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On voit jusqu'à quel point le gouvernement allemand use du pouvoir dont il a été armé.

Il y a toutefois dans cette loi si rigoureuse (et dont pour cette raison j'ai tenu à donner le texte) un point qui a sans doute frappé le lecteur. Que sont ces socialistes dont on poursuit la personne, les paroles et les écrits et qui ne peuvent s'assembler sans tomber sous le coup de la loi ? Notre loi sur les associations internationales désigne parfaitement, par la composition de leur personnel et par leur but, les société frappées; ici nulle définition, et si le texte est muet, ni le discours qui a servi d'exposé des motifs, ni les débats qui ont suivi ne contiennent d'éclaircissement en un point aussi essentiel. Que sont donc ces doctrines socialistes si rigoureusement condamnées sans avoir été définies?

A prendre le mot dans sa rigueur, il nous faudrait chercher quelles écoles dominent de l'autre côté du Rhin, car le mot doctrine fait, de suite, penser à un ensemble de règles, à des principes posés, à des conséquences déduites, à un système enfin qui en résulte. Mais le mot pris ainsi aurait un sens trop restreint. Il n'y aurait alors qu'un très-petit nombre de socialistes, car il n'y a que bien peu d'hommes qui raisonnent avec connaissance sur les questions économiques et l'on ne fait pas une loi contre quelques hommes sans puissance matérielle. Si l'on a pris des dispositions si rigoureuses contre les socialistes, c'est qu'on les croit nombreux. On l'a dit, du reste, leur nom est légion.

Qui donc alors forme les soldats de cette légion? Ce sont ces hommes sans principes et sans doctrines économiques, car leurs connaissances ne vont pas si loin, qui n'ayant ni avenir assuré, ni croyances solides se laissent, aux jours de crise, entraîner par un petit nombre d'agitateurs et servent des doctrines qu'ils ne comprennent pas, des systèmes dont ils ne sauraient rendre raison. Les voilà ces socialistes inconscients, foule immense aujourd'hui, et que l'on croit parfois unis entre eux par un lien secret, parce que, par toute l'Europe, de la Méditerranée à la Baltique, sur les bords de la Sprée comme sur les rives de la Seine, on leur voit les mêmes desseins ou plutôt les mêmes appétits. Comme si à une époque où l'industrie est partout semblable, les besoins et les souffrances pareilles partout, avec d'incessantes communications entre les peuples, on ne devait pas s'attendre à voir les mêmes causes produire en tous lieux les mêmes effets?

Pourquoi imaginer entre ces hommes une discipline secrète et forte, même en la restreignant aux limites d'un seul pays? Croit on que la discipline nécessaire soit si facile à obtenir ? Croit-on que de tels liens soient si faciles à former? Et si l'on voit ces hommes

se lever tous en un même jour, ne suffit-il pas pour l'expliquer des excitations de la faim qui disposent les cœurs à l'audace et les oreilles aux faciles promesses que feront entendre des hommes toujours prêts à faire tourner au profit de leur ambition la crédulité et les souffrances de la foule?

Est-ce donc par une loi de répression que l'on fera disparaître cette situation qui donne vraiment aux doctrines de bouleversement social leur soldats et leurs heures de puissances? que l'on rendra prévoyant l'ouvrier habitué à vivre au jour le jour ? qu'on l'empêchera cet homme d'attendre de l'Etat qu'on lui dit tout-puissant sa subsistance et celle de sa famille? Est-ce par des lois qu'on l'empêchera de rêver une nouvelle forme de la société et de vouloir sa part des richesses qu'il voit s'étaler partout et que luimême contribue à produire? Et lorsque trompé par les promesses qui retentissent de tous côtés, dans les feuilles qu'il lit, dans la bouche de ses camarades, dans son propre cœur déjà dominé par la haine et l'envie, il en vient à considérer sa situation présente comme plus insupportable que celle qu'il espère, quelle loi alors l'empêchera de se porter aux excès?

