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cialistes. Faut-il voir là une mesure semblable à celle qui avait été prise dans notre pays six ans plus tôt? Le Parlement allemand n'at-il pas obéi au motif qui avait déterminé le gouvernement français? N'est-ce pas la considération d'un même danger qui a fait édicter deux mesures différentes dans la forme, mais semblables quant au but poursuivi?

Cette similitude que d'abord on s'attend à rencontrer presque nécessairement n'existe pas en réalité, et il suffit d'un examen attentif pour s'en convaincre. Les causes qui ont amené le vote de ces deux lois ne sont pas les mêmes, les textes sont distincts, mais surtout les suites qui leur ont été données ne se ressemblent en aucune manière. Voilà bien des différences, il reste à faire voir qu'elles existent vraiment et à indiquer la portée de l'une et de l'autre de ces deux lois.

I

La loi française (c'est par elle que je commence, parce qu'elle est première en date et d'un examen plus bref) est fort limitée quant à ses effets. Elle proscrit « toute association internationale qui, sous quelque dénomination que ce soit et notamment sous celle d'Association internationale des travailleurs, aura pour but de provoquer à la suspension du travail, à l'abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion ou du libre exercice des cultes. » Ainsi, pour qu'une société soit punissable aux termes de cette loi, il faut qu'elle réunisse deux conditions; d'abord qu'elle se propose le but qui vient d'être indiqué au texte, ensuite qu'elle ait des membres à l'étranger, car si elle poursuivait, étant société nationale, le but proscrit, elle ne tomberait pas sous le coup de la loi, pas plus qu'elle n'y tomberait, si étant formée d'éléments internationaux elle s'attachait à un autre objet.

Quel a donc été le motif d'une loi aussi restreinte quant à sa portée et d'une exécution tellement rare qu'on peut compter facilement les poursuites auxquelles, depuis sept ans, elle a donné lieu Ce motif on le comprendra facilement si l'on veut se reporter à la date où a été votée cette loi et plus encore à la date où elle a été proposée. On a voulu atteindre une société fameuse et à laquelle on attribuait une puissance et en même temps un rôle dans 'insurrection de 1871 qu'elle n'a, en réalité, jamais eu.

C'est l'opinion publique qui réclamait cette loi, au moins l'at-elle vue avec faveur. Mais le public, qui n'a pas coutume d'approfondir, a été trompé ici par un éclat sans consistance et par une fausse apparence de grandeur. La Société internationale, qui s

proposait d'abord un but tout économique, n'avait guère plus de six cents membres inscrits (1) et beaucoup moins de membres payants (c'est à la cotisation que l'on reconnaît les membres sérieux) lorsque le gouvernement impérial, se voyant repoussé dans le dessein qu'il avait eu d'abord de faire servir cette société à ses fins, se décida à la poursuivre. C'était une idée fâcheuse, car tous les efforts de ses membres pour lui gagner des adhérents avaient été suivis de peu de succès. Déjà elle déclinait, lorsque cette heureuse poursuite vint la tirer de l'oubli.

Son procès ou plutôt ses deux procès (car la société, condamnée en première instance, se hâta de former appel et vit sa condamnation maintenue par la Cour) lui donnèrent dans le monde ouvrier et même dans le public une réputation qu'elle n'aurait jamais eue si on ne l'avait pas inquiétée. Son troisième procès, où le procureur impérial déclara que la société constituait une puissance occulte et redoutable et disposait de quatre cent mille membres, augmenta l'engouement. On ne savait ce qu'était cette société, à peine connaissait-on quelques noms, les noms de ceux qui avaient paru dans les divers procès; mais elle était persécutée par l'empire, on la croyait toute-puissante, animée d'une force et d'une science mystérieuses pour améliorer le sort des travailleurs, c'était assez pour enchanter les esprits et lui gagner la masse ouvrière toujours crédule et facile à l'enthousiasme à l'endroit de ce qui est inconnu et bruyant.

