Page images
PDF
EPUB

Dès le mois de décembre 1814, le rapporteur d'une loi douanière fort modérée et votée du reste par la Chambre, dit son fait au gouvernement en déclarant, « que les douanes devaient désormais. sauver les fabricants et les ouvriers par des prohibitions nécessaires.» Après l'aventure militaire des Cent jours, la Chambre introuvable apparut et pour prix de son dévouement dynastique exigea des mesures réactionnaires. N'était-ce pas l'époque des choses excessives, violentes. L'aristocratie anglaise considérait la production du blé de ses domaines comme une industrie nationale qu'il fallait protéger; quitte à affamer le pauvre.

Le gouvernement de Louis XVIII ne capitula devant la majorité parlementaire qu'avec répugnance. Dans l'exposé des motifs de la loi de 1816, un des ministres, M. Saint Criq, tout en cédant, confessa les principes avec un grand courage. Il fit l'éloge de la concurrence étrangère qualifiée d'heureuse rivalité, et pour l'avenir déclara qu'il viendrait un temps où la liberté aurait pour point d'appui l'opinion publique. Le ministre trouva cet appui près d'un membre de la minorité, M. Beugnot, affirmant que la concurrence étrangère ne pouvait être sérieuse, puisque le génie de la France était propre à toutes les productions et que les produits de notre sol, recherchés partout, ne pouvaient s'imiter nulle part. En protégeant l'industrie comme on le fit en 1816, on s'exposait aux exigences des grands propriétaires. L'un d'eux, M. de Puymorin, s'attaqua au thé, boisson antipathique au caractère national puisque le Français boit du vin. Il parla des droits du sol, lequel produit le lin, la laine et la soie. La politique personnelle avait pour représentant M. Decazes, qui succomba finalement, sous les efforts des ultra-royalistes. Les libertés politiques et économiques reçurent alors un coup violent et l'on abandonna toute tentative pour revenir au système douanier qui avait triomphé à la fin de l'ancien régime.

On devait promptement arriverà la plus grande exagération, c'est-àdire aux droits protecteurs sur la viande et le blé. Pourtant on ses ouvenait toujours des horribles famines du temps passé. Un membre de la minorité, Voyer-d'Argenson, présenta un herbier formé de vingt-deux espèces de plantes sauvages, qui de temps immémorial, quand le blé manquait, avaient servi de nourriture aux habitants pauvres des Vosges. Il eut pour contradicteur Bourrienne, cet ancien camarade de Napoléon 1er passé dans le camp royaliste et qui dit, «< il importe par des droits sur les blés et les bestiaux d'empêcher une abondance funeste.» Les ultra-royalistes poussèrent à une telle limite leur système que les relations entre la France et les autres pays en furent altérées. Les Allemands menacèrent de

fermer leur frontière et d'arrêter le transit de nos marchandises vers les pays du Nord. M. de Villèle, l'âme damnée de la réaction politique et économique, chercha vainement à les intimider, ainsi qu'à tenir tête à l'Angleterre et aux Etats-Unis.

Il fallut mettre moins d'âpreté dans les relations commerciales et spécialement établir la réciprocité en matière maritime avec les deux dernières nations dont on vient de parler. Les destinées de la liberté commerciale semblaient donc plus que jamais liées à celle de l'extension des libertés politiques. Un instant la dynastie bourbonnienne eut la pensée de suivre le courant électoral, et de tendre vers le libéralisme. Le ministère Martignac fut un retour vers les saines doctrines politiques, il le fut aussi vers les saines doctrines commerciales. Le discours de la couronne à l'ouverture de la session de 1828 contenait ces mots : « Le premier besoin du commerce et de l'industrie est la liberté. » Comme conséquence de ce changement de front, on décida une grande enquête sur la situation de la France industrielle. On sait que le ministère Martignac passa comme une échappée de soleil et qu'on reprit promptement la marche en arrière. Que fût-il arrivé si la Restauration eût suivi franchement la voie libérale, dans laquelle elle venait de s'engager pour la seconde fois ? On se serait évidemment heurté aux difficultés précédentes, qui prenaient racine dans la composition du corps électoral, et dans celle de la Chambre élective. Vainement une enquête eût établi l'infériorité du vieil outillage industriel, la nécessité de son renouvellement pour rendre possible la concurrence, vainement on eût démontré que la libre sortie des produits agricoles de la France devait avec le temps en augmenter la quantité; les grands propriétaires et les grands industriels, toujours maîtres de la majorité, auraient protesté contre la pensée gouvernementale.

