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Dans ses Principes d'économie politique, ce n'était qu'incidemment et dans leurs rapports avec la science même qui faisait le principal sujet de son étude que l'illustre publiciste pouvait aborder les systèmes socialistes. Mais, on nous apprend aujourd'hui « que vivement frappé de l'impression profonde qu'à une époque où cependant le monde semblait entièrement occupé de toute autre chose, les idées socialistes de quelques penseurs avaient faite sur les ouvriers de tous les pays civilisés », Mill avait conçu, dès 1869, le projet de consacrer au socialisme un livre spécial. Ce devait être, ajoute miss Helen Taylor qui nous relève cette circonstance, un travail de longue haleine, où le sujet aurait été examiné point à point, épuisé sous tous ses aspects. Par malheur la mort est venue se mettre en travers de ce plan et de ce vaste travail, Mill n'avait encore écrit que quelques chapitres lorsqu'il a été prématurément enlevé à la culture de la philosophie, de l'économie politique et des lettres. Ce sont ces quatre chapitres que miss Helen Taylor vient d'exhumer, pour ainsi dire, et de livrer à la publicité sous la forme d'articles insérés dans les livraisons de février, mars et avril derniers de la Fortnightly Review. Ils lui ont paru mériter d'être conservés tant par leur valeur intrinsèque que par leur talent littéraire même, et assurément ils piqueront la curiosité de tous ceux, parmi les économistes surtout, qui s'intéressent aux évolutions. d'un esprit supérieur, et qui aimeront à s'assurer si une réflexion plus attentive avait fortifié John Stuart Mill dans ses prédilections, discrètes mais réelles, pour une sorte de socialisme mitigé, ou bien si elle l'avait ramené, au contraire, à la conception économique de l'ordre social et des conditions essentielles de la mécanique sociale.

I

Nous passerons rapidement sur le premier de ces fragments: il est tout rempli de longues citations extraites du Book of the moral World d'Owen, du petit livre de M. Louis Blanc sur l'organisation du travail et de la Destinée sociale de M. Victor Considérant. Elles sont fort bien choisies pour donner une idée exacte des griefs qu'invoquait le socialisme militant de 1848 contre l'organisation sociale d'aujourd'hui et figuraient fort bien, à titre d'exposé de ses prétentions, en tête du travail général que Mill méditait d'écrire. Mais ces extraits ne font ressortir que la partie négative, pour parler comme lui-même, de la théorie socialiste, c'est-à-dire la condamnation de ce qui existe. Sur ce point, tous les socialistes, à quelque

école qu'ils appartiennent, sont d'accord; tous détestent les arrangements de l'ordre social en vigueur, tous regardent comme une iniquité le mode actuel de production et de répartition de la richesse, tous affirment que ce mode n'empêche pas une énorme quantité de mal de se produire et que le peu de bien qui l'accompagne n'est nullement en rapport avec l'effort qu'il exige, sans compter qu'il ne s'obtient qu'à l'aide de moyens féconds en pernicieux effets tant moraux que physiques.

Mais toutes ces écoles, si elles s'entendent à merveille tant qu'il ne s'agit que d'imputer à ses lois mêmes le mal dont la société souffre, cessent tout à fait de s'accorder dès qu'il est question de savoir quelle nouvelle machine construire pour remplacer l'ancienne. Tot capita, tot sensus: autant d'écrivains, autant de systèmes; autant de têtes, autant d'opinions. A parler d'une façon générale, on peut d'ailleurs, selon Mill, distribuer les socialistes en deux grandes catégories : il y en a, tels, par exemple Owen et Fourier, qui songent à un nouvel ordre social dans lequel la propriété individuelle et la concurrence feraient place à des communautés villageoises ou urbaines, qui se ramifiant et s'étendant peu à peu à la ronde, finiraient par couvrir toute la superficie d'un pays; mais il y en a également, qu'on peut appeler les socialistes révolutionnaires, qui se proposent un but autrement hardi. Ceux-ci tendent à placer toutes les forces productives d'une nation sous la direction d'une autorité centrale, sous la main du gouvernement, et il en est parmi eux qui ne cachent pas leur dessein d'opérer cette révolution au profit exclusif des classes ouvrières et par des procédés au besoin violents. De ces deux systèmes, le second est évidemment, aux yeux de Mill, celui dont l'application présenterait les difficultés les plus grandes et, sous le rapport moral, il le juge avec une grande sévérité. « Il faut reconnaître » écrit-il « que ceux qui seraient tentés de jouer un pareil jeu, sur le seul gage d'une opinion personnelle qui n'a été encore l'objet d'aucune vérification expérimentale, et de dépouiller leurs concitoyens de l'aisance dont ils peuvent présentement jouir, au risque de verser des torrents de sang et d'accumuler des ruines, si on ne les laissait point paisiblement faire; il faut reconnaître, dis-je, que ceux-là devraient avoir en leur propre sagesse une de ces robustes confiances et pour les souffrances d'autrui un de ces superbes mépris auxquels Robespierre et Saint-Just, le type jusqu'ici de ces deux attributs, atteignaient à peine eux-mêmes ». Mais c'est autre chose, continue-t-il, s'il ne s'agit que d'organiser la manufacture sur le modèle d'Owen ou le village sur le modèle de Fourier, et quelque opinion que l'on puisse avoir sur la valeur intrinsèque de

