; mais avant tout il devait se garder de travestir leur pensée et leurs actes, de les représenter autres qu'ils n'étaient. Il a commis la même faute lorsqu'il les a accusés de vouloir réaliser le paradis sur terre. Cette idée saugrenue du paradis sur terre ne s'est manifestée que chez quelques rares utopistes. La majorité des hommes de la révolution en était et en est encore si éloignée qu'elle a une peine infinie à comprendre le paradis, même dans la vie au delà. Le procédé du P. Félix dans l'exposition des faits est fort commode. Il consiste à choisir dans un nombre presque infini de manifestations de la pensée celles qui conviennent à sa thèse et à les relever avec soin, sans tenir compte de leur peu d'importance dans l'histoire, ni des manifestations qui leur sont opposées. Que diraitil si, en faisant un choix dans les écrits des prédicateurs hérétiques de tout temps, ou même orthodoxes, on en tirait des accusations qui représenteraient le christianisme comme une monstruosité inhumaine? La chose ne serait pas bien difficile; mais il faut convenir que ce procédé ne serait pas fort honnête, particulièrement aux yeux de ceux que le P. Félix accuse de vouloir détruire toute honnêteté. Procédons autrement et ne cherchons la doctrine du P. Félix que dans les conférences que nous étudions, c'est-à-dire dans ses propres paroles. L'homme naît pécheur, nous a-t-il dit, et doit être corrigé. Par qui? Par une autorité supérieure à l'homme, qui est celle de Dieu. Fort bien ! Mais comment se manifestera celte autorité? Sera-ce par les lois naturelles que la science nous révèle incessamment? Pas du tout; c'est là une opinion bonne pour les savants mondains. Sera-ce par la révélation biblique interprétée par la raison et la conscience de chacun? Pas du tout; c'est une opinion bonne pour les protestants. Qui donc nous fera connaître les commandements de l'autorité divine? Les prêtres, et les prêtres catholiques exclusivement. Vous vous récriez peut-être et vous demandez si les prêtres catholiques ne sont pas des hommes nés pécheurs, comme tous les autres, et ayant reçu tout leur enseignement d'autres hommes nés pécheurs, comme eux. Oui, sans doute; mais leurs représentants ont déclaré en 1870 que le pape, par lequel les prêtres catholiques sont dirigés, était infaillible. Vous voyez d'ici le mécanisme : Dieu dirige le pape, qui dirige tous les prêtres catholiques, lesquels dirigent tous les fidèles. Il est impossible d'imaginer une machine plus facile à concevoir. Seulement son moteur est invisible et les transmissions de mouvements sont nombreuses et difficiles. Mais c'est bien là, ce nous semble, la doctrine du P. Félix, telle que nous l'inférons de ses paroles, car il n'a garde de l'exposer. Que nous propose-t-il? Une contre-conspiration réelle qui, sous prétexte de s'opposer à la grande conspiration socialiste qu'il a imaginée, dirigerait toutes les manifestations de la pensée humaine, c'est-à-dire cette pensée. Pour assumer une telle direction, ce n'est pas trop d'être infaillible et, en vérité, il faudrait être Dieu lui-même, ou du moins un être infiniment supérieur à tous ceux que nous connaissons. Reste à savoir si ceux qui seraient disposés à croire et faire tout ce que diraient leurs chefs, sans murmure, ni hésitation, ni doute intérieur, seraient des hommes? Cette question ne semble pas s'être présentée à l'esprit de notre prédicateur, pas plus que quelques autres. Il est orateur et parle en orateur sans trop de mesure ni d'exactitude: mais la recherche du mouvement lui fait quelquefois trouver des paroles d'une singulière précision: « Messieurs, dit-il (p. 95), il est dans la société un homme auquel le socialiste voue une haine à part, une haine de choix, une haine réservée; haine complexe et profonde, qui semble en elle-même résumer toutes les autres : cet homme, c'est celui qui, sous une forme ou dans une autre, représente directement Dieu même; l'homme qui apparaît dans sa personne comme une incarnation, et dans son ministère comme l'action de Dieu dans l'humanité; cet homme, vous l'avez nommé déjà, c'est