Une révolution vint, elle réalisa dans une certaine mesure les vœux de la France d'alors, qui n'allaient pas au delà de la réalité du gouvernement parlementaire. Le double collége.disparut, le cens fut abaissé, mais il n'en est pas moins vrai qu'avec un corps électoral comprenant les 200,000 citoyens les plus imposés, la grande propriété et la grande industrie conservaient leur prépondérance. On peut affirmer que la représentation nationale fut plutôt celle des producteurs que des consommateurs. Il y eut pourtant cette différence au point de vue qui nous occupe entre la Restauration et le régime de Juillet, que ce dernier en présence des mêmes oppositions dues au mêmes motifs ne retourna jamais en arrière, et considéra la liberté commerciale comme un objectif qu'il lui serait donné tôt où tard d'atteindre. On a vu qu'en 1814 le rapporteur de la première

loi douanière présentée par le gouvernement qui succédait au gouvernement impérial avait fait très-habilement intervenir dans la question l'intérêt des ouvriers à côté de celui des patrons; cet argument allait prendre pendant de longues années une importance considérable à raison des émeutes qui éclatèrent sur divers points du territoire et spécialement à Lyon, où le soulèvement formidable de 1832 eut des causes absolument étrangères à la politique.

On devait au reste assister à une lutte analogue à celle soutenue par le gouvernement pendant la période qui s'écoula de 1814 à la chute du ministère Decazes. Les doctrines du gouvernement de Juillet apparurent nettement dès les premiers jours du nouveau règne dans ces paroles d'un jeune ministre du commerce, M. Duchâtel, adressées aux drapiers d'Elbeuf: « Nous avons fait une révolution pour détruire les priviléges; il faut vous familiariser avec l'idée de voir tôt ou tard l'abrogation de celui qui vous protége, c'est un canonicat dans lequel vous ne pouvez demeurer éternellement. » Comme en 1814, le gouvernement commença à appliquer ses idées par des ordonnances et dans la limite constitutionnelle. Il diminua certains droits qui atteignaient les matières premières, mais les choses devinrent moins faciles quand on arriva devant le Parlement. Un projet de loi tendait à diminuer les droits sur les bestiaux et à effacer ceux véritablement illusoires atteignant des objets d'une grande valeur sous un petit volume et d'un transport par trop facile pour la contrebande. Le projet souleva de tels orages dans les bureaux que, n'osant affronter la discussion, le gouvernement le retira. Postérieurement, un projet analogue présenté par un autre ministre du commerce, M. Thiers, n'eut pas un meilleur sort. Le gouvernement tenta d'une enquête. C'était hardi, il n'en avait pas été fait depuis celle ordonnée jadis par la Constituante. Les résultats en furent curieux : les villes du centre déclarèrent que la plupart des professions industrielles devaient leur prospérité à la suppression des maîtrises et des jurandes et qu'une prospérité non moins grande résulterait de la disparition des priviléges conservés par les lois douanières. Du reste les contrées non industrielles voulaient des mesures transitoires pour empêcher toute crise. Les ports de mer voulaient la liberté absolue. Quant aux centres manufacturiers, leur opposition fut aussi habile que violente. Le gouvernement de juillet était, suivant l'expression de ce temps-là, en dehors du concert européen, et n'avait de cordiale entente qu'avec l'Angleterre.

On fit courir le bruit qu'il voulait vendre la France à l'Angleterre, en ouvrant nos ports aux marchandises de cette nation, ce

qui ruinerait évidemment l'industrie nationale. La Chambre de Rouen dit que l'Angleterre avait du envoyer dans le Midi des agents secrets chargés de répandre les doctrines de la liberté commerciale. Enfin les fabricants de Roubaix portèrent le dernier coup, et faisant allusion à des émeutes qui avaient ensanglanté les premières années du règne, ils dirent: Souvenez-vous qu'un salaire abaissé a deux fois soulevé la ville de Lyon. Le gouvernement recula sans pourtant abandonner ses tendances qui revêtirent une forme nouvelle, celle d'un projet d'union douanière entre la Belgique et la France. Les négociations étaient fort avancées quand les villes manufacturières envoyèrent des représentants se former en congrès à Paris, pendant que le projet de traité était dénoncé à la tribune de l'une et de l'autre des deux Chambres comme antinational. En présence d'un vote hostile qui l'aurait renversé, le ministère laissa de côté son plan. Ce fut le dernier effort du gouvernement de Juillet pour reconquérir cette liberté des échanges qu'avait emportée la tempête révolutionnaire, et que le régime constitutionnel tentait vainement de nous restituer.