ces systèmes, sur leur efficacité économique, force est bien de convenir de leur praticabilité.

Si, par ce dernier mot, Mill a voulu dire qu'il était facile de les essayer, il ne s'est pas trompé à coup sûr; mais s'il l'appliquait à leur réussite, il commettait une grosse erreur. Owen n'a pas mieux réussi à New-Lanark que notre compatriote Cabet à Nauvoo. Le phalanstère, lui, n'a pas été même essayé et nous en avons un véritable regret, convaincu que nous sommes de l'impossibilité de ployer la personnalité humaine à des expériences qui la compriment ou la mutilent. Il ne l'a pas été, du moins, sur la lieue carrée de terrain que Fourier réclamait lui-même et avec la réunion de familles entières de cultivateurs ou d'ouvriers, composées de 1,800, de 1,200 et même de 600 personnes. Mais sur une petite échelle, notre colonie de la Nouvelle-Calédonie le vit tenter il y a quinze années. M. le capitaine de vaisseau Guillain, alors gouverneur de l'île, fonda à Yaté, du consentement de Napoléon III nous assuret-on, un phalanstère composé de vingt colons, à chacun desquels on alloua quinze hectares de terre, en les munissant des instruments aratoires, des engrais et des avances pécuniaires nécessaires à leur mise en culture. Les bénéfices de l'association devaient se répartir la moitié par partie égale, le reste au prorata du travail de chacun. Mais les associés préférèrent bientôt travailler chacun pour son compte; l'œuvre périt d'elle-même et tout ce qui reste aujourd'hui de cet essai, ce sont les bouquets d'orangers, de mûriers et de rosiers que plantèrent les sociétaires, ainsi que les ruines des cases qu'ils occupaient et des fours à briques qu'ils avaient construits. Ces phalanstériens sans le vouloir ont été remplacés, en 1874, par une agglomération forcée de communistes. d'une autre sorte, pour qui la gastrosophie et l'attraction passionnelle, sous leur nom vulgaire, de gourmandise et de libertinage, ont sans doute des charmes, mais qui n'ont jamais eu cure de l'harmonie sériaire ou des attractions proportionnelles aux destinées essentielles, et qui jamais non plus n'ont trouvé le travail attrayant (1).

En elle-même la question, pour employer les termes mêmes de Mill, est celle de savoir si ces entreprises en commun offrent des chances de bonne exploitation égales à celles des entreprises de l'industrie privée et du capital privé, et elle doit être envisagée sous deux aspects: l'efficacité de la direction et celle des ouvriers eux

(1) Nous empruntons ces détails au travail très-intéressant et très-complet que M. Charles Lemire vient de publier sur notre colonie pénale sous le titre de Colonisation en Nouvelle-Calédonie. (1 vol. in-4, Paris, Challamel, 1879.)

