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Or quelles sont les causes de cette complication? Elles peuvent seramener à deux: l'une naturelle, procédant de la force des choses, l'autre artificielle, produite par une faute de conduite. La cause naturelle est le caractère essentiellement différentiel des tarifs de transport. La cause artificielle est l'absence de tout concert entre les grandes compagnies à l'époque de la formation de leurs tarifs. généraux et, par suite, l'incohérence de ces tarifs.

Quant à la nature différentielle des tarifs de transport, elle a été discernée et caractérisée, dès 1843, avec une haute justesse par M. Legrand, alors sous-secrétaire d'Etat au ministère des travaux publics: « Les entreprises de transports par terre, par eau et par chemins de fer, disait-il devant la Chambre des pairs, ne vivent et ne prospèrent que par les tarifs différentiels. C'est en différenciant sagement leurs tarifs, qu'elles savent se prêter et satisfaire aux besoins du public; c'est en différenciant leurs tarifs qu'elles attirent sur la voie qu'elles exploitent les marchandises et les voyageurs pour lesquels cette voie deviendrait inutile sans cette flexibilité des tarifs. » Une expérience de 36 ans a pleinement justifié cette appréciation à laquelle se rallièrent immédiatement M. le comte Daru devant la Chambre des pairs, et M. Dufaure devant celle des députés.

Contestée une dernière fois à fond devant le Sénat, en 1857, par M. Charles Dupin, la nécessité des tarifs différentiels est actuellement admise par tous les bons esprits. Elle a été pleinement reconnue, l'année dernière, devant le conseil supérieur des voies de communication par MM. Allain Targé et Pouyer- Quertier, et, cette année, par M. Georges, dans son rapport devant le Sénat au nom de la sous-commission des tarifs. La concurrence des intérêts produira toujours des mécontentements et des jalousies. Il en sera de la liberté des tarifs différentiels comme de la liberté politique. Chacun la voudra pour lui-même et la refusera à son voisin. Chaque négociant demandera des abaissements de prix pour sa marchandise et sa maison, et des relèvements pour la marchandise similaire de la maison concurrente, et ce conflit d'intérêt produira une étrange unanimité de plaintes contradictoires.. Mais la nécessité théorique des tarifs différentiels ne sera plus constatée. L'éducation économique du pays est enfin terminée sur ce point. Sous tous les régimes, on respectera cet te flexibilité necessaire que le bon sens profond du langage usuel a si bien nommée e jeu des tarifs différentiels.

Il s'en faut de beaucoup, en effet, que les attractions commerciales soient régies par une loi absolue comme la gravitation universelle. Tandis que, dans l'indéfini de l'espace et du temps, tous les corps s'attirent en raison directe de leur masse et en

raison inverse du carré des distances, dans la sphère bornée des besoins matériels de l'homme, sur la surface si diversement productive du globe terrestre, et avec les génies si inégaux des races humaines, les attractions commerciales sont loin de varier uniquement en raison des masses et des distances. Pour les mêines poids et les mêmes distances, elles sont aussi inégales que la fécondité du sol, que les climats, que les aptitudes des habitants et que la valeur des services rendus par le transporteur. La variété des prix de transport est en raison de la variété indéfinie de ces éléments. Avec une formule unique applicable à tous les transports indépendamment de leur nature et de leur direction, il suffirait de multiplier cette formule par les distances pour calculer tous les prix. Les tarifs se réduiraient ainsi à un barême des distances. On aurait la simplicité, mais une simplicité anti économique et ruineuse.

Les ingénieurs font ressortir la flexibilité nécessaire de leurs voies ferrées par une gracieuse image. De celui qui sait infléchir et modeler pour ainsi dire les mille combinaisons des courbes et des pentes suivant les mille sinuosités des vallées et des montagnes, de manière à surmonter la nature sans l'opprimer, à la dominer sans la juguler, et à satisfaire en même temps les lois de la pesanteur et celles de l'esthétique, car le beau est la splendeur du vrai de ce savant et de cet artiste, ils disent qu'il sait épouser son terrain. De même, les tarifs différentiels épousent, par la variété indéfinie de leurs prix, la variété plus grande encore des combinaisons industrielles, des courants commerciaux et des besoins de l'homme. Ce caractère essentiel impose des complications nécessaires.