le prêtre. » Voilà donc, selon le P. Félix, l'incarnation et l'action de Dieu! Et il s'étonne qu'en présence de prétentions aussi monstrueuses les consciences se révoltent et les haines s'accumulent! Ce qui serait étonnant, ce serait de voir accueillir de sang-froid des personnages qui prétendent nous enlever à leur profit toute personnalité sous prétexte qu'ils représentent Dieu. Ne discutons pas; poursuivons et cherchons l'idéal social auquel on nous convie. Certes, il y a une belle page (32-33) en l'honneur de la propriété privée et du respect qui lui est dû : «Que tous, par le travail, par la persistance et par la vertu, montent, s'ils le peuvent, jusqu'à cette souveraineté qui fait à l'homme sa propriété soit. Ce n'est pas nous qui viendrons élever ici, devant nos frères les prolétaires, une insurmontable barrière... L'ambition de posséder quelque chose, ne fût-ce qu'une parcelle de terre, pour la féconder de sa sueur et en faire l'héritage d'une postérité enrichie par le travail et le dévouement personnel, certes c'est une légitime et noble ambition; et c'est l'un des signes qui distingueront à jamais la vie des peuples civilisés de la vie des peuples sauvages. » On ne saurait mieux dire, ni mieux justifier toutes les libertés économiques. Mais l'idéal du P. Félix est ailleurs, et il sait bien nous l'indiquer lorsqu'il oppose le tableau de la société chrétienne à celui de la société révolutionnaire. « Au lieu d'un 93 élevant sa tête sanglante au milieu d'une civilisation devenue barbare, vous pourrez voir une société sortant de la barbarie elle-même briller au soleil de l'histoire, couronnée des plus pures gloires de la civilisation... Un jour le ciel a pu contempler quelque chose de cet idéal réalisé sur la terre. Du sein de la Céleste patrie, en abaissant leurs regards sur cette vallée de l'exil, les anges avaient aperçu dans les solitudes jadis témoins des opprobres de la vie sauvage, une société, la plus pacifique, la plus fraternelle, la plus libre et la plus prospère dont l'histoire ait gardé le souvenir; c'était le reflet le plus beau de la société du ciel en trevu sur la terre! - La voyez-vous d'ici cette société s'élevant, elle aussi, du fond du désert, dans sa fraîcheur virginale et dans sa beauté immaculée? Quelle paix! quelle harmonie! quelie liberté! quelle fraternité! quelle félicité! quel chef-d'œuvre de civilisation sortant, après quelques années, de la barbarie et même de la sauvagerie, si soudainement et si parfaitement transformés! Quel type de grandeur et de beauté scciale apparaissant tout à coup, là même où hier encore se montrait, avec la misère matérielle et la corruption morale, le spectacle de la dégradation et de la laideur sociale! Quel modèle sans second, quel exemplaire sans pareil du règne de Dieu dans l'humanité! — Ce qui a fait en si peu de temps ce chef-d'œuvre de civilisation et de progrès si tôt réalisé et si tôt, hé las! anéanti par une autre barbarie, ah! je vais vous le dire : c'est le génie du vrai christianisme, ce génie divin qui révèle et fait pratiquer aux hommes la souveraine loi de la vie : réagir au dedans de soi et autour de soi contre les courants déchaînés par la chute; se vaincre soi-même... O sainte et virginale société, éclose au sein des déserts, sous le radieux soleil du Paraguay, je vous salue... >> Le Paraguay, c'est-à-dire la société dirigée et réglée dans tous les détails de la vie par les jésuites, obéissant au signal de leur cloche pour aller à la prière, au travail, au repas, à la récréation, au lit et même à l'accomplissement du devoir conjugal, voilà la société où se trouve « la fleur éclatante et parfumée de la vraie civilisation! >> Sans doute le P. Félix, qui sait devant quel auditoire il parle, représente la civilisation extérieure du Paraguay jésuitique comme un résultat de la liberté. Mais cette appréciation, un peu plus que hardie, est contredite par tous ies témoignages contemporains et surtout par l'histoire postérieure de la société paraguayenne. Une société fondée sur la libre volonté des individus qui la composent ne se