Pourtant, dans le temps même où on la déclarait si puissante, l'Association internationale perdait la seule véritable force qu'elle ait jamais eue: une doctrine précise et un projet de conduite bien arrêté. Ses fondateurs, qui avaient une ligne économique sinon bien pratique du moins bien tracée, se trouvèrent exclus et furent remplacés par des hommes d'un caractère tout politique ou par des faiseurs de systèmes qui cherchaient leur élévation en adhérant à une société fameuse. En sorte qu'à la fin de l'empire l'Association internationale avait un grand nom, elle voyait venir à elle des sociétés et des individus qui adhéraient à ses « principes » sans savoir quels étaient ces principes et tout cela cachait un grand vide. Il n'y avait point d'unité dans la doctrine, ou plutôt il n'y avait point de doctrine, car les politiciens ou les ambitieux qui formaient la matière de quelques congrès tenus à l'étranger n'apportaient que des vœux de destruction ou des idées particulières,

(1) Je ne crois pas que ce chiffre ait jamais été donné par aucun document émané de la société, je le donne de souvenir comme résultant de la déclaration faite par les accusés à l'audience, lors du premier procès.

ils ne savaient ni s'entendre ni organiser, encore moins construire. Mais ce manque de consistance ne paraissait pas au dehors et ce qui maintenait la société, c'était la puissance que lui attribuaient les ignorants et les effrayés. Rien ne servit plus la société que ces déclarations, elle savait bien que l'on va toujours à la force et on la croyait forte parce qu'on entendait dire chaque jour qu'elle l'était.

Vinrent les événements de 1871. Plusieurs membres de l'Internationale firent partie de la Commune ou du Comité central, mais sans posséder autre chose qu'une influence individuelle. Ils ne semblent même pas avoir jamais tenté d'agir avec l'unité que suppose l'affiliation à une société commune. Et toutefois, le public qui aime le mystérieux, qui suppose volontiers des sociétés secrètes et attribue à leur irrésistible puissance les plus graves événements, se plut à prêter à la Société internationale une influence décisive sur les événements survenus le 18 mars et ceux qui en ont été la suite.

Lors donc que cette insurrection eut été réprimée, et tandis qu'on s'occupait d'en juger les complices, on pensa de suite à proscrire cette société à laquelle on attribuait une action si décisive; d'où la loi du 23 mars 1872.

On eût mieux fait sans doute d'agir comme en Angleterre, où le Parlement, saisi l'année suivante (avril 1873) d'un projet de loi dû à l'initiative privée et proscrivant l'Association internationale, refusa de voter le bill en disant que la législation existante suffisait à défendre tout ce que l'on accusait cette société de combattre et qu'il ne fallait pas lui fournir, en la persécutant, un éclat qu'elle n'aurait jamais sans cela. Et, en effet, l'Internationale née en Angleterre, y ayant toujours eu son bureau central, n'étant point poursuivie, est aujourd'hui sans force et sans éclat dans ce pays où la presse et la parole sont libres, où les associations, surtout les associations ouvrières, se fondent librement de tous côtés. D'où vient cette situation de l'Internationale? Du mépris que les sociétés et les ouvriers anglais ont conçu pour elle, lorsqu'ils lui ont demandé de joindre les effets aux paroles et qu'elle n'a pu tenir les promesses pompeuses de ses programmes. L'expérience que l'on a fait de sa valeur pratique lui a porté un coup dont il n'est pas probable qu'elle se relève.

Ainsi serait-il très-vraisemblablement arrivé en France, si l'on avait laissé vivre cette association. L'obligation où elle se serait trouvée de faire montre de ses efforis et de mettre ses engagements à effet, aurait fait voir la pauvreté de son personnel et le vide de son fonds. Elie a d'ailleurs disparu sans aucun bruit, et tandis que

certains journaux avaient été jusqu'à écrire qu'il y avait là une seconde révocation de l'édit de Nantes, peu de lois ont été aussi rarement appliquées que celle qui punissait les membres de cette société. On a bien vu à la facilité avec laquelle on l'a exécutée que l'on avait frappé non une institution vive et puissante, mais une société sans force réelle et sans racines profondes.

II

Venons maintenant à l'Allemagne. Ici le spectacle est tout autre. La loi du 23 octobre n'a pas été réclamée par l'opinion publique, mais voulue par le gouvernement. Repoussée une première fois par le Reichstag (mai 1878), elle amena la dissolution du Parlement. Le grand chancelier, qui attachait la plus extrême importance au vote et le montra en intervenant lui-même et à plusieurs reprises dans le débat, arriva à ses fins auprès d'une nouvelle Assemblée, en exploitant contre les socialistes que visait la loi, l'horreur causée dans le pays par le second attentat commis contre l'empereur d'Allemagne.