mêmes. Pour la réduire à sa plus simple expression, Mill suppose ces associations régies par la loi du pur communisme, c'est à savoir l'égale rêpartition des produits entre tous leurs membres, ou encore par la loi qu'a formulée M. Louis Blanc et qu'il qualifie de plus conforme à la justice, c'est-à-dire la répartition de ces produits à raison de la différence des besoins, mais sans égard ni à la nature de l'office rempli, ni aux mérites ou aux services de la per. sonne. Dans le système actuel, la direction d'une entreprise commerciale ou industrielle étant entièrement dans la main de la personne ou des personnes qui en possèdent le capital moteur, toute la différence de bénéfice qui résulte de sa bonne ou mauvaise gestion ne regarde qu'elle ou eux; ils recueillent seuls le fruit de leur bonne administration, ou supportent seuls les conséquences de leur incapacité, de leur négligence ou de leur mauvaise fortune. Le mobile de l'intérêt personnel ferait défaut sous le régime communiste, et sa puissance, Mill n'est pas de ceux qui la méconnais. sent. «Avec le degré imparfait de culture morale qui est encore le lot de l'humanité, l'expérience proclame que les mobiles tirés de la conscience et de la bonne réputation, même quand ils ont quelque force, agissent moins à titre de stimulants que de freins. Chez la plupart des hommes, la seule action qui soit assez constante et assez puissante pour triompher de leur indolence et de leur amour de leurs aises et les décider à s'attacher opiniâtrement à une tâche de sa nature monotone et fastidieuse est la perpective d'améliorer leur propre situation et celle de leur famille. Supposer le contraire, c'est affirmer implicitement qu'avec les hommes tels qu'ils sont à cette heure, le devoir et l'honneur sont des motifs d'activité supérieurs à l'intérêt personnel, non-seulement quant à ces actes particuliers que l'honneur et le devoir seuls régissent, mais encore dans la direction générale de leur vie, et c'est là ce que personne, je pense, n'oserait dire. >>

Cette «infirmité générale » comporte, sans doute, d'assez nombreuses et éclatantes exceptions, et l'on peut bien espérer qu'avec les progrès de l'éducation, leur nombre ne fera que s'accroître. En attendant, et pour longtemps sans doute, l'intérêt personnel gardera sur la bonne conduite des affaires industrielles de la société un plus grand empire que des motifs d'un ordre plus relevé. C'est cet intérêt même qui dans une entreprise privée rend son chef nonseulement attentif et soigneux, mais encore ingénieux et attentif, tandis que dans une association communiste la routine aurait de très-grandes chances de règner. Elle les aurait d'autant plus grandes que le pouvoir de ses directeurs serait plus limité et plus dépendant, le tenant, comme ils le tiendraient, à titre précaire de la masse des

associés et obligés qu'ils seraient, par la force des choses sinon par les statuts mêmes de la communauté, de ne rien innover sans l'assentiment des sociétaires. Or, ce n'est pas chose facile que de persuader un corps nombreux d'ouvriers qu'ils doivent changer leur mode habituel de travail : ils ne voient guère dans ces innovations que le trouble qu'elles leur causent, et ils en aperçoivent moins les avantages qu'ils n'en pèsent les risques.

On objectera, peut-être, que le choix d'un directeur fait par des personnes compétentes et directement intéressées au succès de son œuvre devra, en moyenne, offrir autant et plus de garanties même que le hasard de la naissance qui préside si souvent aujourd'hui à la distribution du capital. Mill admet que cela peut être vrai; mais il se hâte d'ajouter que sous le régime communiste les personnes le plus en état de diriger une entreprise seraient probablement celles qui se soucieraient le moins de s'en charger. «< Actuellement », dit-il, « le directeur d'une usine ou d'une maison de commerce, quand même il n'en est pas le propriétaire, jouit d'une rémunération beaucoup plus forte qu'aucune autre des personnes intéressées, et il voit luire devant lui la perspective de positions sociales plus élevées auxquelles ses fonctions présentes ne sont qu'un marchepied. Dans le système communiste, il ne posséderait aucun de ces avantages; il ne pourrait prétendre sur le dividende commun qu'à la même part que les autres membres de l'association; il n'aurait plus la chance de s'élever de la position d'agentappointé à celui de capitaliste, et tandis que sa position ne serait sous aucun rapport meilleure que celle de ses coassociés, sa responsabilité et ses inquiétudes seraient telles qu'il y aurait peu d'hommes qui aimeraient, de gaîté de cœur, à les assumer.

Passons maintenant du directeur de l'entreprise à ses ouvriers. Mill convient qu'avec le communisme ils n'auraient, leur part dans le bénéfice commun exceptée, aucun intérêt à se montrer laborieux et à remplir leur tâche en conscience. Mais les choses, ajoute-t-il immédiatement, en seraient-elles pires qu'elles le sont le plus souvent dans le système actuel, puisqu'avec le salaire fixe, la plupart des ouvriers, loin d'avoir un intérêt propre à la productivité de leur travail, restent privés même de cette part dans l'intérêt général qui écherrait à chacun d'eux dans une organisation communiste? A la vérité, le renom de bon ouvrier n'est nullement une chose indifférente; ce renom a sa valeur en ce sens qu'il peut ou faire rechercher de préférence celui qui le possède, ou lui valoir un plus haut salaire. Il peut encore le désigner pour l'emploi de contremaître ou pour quelqu'un de ces postes administratifs inférieurs, lesquels, outre une rémunération beaucoup plus élevée, parfois

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