Est-ce à dire que tout soit pour le mieux dans la meilleure des réglementations possibles? Qu'il faille renoncer à tous projets de réforme? Qu'aucun principe d'unité ne puisse être dégagé de ces complications nécessaires? Et que les compagnies n'aient qu'à percevoir leurs tarifs sans souci des plaintes qu'ils soulèvent et des améliorations projetées, à peu près comme Candide cultivait son jardin? Nullement, la conclusion serait trop naïve. Depuis 1862, date des premières applications générales du cahier des charges, des plaintes de plus en plus vives s'élèvent contre la complication, l'obscurité, l'incohérence des tarifs. Le 24 janvier 1877, à la Chambre des députés, après l'enquête Dietz-Monnin, une commission des chemins de fer porte la difficulté sur le terrain du droit par la résolution suivante: « Le ministre tiendra compte du devoir qui incombe à l'Etat... de faire disparaître les inégalités et l'arbitraire des tarifs. » Interrompu par le 16 mai, le travail de

cette commission est repris en 1878, au ministère des travaux publics, par le conseil supérieur des voies de communication et par le comité consultatif des chemins de fer, et, au Sénat, par l'enquête résumée dans le rapport de M. Georges. En présence d'un si gros appareil de travaux bien faits, de tant de plaintes attentivement examinées, le maintien du statu quo ressemblerait à la ridicule impuissance de la montagne en travail d'enfant qui ne produit qu'une souris.

Mais comment accoucher la montagne? En supprimant la cause artificielle d'incohérence, celle qui procède d'une faute de conduite. Or, quelle est cette faute. C'est une circulaire du Ministre des travaux publics en date du 11 septembre 1861, qui laisse en blanc les colonnes relatives aux éléments essentiels de ces tarifs, à savoir, la nomenclature des marchandises, leur classification en séries, et les bases de ces séries, et qui ne prescrit aux compagnies aucun concert préalable quant à la détermination de ces éléments. Un tel acte était un blanc-seing offert à l'organisation du chaos. Conçus et exécutés isolément, les tarifs généraux des grandes compagnies manquent d'unité. Chef-d'œuvre de typographie, le recueil Chaix n'est pas, tant s'en faut, un chef-d'œuvre de conception. Longtemps inaperçue, cette lacune préoccupe depuis quelques années la tardive sagacité des hommes spéciaux. Elle est l'objet principal du rapport de M. Georges qui l'a fait ressortir, sans toutefois en apercevoir la cause originelle, avec un grand luxe de faits techniques et d'observations justes. Mais la reproduction de tout ce détail, qui remplit 10 ou 12 colonnes du Journal officiel (1), lasserait la patience du lecteur dont nous craignons déjà d'avoir abusé. Les questions de tarifs, et surtout de classification, sont ingrates. Elles ont besoin d'être éclairées de haut par l'économie politique. Bornons-nous donc à l'énoncé des traits caractéristiques et dégageons les principes supérieurs d'ordre et d'unité.

Autant les faits ultérieurs ont été compliqués, autant le problème initial était simple.De quoi s'agissait-il? La nomenclature évidemment insuffisante du cahier des charges ne dénommait que 66 marchandises (2) et les divisait en 4 classes, avec des bases respectives de 0,16, 0,14, 0,10, 0,08, et une loi plus ou moins bien conçue de décroissance à raison de la distance pour la 4° classe. Il s'agissait, 1o de faire une nomenclature assez large pour comprendre

(1) Numéro du 18 janvier 1877, p. 352 à 356.

(2) D'après le décret du 9 février 1867, la nomenclature des canaux comprend 105 marchandises.

toutes les marchandises transportables; 2o de classer ces marchandises suivant leur valeur présumée, en un nombre de séries suffisant pour se prêter à toutes les graduations raisonnables de prix; 3° d'attribuer sa base à chaque série; 4° de trouver la meilleure loi de décroissance à raison des distances, et de désigner les séries placées sous cette application. Mais ce type uniforme, vrai tarif commun pour toutes les grandes lignes, si large et si bien conçu qu'on le supposât, ne pouvait comprendreune variété indéfinie des tarifs différentiels. Seul, il eût été, si on nous permet cette image dans un sujet peu favorable à l'imagination, comme un lit de Procuste coupant les ailes du commerce et paralysant son essor. Il fallait donc envisager ce tarif général comme un cadre assez vaste pour servir de tarif commun surtoute la surface du territoire, assez flexible pour admettre les exceptions nécessaires.