laisse pas transformer en peu d'années et plusieurs fois au gré de toutes les tyrannies; elle a des volontés propres et témoigne par des œuvres de sa civilisation supérieure. Ce qui a fait disparaître si vite la société organisée par les jésuites, c'est justement la soumission absolue des sujets, leur défaut de volonté propre. L'absence de toute volonté, voilà ce que le P. Félix appelle du nom de liberté ! Il y a évidemment dans le tableau que nous venons de reproduire un de ces travestissements de la vérité trop familiers aux bons pères en général, et en particulier à l'auteur des conférences. Nous le relevons en passant, sans insister d'ailleurs, parce que ce n'est pas à nos yeux le fait important; le fait important, c'est de voir l'auteur de belles phrases en l'honneur de la propriété privée, le maudisseur éloquent du socialisme conclure par un idéal qui est la forme la plus complète du communisme. Ce n'est pas que cette conclusion nous offusque ou nous étonne; nous l'attendions, au contraire, parce que la logique des doctrines du prédicateur la lui imposait. N'est-ce pas d'ailleurs la forme de société établie par les apôtres dans la première église chrétienne, dans l'église de Jérusalem? Mais lorsqu'on veut en venir à ce point, on a tort de déclamer contre le socialisme, parce que le communisme, et particulièrement celui du Paraguay, est la forme la plus parfaite, la forme historique du socialisme. L'Icarie n'est, en comparaison du Paraguay, qu'une ébauche grossière et fort incomplète. Il est inutile de rechercher si les auditeurs du P. Félix ont compris comme nous ses tirades éloquentes. Nous sommes persuadés qu'ils n'ont vu qu'une chose : l'image colossale et effrayante qu'on leur présentait du socialisme et n'ont compris que l'exhortation. qu'on leur adressait de mettre leurs fortunes et leurs personnes sous la direction des RR. PP. afin d'organiser une conspiration gigantesque contre la société laïque du XIXe siècle. Il nous est permis de constater que cette tentative d'embauchage manque absolument de franchise. II M. de Mun marche au même but que le P. Félix : ce qui le prouve, c'est que le prédicateur recommande chaudement l'œuvre de l'orateur des cercles catholiques. Celui-ci ne dit pas non plus bien clairement où il veut conduire ses auditeurs; mais le cuirassier est plus franc que le jésuite. Ce n'est pas le socialisme qu'il maudit devant les cercles catholiques, c'est la révolution, et il emprunte pour la combattre toutes les déclamations du vieil arsenal socialiste. Il convient d'ailleurs d'assez bonne grâce que les mêmes reproches sont adressés à la société moderne par les socialistes non catholiques et par ceux dont il est l'organe. «Nous avons vu, disait-il en juin 1878, des hommes de tous les âges et de toutes les conditions, des ministres de Dieu, les habitants de la ville et de la campagne, les chefs d'usine et les grands industriels, les patrons et les chefs d'atelier, venir les uns après les autres, charger la Révolution française du poids de leurs condamnations; nous avons entendu s'élever du sein de cette assemblée cette voix accusatrice qui proclame le crime et l'impuissance de la révolution son crime, parce qu'elle a tout détruit; son impuissance parce qu'ayant tout promis au peuple, elle n'a rien fait pour lui. Ah! vous n'êtes pas les seuls et ce n'est pas seulement ici que cette voix se fait entendre! Il y a d'autres assemblées qui sont placées sous d'autres patronages, qui donnent asile à d'autres sentiments et à d'autres discours, d'où elle s'élève avec une formidable éloquence. Mais ce n'est plus la voix calme et recueillie d'hommes qui cherchent un remède, c'est la clameur sauvage et passionnée d'hommes qui souffrent et qui se plaignent! Chaque jour leur nombre s'augmente, et les fils de la révolution se retournent vers leur mère et lui demandent ce qu'elle a fait pour eux. » Ailleurs il dit : « Il n'y a plus de travail national; la concurrence effrénée, non pas celle qui stimule, mais celle qui tue, règne sur ses ruines. La révolution a été la destruction systématique |