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que, une seule chose le tient en rapport avec la puissance militaire, la somme de ressources, de richesses que, suivant sa constitution, il peut fournir à l'entretien ainsi qu'à l'emploi des armées. Or, ce qui est certain, c'est que, comme on l'a dit déjà, on ne saurait privilégier une fraction quelconque du corps social sans affaiblir l'action productive des autres et arrêter ou ralentir, avec le développement de la richesse générale, celui de la richesse applicable aux exigences de la guerre.

En matière sociale, il est un signe auquel on reconnaît l'erreur des conceptions humaines. C'est quand il serait impossible de les réaliser sans attenter aux droits de la justice et de la liberté. Or, ce signe, tous les socialismes le portent, celui de la chaire non moins que les autres. Parmi les modes d'organisation, les arrangements sociaux qu'il propose, vainement en chercherait-on un qui ne frappe par des surcharges d'impôt et par des restrictions à quelques-uns de leurs moyens de s'enrichir la liberté des personnes et ne commette à leur égard de véritables iniquités.

Il est toutefois une réclamation du socialisme cathédrant de l'Allemagne qui est fondée. C'est la demande que l'économie politique s'appuie sur des données historiques et statistiques. En effet, ce n'est que par ses œuvres que l'humanité se dévoile, et seule l'histoire, en rappelant ce qu'elle a été et ce qu'elle a fait jusqu'ici, peut fournir aux sciences qui l'étudient des informations sûres et précises. Mais il y a différentes manières d'interroger l'histoire, et il importe de choisir la meilleure. S'il n'y a pas de faits sociaux dont il ne faille tenir compte, tous ne sont pas d'égale valeur. Ce n'est pas ce qui était à tel ou tel moment de la vie de l'humanité, ni même ce qui est aujourd'hui, qui a droit de faire règle, c'est le mouvement, la transformation successive des manifestations de l'activité sociale. Là se montrent les lois auxquelles, en vertu de sa nature même, obéit l'humanité ainsi que la direction que lui assignent ses progrès en intelligence et en sagesse, en un mot bien connu au delà du Rhin, ce qui est son devenir. Or, en ce qui se rapporte à la distribution des richesses, tout, dans les faits accomplis, atteste que l'humanité, à mesure qu'elle avance, a voulu des institutions qui cessassent de privilégier telle ou telle des classes formées dans son sein, et assurassent à chacun la liberté d'user, pour grossir sa part de biens et de fortune, de tous les capitaux et de toute la capacité industrielle à sa disposition. Telles sont assurément les principales données offertes par l'histoire et par la statistique.

A l'aspect des théories du socialisme, de l'affirmation par leurs auteurs qu'elles opéreraient mieux que les lois naturelles, revient

d'elle-même à la mémoire cette pensée de l'un des plus éminents philosophes de l'école écossaise. Après avoir dit que plus on examine le passé, plus on est frappé des nombreux outrages que, dans l'orgueil de ses propres conceptions, l'humanité a faits aux plus évidentes suggestions de la nature et de la raison, Dugald Stewart ajoute ces paroles: On peut s'assurer du fait; non-seulement en considérant la dépravation morale des tribus sauvages, mais aussi leur disposition à déformer le corps de leurs enfants, tantôt en allongeant leurs oreilles, tantôt en arrêtant la croissance de leurs pieds, tantôt en soumettant leur tête à des pressions qui attaquent le siége même de la pensée et de l'intelligence. Laisser la forme humaine se développer au gré des lois naturelles a été l'un des derniers progrès chez les nations civilisées. Eh bien, il en a été de même pour les sciences qui ont pour objet d'aider la nature à guérir nos maladies, à améliorer nos facultés mentales, à rectifier nos erreurs, à arranger les choses de l'économie politique ».

Assurément, les socialistes de la chaire sont mus par un motif des plus louables, par le désir d'assurer plus de bien-être à ceux qui, ici-bas, en ont le moins. Ce qui les trompe, c'est l'idée qu'il serait possible de substituer aux lois naturelles des lois d'invention humaine, mieux conçues et plus sages. Eux qui, avec raison, professent le respect des données historiques, pourquoi ne tiennent-ils pas un compte plus exact et plus sévère de leurs enseignements? Il suffit cependant de les consulter pour apprendre que née dans une ignorance et une pauvreté accablantes, l'humanité ne s'est élevée à une existence plus digne et moins rude que grâce à la naissance dans son sein d'hommes qui, mieux doués que les autres,' ont réussi à acquérir peu à peu et à lui fournir les connaissances et les capitaux qui lui manquaient pour rendre ses labeurs plus habiles et plus fructueux, et que toute combinaison qui n'a pas laissé à ces hommes, dans quelque rang qu'ils naquissent, la liberté pleine et entière d'augmenter leur part de richesse, a toujours opéré au détriment de tous.