Sous l'empire de ce tarif commun, presque toutes les causes de différence qui sont le poids, la vitesse, les degrés de responsabilité, la direction, l'importation, l'exportation, le transit, les conventions des compagnies françaises avec les compagnies étrangères, enfin l'intensité des courants commerciaux, intensité aussi variable que le niveau des fleuves et des rivières; presque toutes ces causes de différence auraient trouvé leur satisfaction naturelle dans de simples abaissements de série ou des réductions de tant pour cent sur les prix afférents à chaque série.

Mais aucune des conditions, pas même l'unité si facile de la nomenclature des marchandises, n'a été remplie. Autant de compagnies, autant de nomenclatures différentes. Considéré isolément chacun de ces système a sa valeur, mais leur emploi simultané est aussi contraire au jeu régulier des tarifs différentiels que le serait aux calculs ordinaires l'emploi simultané de plusieurs systèmes différents de numération.

Faute de cette unité nécessaire, on a un recueil qui ne comprend même pas toutes les relations dans ses 2,080 pages in-folio et ses 3 à 4 millions de prix; et, lorsqu'on recourt aux tarifs des compagnies, l'énormité matérielle le dispute à la contradiction théorique. Ceux d'Orléans et de Paris-Lyon à la Méditerranée n'ont pas moins de 8,410 et 4,055 pages, ceux de l'Ouest et de l'Est 548 et 545, ceux du Midi 989, et ceux du Nord 844; soit en tout 33 volumes et 15,391 pages. La patience des hommes spéciaux s'use à surmonter cette complication dans les bureaux des compagnies et du contrôle de l'Etat. Le commerce n'y arrive pas. Ces 35 volumes, y compris le recueil Chaix, sont pour lui des livres fermés. Il lui fallait un instrument commode de ces mille comparaisons et combinaisons de prix qui sont l'essence du génie commercial et qui font rayonner

au loin sa puissante activité. Cet instrument n'existe pas. Il était cependant d'autant plus nécessaire que le principe supérieur de nos tarifs, à savoir, la taxe considérée comme le prix d'un service, se prête, par son étendue, à un système d'ensemble plus rationnel; et que, par la variété indéfinie de ses applications, il pousse dans le chaos tout système mal conçu.

Tel est l'état actuel de nos tarifs de chemin de fer. Leur simplification s'impose comme le premier problème à résoudre, car la clarté est la condition dela bonne conduite. Pour bien faire, il faut voir ce qu'on fait. Nous aborderons plus loin les gros reproches d'inégalité et d'arbitraire avec les questions de publicité et de permanence auxquelles ils sont liés. Précisons maintenant la nature du contrôle exercé par l'Etat sur le jeu des tarifs différentiels.

«Nous sommes, en définitive, des marchands de transport, »> répondent souvent les chefs des grandes compagnies aux objections théoriques qui les assiégent de tous côtés. Ces compagnies sont en effet des entreprises commerciales et les plus grandes entreprises commerciales du siècle. Mais il s'en faut de beaucoup qu'elles possèdent toutes les attributions légitimes de la liberté commerciale. Que deviendrait en effet le commerce, depuis les forges du Creusot et les magasins du Louvre jusqu'à l'échoppe du maréchal-ferrant et du savetier, si, au lieu de faire varier leurs prix, les uns d'après la concurrence du marché universel, les autres d'après celle de l'échoppe voisine, les commerçants étaient liés par des tarifs invariables ou ne pouvant être modifiés que suivant des formes rigoureuses, après certains délais, et avec l'autorisation du gouvernement? Dans ces conditions, le commerce serait tout simplement impossible. Sous le régime de concurrence universelle qui tend, à travers des phases diverses, mais en somme avec une énergie croissante, à devenir la situation normale du commerce dans un monde économique sans cesse agrandi par l'abaissement des barrières d'origine humaine telles que les douanes, et par les victoires de l'industrie sur les obstacles de la nature, sous un tel régime économique, la libre variation des prix suivant les mille péripéties de la lutte entre l'offre et la demande est nonseulement un droit, mais une nécessité.

Tout autre pourtant est la situation légale que le régime actuel de leurs tarifs fait aux grandes compagnies. Non-seulement elles sont soumises au contrôle de l'Etat pour les tracés de leurs lignes, leurs ordres de service, les règles et les procédés techniques de leurs exploitations; non-seulement elles ne peuvent élever leurs prix au-dessus des maxima fixés par le cahier des charges, mais elles n'ont pas même la liberté de leurs mouvements au-dessous de

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