« Le meilleur moyen de combattre le socialisme disait au Reichstag (séance du 17 septembre) un député alsacien, M. Dolfus, est d'améliorer la condition morale et matérielle des ouvriers. Nous ne faisons pas assez dans ce but. L'ouvrier qui voit son patron incessamment appliqué à rendre meilleure la situation de ceux qu'il emploie et s'occupant d'eux comme on s'occupe des membres de sa propre famille, cet ouvrier ne sera pas accessible aux haines sociales.

« Nous n'avons pas à Mulhouse, ajoute-t-il, de socialistes et pourtant la population ouvrière y est nombreuse, mais voici ce que nous faisons pour elle. » Et M. Dolfus énumère ces fondations si nombreuses qui ont fait de Mulhouse une ville à part, écoles pour les enfants, asiles pour les orphelins, instruction professionnelle aux adultes, bains, lavoirs, magasins, restaurants à prix réduits, hôtelleries gratuites pour les ouvriers de passage, salles de réunion et bibliothèques pour les moments de loisirs, salaires assurés pendant six semaines aux femmes en couche, assurances contre les accidents, caisse de retraite et, par-dessus tout, construction de maisons ouvrières à chaque maison est attenant un petit jardin qui en fait partie) du prix moyen de 2,800 marcks (le marck vaut 1 fr. 25) payable en quinze annuités au moyen de sommes qui ne dépassent guère le prix d'un loyer ordinaire. » 970 de ces maisons sont déjà vendues et les ouvriers ont déjà versé environ 3,000,000 fr. C'est donc un millier d'ouvriers chefs de famille qui sont proprié taires et peu accessibles par suite aux doctrines socialistes; aussi

sont-elles inconnues parmi nous. Voilà le vrai moyen d'en préserver les ouvriers. »

Cette manière de voir n'était point celle du prince de Bismarck. Pour lui, la répression était le seul procédé efficace et il alla jusqu'à déclarer que le moyen avait été employé en France et avec succès.

Répondant, dans la séance du 9 octobre, au député de Francfort, M. Sonnemann, qui avait soutenu, par une erreur assez peu explicable, que les insurgés de la Commune avaient été, après la défaite de l'insurrection, renvoyés devant la juridiction ordinaire, c'est à-dire devant le jury, il prenait avantage de cette erreur pour exposer sa thèse.

«M. Sonnemann n'ignore pourtant pas que tous les communards ont été jugés par des conseils de guerre et qu'ils ont été fusillés ou déportés... Par là, les Français se sont guéris pour un temps de cette maladie et l'Allemagne y a gagné de devenir le champ elos de ces agitations avec lesquelles la France en a fini. Le préopinant ignore-t-il toutes ces choses? »

Il s'exprimait dans une autre séance avec encore plus de force. «Nous n'avons pas besoin d'employer en Allemagne les moyens terribles qu'on a employés en France. Si la France n'est plus l'avant-garde du socialisme, si le socialisme y occupe une situation dont le gouvernement et la société peuvent s'accommoder, comment y est-on arrivé? Par la persuasion? Non par une répression violente. >>

Voilà donc l'idée de M. de Bismarck : l'insurrection de 1871 représentait le triomphe des doctrine socialistes et le gouvernement français en réprimant ce mouvement en a fini avec ces doctrines. On peut assurément, sans contester les hautes qualités politiques du grand chancelier de l'empire d'Allemagne, s'étonner de la façon dont il traite notre histoire contemporaine.

III

L'insurrection de la Commune a eu un caractère tout politique, et sans rappeler au long toutes les causes qui l'ont fait naître : irritation de la population de Paris contre les auteurs d'une capitulation à laquelle on ne s'attendait pas, projets de restauration monarchique prêtés à l'assemblée de Versailles, désordre moral et matériel résultant d'une longue interruption de la vie ordinaire et d'une longue cessation de travail, il suffit de considérer qui composait le gouvernement de la Commune et quels ont été ses actes,

pour se convaincre que la question sociale est restée étrangère au mouvement.

Les meneurs d'abord. C'étaient d'anciens conspirateurs politiques: un Blanqui, un Félix Pyat, un Delescluze, qui non-seulement n'étaient pas socialistes, mais tenaient la question sociale pour importune, parce qu'elle était propre, disaient-ils, à détourner les esprits des préoccupations politiques.