Ce qui à l'origine pesait le plus dommageablement sur le sort. des hommes, c'est ce qui pèse encore sur le sort du plus grand nombre d'entre eux. Les sauvages ne savent pas calculer avec l'avenir. La proie dont ils viennent de s'emparer, ils la consomment sans songer aux besoins du lendemain. Un trafiquant leur apporte-t-il la funeste boisson qu'ils appellent l'eau de feu, ils se dépouillent de tout pour s'en procurer, et ils en boivent jusqu'à ce qu'ils tombent accablés par l'ivresse. Eh bien, il subsiste trop encore.de ces restes de la brutalité première dans celle des régions sociales où l'instruction et l'aisance font défaut. On y cède trop aux 4o SÉRIE, T. VII. — 15 juillet 1879.

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tentations présentes et on leur sacrifie des ressources qui, qu'elle qu'en soit la médiocrité, pourraient, mieux ménagées, procurer un peu de bien-être et surtout en préparer l'augmentation progressive. L'imprévoyance, voilà l'ennemi du pauvre, et c'est à la vaincre que, avant tout, il faut aider.

Au reste c'est justice à rendre au siècle où nous vivons. Plus éclairé que ceux qui l'ont précédé, il a mieux compris de quelle nature sont les services à rendre aux classes nécessiteuses. Des institutions inconnues aux âges antérieurs sont venues, en nombre déjà considérable, signaler les bons effets de la prévoyance, en seconder les efforts, stimuler jusque chez les enfants le goût de l'épargne, en leur en montrant l'avantage, et déjà les résultats obtenus sont tels qu'il est maintenant des contrées où la plupart des familles ont part à la propriété sous ses différentes formes.

Y a-t-il à faire davantage? nous le croyons. Tout dans la condition de quelque portion que ce soit d'une population dépend de son état mental, de la connaissance chez ses membres des devoirs qu'ils ont à remplir envers les autres et envers eux-mêmes. Pas plus que les sociétés auxquelles ils appartiennent, ceux qui vivent des revenus du travail manuel ne peuvent arriver à un meilleur sort que par l'élévation des idées et du sens moral qui président à leurs déterminations. C'est à amener, à favoriser cette élévation qu'il importe de travailler. En vue de cette fin, il n'est pas de sacrifice qui doive sembler onéreux : car il n'en est pas dont l'effet ne soit aussi complétement sûr et aussi bienfaisant.

Les socialistes de toutes les sortes, ceux de la chaire aussi bien que les autres, tournent le dos au but à atteindre, en cherchant dans une répartition artificielle et coercitive de la richesse des résultats réservés à l'amélioration des esprits et des mœurs, et ce qu'il importe de remarquer, c'est que comme toutes les doctrines erronées, les leurs déjà ont été une source de maux pour ceux dont elles disent vouloir servir les intérêts. Quelque dure que soit leur situation, les hommes s'y résignent lorsqu'elle semble n'être que l'inévitable effet du hasard des destinées. Les socialistes, en venant affirmer à ceux qui se plaignent de la leur, les uns qu'il est au pouvoir de leurs concitoyens de la changer, les autres, qu'ils ont subi des spoliations dont ils ont le droit de réclamer réparation, leur ont apporté une cause nouvelle de souffrances. Aux mécontentements naturels qu'entretient chez eux l'infériorité de leur condition est venu s'ajouter celui que suscite la croyance qu'ils sont victimes de l'iniquité de ceux qui en ont une meilleure. De là, des irritations, des haines, des désirs de vengeance qui troublent leur repos en ajoutant beaucoup aux amertumes de leur existence.

Sans doute, plus d'une fois, ont apparu dans le passé des erreurs qui ont pris possession des esprits et soulevé les hommes les uns contre les autres. L'erreur moderne, c'est le socialisme. S'il fallait en juger par le mal que déjà il a fait, il serait destiné à déchaîner tôt ou tard sur le monde civilisé des tempêtes et des périls d'un éclat redoutable.