La loi est intitulée: « Loi contre les menées dangereuses pour le bien public de la démocratie socialiste. »

Voilà qui manque de précision; le texte de la loi ne dissipe pas ces obscurités. L'article 1er est ainsi conçu:

« Les associations dont le but est d'arriver à saper l'ordre actuel de l'État ou de la société au moyen de menées démocratiques-socialistes, communistes ou socialistes sont prohibées.

<< Il en est de même de toutes sociétés où se produisent au jour, d'une façon dangereuse pour la tranquillité publique et spécialement pour l'union des classes de la société, les agitations socialistes-démocratiques. »>

Puis, après avoir proscrit les associations, on frappe les écrits par un article exactement copié sur celui qui précède, où les mots d' « imprimés» remplacent seulement ceux d'association, ensuite on défend toute réunion (le premier article visait les associations lien permanent, il s'agit ici des réunions groupement accidentel), qui aurait pour but ou pour résultat de répandre ces doctrines, enîn ce sont les personnes qui sont soumises à l'action discrétionnaire de la police.

La loi, à vrai dire, n'a effet que pour deux ans et demi (jusqu'au 31 mars 1881), mais M. de Bismarck sait parfaitement qu'il est bien plus facile de faire renouveler une loi existante que d'obtenir une loi nouvelle. Il pourrait fort bien en être de cette loi sur les socialistes, comme il en est de quelques autres lois, de celle par

exemple qui concerne le budget de la guerre, lequel budget est voté non pas annuellement, mais pour une période de plusieurs années. Lorsque finit une période on en accorde une nouvelle sans autre modification qu'un accroissement de subsides toujours demandé par le gouvernement. Ainsi en sera-t-il de la loi sur les socialistes, à moins que le gouvernement allemand ne pense plus en avoir besoin dans deux ans à raison du parti qu'il en a déjà tiré, car, à la différence de notre loi sur l'Internationale qui est si peu appliquée qu'elle semble être là in terrorem, le grand chancelier fait de la loi que lui a votée son Reichstag l'usage le plus énergique.

Au commencement de janvier, c'est-à-dire en deux mois et demi, on avait déjà supprimé 186 sociétés (vereine), 54 journaux périodiques et 220 publications non périodiques. Il faut ajouter que la loi permet, au lieu de supprimer une association, de la placer sous l'autorité de la police qui en prend la direction; les associations ainsi traitées ne sont pas comprises dans le chiffre ci-dessus. Voici du reste, à titre de document, l'exploit (comme on aurait dit au temps de Racine) qui fut signifié au député saxon Kayser (député de Frieberg) au moment où il sortait de prison:

<< Il vous est interdit de séjourner à Dresde (où Kayser était rédacteur d'une feuille locale), sous peine d'emprisonnement. Si vous désiriez être autorisé exceptionnellement et pour éviter la prison, vous devrez, toutes les fois que vous mettrez le pied sur le territoire de Dresde, vous rendre aussitôt au premier poste de police, vous y munir d'un papier attestant que vous avez annoncé votre arrivée, aller ensuite sans retard au bureau de la section criminelle (police centrale, troisième étage), pour obtenir l'autorisation de séjour, quitter ponctuellement la ville à l'expiration de votre autorisation et remettre le papier constatant votre arrivée au poste de police du quartier par lequel vous quitterez la ville.

« Vous êtes également averti que vous serez puni de la même peine si vous êtes trouvé en état de vagabondage, si vous vous introduisez dans la propriété d'autrui pour y passer la nuit sans autorisation, si vous vous enivrez ou que vous vous montriez inconvenant, désobéissant et récalcitrant envers les fonctionnaires de la police dans l'exercice de leurs fonctions. On vous fait savoir, en outre, que si vous vous trouvez sans asile et sans moyen de subsistance, vous devrez vous adresser immédiatement au bureau de l'assistance publique de la localité où vous résiderez et accepter sans difficulté les secours qui vous y seront offerts. »

Signé: « La direction de la police royale. »

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