Les actes ensuite. Si le gouvernement insurrectionnel avait été occupé surtout des questions sociales, il avait toute puissance pour appliquer ses théories, or que dit-il et que fait-il ?

La seule déclaration de principe que l'on puisse relever est une «proclamation au peuple français » du 19 avril 1871. Elle est toute politique. On y réclame l'autonomie des communes en ajoutant seulement ces promesses bien vagues:

<< Paris se réserve (une fois l'autonomie obtenue) d'opérer comme il entendra chez lui des réformes administratives et économiques que réclame la population; de créer des institutions propres à développer et propager l'instruction, la production, l'échange et le crédit; à universaliser le pouvoir et la propriété suivant les nécessités du moment, le vœu des intéressés et les données fournies par l'expérience. >>

Comment donc, si l'on tient son pouvoir d'électeurs socialistes, se contente-t-on, sur la question sociale, de déclarations aussi vagues? Ces électeurs qui sont maîtres absolus, qui donnent le pouvoir et qui l'ôtent, exigeront bien autre chose; ils voudront mettre au premier rang ce qui fait à leurs yeux l'essentiel du régime nou

veau.

Loin de là, on est net sur le côté politique et puis, arrivé à la question sociale, on ne précise rien et au lieu de se hâter d'agir on renvoie à d'autres temps le peu que l'on propose. Assurément, électeurs et gouvernants avaient de toutes autres préoccupations que la question sociale.

Voilà pour les déclarations, voyons les actes.

Il y en a d'abord plusieurs qui ont bien par leur objet un caractère économique, mais qui ne sont que des mesures de circonstances et non l'exécution d'une doctrine. Tels sont :

Un décret du 29 mars, qui fait remise des termes de loyer d'octobre, janvier, avril et qui déclare les baux résiliables dans les six mois.

Décret du 8 avril fixant le prix du pain, « attendu que la taxe a été rétablie le 4 septembre 1870. »

Décret du 16 avril prorogeant les échances.

Décret du 25 avril portant réquisition des appartements vides,

pour les mettre à la disposition des habitants des quartiers bombardés.

Décret de mai qui restitue aux déposants tous les objets engagés au mont-de-piété, pour une somme au-dessous de 20 francs.

Le gouvernement régulier a dû lui même prendre des mesures sur la plupart de ces objets. Il a lui aussi rendu des lois pour proroger les échéances, faire remise de portion des termes de loyers échus, il a porté des décrets pour requérir les logements va cants au profit des habitants bombardés et pour rétablir la taxe du pain.

Les seules décisions de l'autorité insurrectionnelle qui aient un caractère social, sans être des mesures de circonstances, sont les trois suivantes :

Décret du 16 avril 1871. «Considérant qu'un grand nombre d'ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient, que des travaux se trouvent interrompus et l'existence des ouvriers compromise.

« Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées pour faire une enquête sur 1° La statistique des ateliers abondonnés. 2o Le mode possible d'exploitation de ces ateliers par les ouvriers qui y sont occupés actuellement, organisés en sociétés coopératives. 3o Le meilleur mode de constitution de ces sociétés. 4° L'indemnité à fixer en faveur du patron pour lui être payée à l'époque de son retour par la société coopérative mise en possession de ses ateliers, »

Ce décret est resté sans effet.

Décret des 20 et 28 avril 1872, « qui sur les justes demandes des ouvriers boulangers,» supprime pour eux le travail de nuit à partir du 3 mai. Le travail ne pourra commencer avant 5 heures et demie du matin.

Sont supprimés aussi les placeurs « institués par l'ex-police impériale.» Des registres tenus dans les mairies contiendront les offres et les demandes de travail.

Décret du 27 avril rendu sur la proposition de la «< commission du travail, de l'industrie et de l'échange. »

Aucune administration publique ou privée ne peut imposer d'amendes à ses employés. Les amendes payées depuis le 18 mars seront rendues.

On remarquera le caractère absolument restreint et particulier. de ces deux derniers arrêtés, les seuls qui ordonnent, car le premier ne fait que désigner une commission d'enquête et la charger d'une étude.

Ce n'est pas ainsi que procède un pouvoir établi pour faire

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