En portant l'examen sur l'une des branches, parmi nous les moins connues du socialisme, en montrant que celle-là aussi ne porte que des fruits malfaisants, M. Block a rempli une tâche d'une grande et incontestable utilité. Dans toutes les matières d'ordre économique et social, découvrir et montrer la vérité est avant tout ce qui importe, le travail de M. Block la fait d'autant mieux ressortir, que calme, raisonné, habile et persévérant, il écarte toutes les ombres qui jusqu'ici ont obscurci et caché la marche et le caractère du socialisme cathédrant de l'Allemagne.

Hte PASSY.

UN ÉCRIT POSTHUME DE JOHN STUART MILL

SUR LE SOCIALISME

«S'il fallait choisir entre le communisme avec toutes ses chances et l'état actuel de la Société avec toutes ses souffrances et ses injustices; si l'institution de la propriété particulière entraînait nécessairement avec elle cette conséquence que le produit du travail fût réparti, ainsi que nous le voyons aujourd'hui, presque toujours en raison inverse du travail accompli, la meilleure part échéant à ceux qui n'ont jamais travaillé, puis à ceux dont le travail est presque purement nominal, et ainsi de suite d'après une échelle descendante, la rémunération diminuant à mesure que le travail devient plus pénible et plus rebutant, jusqu'au point où le travail le plus fatigant et le plus fait pour épuiser les forces physiques ne peut compter avec assurance qu'il se procurera même les choses nécessaires à la vie; s'il n'y avait d'alternative qu'entre cet état de choses et le communisme, toutes les difficultés du communisme ne seraient qu'un grain de poussière dans la balance »> (1).

(1) Principes d'économie politique, t. I, liv. II, chap. I. (3o édit., Paris, Guillaumin.)

Ce n'est ni un Saint-Simonien, ni un disciple de M. Louis Blanc qui a écrit ces ligues. C'est John Stuart Mill, c'est-à-dire un homme qui se piquait d'un grand amour de la liberté humaine, et qui dans le livre même où ce passage se rencontre se montrait à de nombreux égards un disciple respectueux et fidèle des Adam Smith, des Ricardo et des Malthus. De pareilles prémisses le SaintSimonien avait tiré sans hésiter la conclusion qu'il fallait transporter à l'Etat, devenu Association de travailleurs, le droit d'héritage, aujourd'hui renfermé dans la famille domestique, annuler les priviléges de la naissance et ne plus reconnaître de droits à la richesse, en d'autres termes à la disposition des instruments de travail, qu'à la seule capacité de mettre ces instruments en œuvre (1). Mill n'est point à beaucoup près aussi radical; nous savons trop peu selon lui « ce que peut acccomplir l'action individuelle ou le socialisme, sous leur forme la plus parfaite, pour décider en connaissance de cause lequel des deux sera la forme définitive de la société humaine », et avant de se prononcer en faveur du communisme, il entend le comparer, en ce qu'il a de meilleur, avec le régime de la propriété individuelle, non tel qu'il est, mais tel qu'il pourrait être. La question de justice une fois tranchée, le choix lui paraît dépendre surtout d'une considération, celle de savoir lequel des deux systèmes s'accorde le mieux avec la plus grande somme de spontanéité et de liberté humaines, et comme au fond il n'est pas très sûr que la conservation de cet attribut caractéristique serait bien compatible avec l'organisation communiste de la Société, il s'accommode assez de la propriété individuelle, sous la réserve de quelques limitations et de quelques restrictions aux lois sur l'héritage. Que personne, par exemple, ne puisse acquérir, par succession ou testament, au delà d'une certaine fortune; que la fortune d'un individu mort intestat fasse entièrement retour à l'Etat, sauf pour celui-ci à laisser aux descendants << une part juste et raisonnable, c'est-à-dire ce que le père ou aïeul aurait pu leur laisser, en tenant compte de leur état et de la manière dont ils ont été élevés » (2), cela lui suffit, et son dernier mot est que dans la période actuelle du progrès humain, « l'objet qu'on doit avoir principalement en vue n'est pas le renversement du système de propriété individuelle, mais son amélioration et la complète participation de tous les membres de la communauté à ses avantages. »>

(1) Exposition de la doctrine Saint-Simonienne, 1re année, 7e séance. (2) Principes, etc., II, p. 456.

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