A partir de ce moment la question fut, comme à pareille époque du dernier siècle, cantonnée dans les régions théoriques. De grands exemples venaient de l'autre côté du détroit. La situation créée par l'odieuse réaction économique qui avait dominé en Angleterre après 1815 était ruinée par la base. Cobden achevait cette mémorable campagne, qui força l'aristocratie anglaise à briser ellemême les barrières s'opposant à l'entrée des céréales. Une association se forma en France pour reprendre par la propagande l'entreprise que le gouvernement n'avait pu mener à bonne fin. Ce serait se répéter que de raconter dans cette revue la campagne entamée alors par Rossi, Blanqui aîné, Léon Fauchet, MM. Michel Chevalier, J. Garnier. L'association nouvelle tint des meetings, eut des ramifications dans les principales villes. Une contre-ligue se forma dans les centres manufacturiers. C'était une agitation féconde, et ceux qui luttaient ainsi entendirent cette parole gouvernementale, qui avait un sens essentiellement constitutionnel : Soyez forts, nous vous appuierons.

Le développement de cette magnifique agitation fut brusquement interrompu par une révolution nouvelle. La Révolution de 1848, outre qu'elle amena la chute d'une dynastie, renversa le système censitaire d'où étaient issues depuis 1814 les majorités protectionnistes; l'aristocratie des grands manufacturiers et des grands propriétaires ne devait plus dominer dans le Parlement. L'organisation politique reposait désormais sur le suffrage universel. On sait quelle crise effroyable subirent les affaires après fé

vrier 1848; on alla jusqu'à la guerre civile. La nation était préoccupée de questions plus immédiates que celles de l'abaissement des barrières de la douane. Un instant pourtant, en 1850, l'Assemblée législative s'occupa de la liberté commerciale; on vit alors un des soutiens de la doctrine libérale sous le régime de Juillet, M. Thiers, prendre rang comme chef des protectionnistes. Son affirmation fut nette, il déclara que la liberté commerciale ferait tomber en un instant la prospérité du pays aussi promptement qu'on avait vu tomber naguères en quelques heures un gouvernement. Quant bien même cette aflirmation n'en eût pas imposé à une Assemblée formée pourtant des élus du suffrage universel, la lutte des partis était trop violente, rien de calme ne pouvait être tenté. La nation souffrante, affolée, devint la proie du pouvoir absolu.

IV

Bien des faits prouvent que le chef du nouveau gouvernement eut, dès le début, la pensée de trancher ce nœud gordien de la liberté des échanges. Le Sénat, organe de sa volonté, vota une disposition constitutionnelle qui étendait les prérogatives du souverain en matière de traité de commerce en déclarant: « qu'elles auraient force de loi pour les modifications qui y sont stipulées. » Ainsi, désormais, il était interdit à la Chambre basse de mettre, comme autrefois, une entrave aux volontés gouvernementales en ces matières. Le souvenir des majorités aristocratiques de la Restauration et du régime de Juillet portait ses fruits. Le gouvernement impérial débuta comme les autres en usant de ses pouvoirs de prendre, dans une certaine mesure, des dispositions en dehors des Assemblées législatives. Dès 1853, il abaissa, temporairement il est vrai, à la suite d'une mauvaise récolte, toutes les barrières de la douane s'opposant à l'entrée des substances alimentaires, notamment en ce qui concernait les bestiaux. Il changea les zones d'entrée des houilles, adoucit les droits sur les cotons, les laines, les fers, les machines; fit disparaître 200 articles divers des tarifs. Enfin, un projet de loi s'attaquant aux prohibitions fut envoyé au Corps législatif. A en juger par le passé, un accueil bienveillant ne lui était point réservé, il alla rejoindre dans les archives parlementaires ses devanciers, mais une Note du Moniteur universel prévint bientôt l'industrie française des intentions bien arrêtées du gouvernement, et compta le nombre d'années que devait vivre encore le système protecteur. En 1860, pour la seconde fois parmi nous, les doctrines libre-échangistes triomphèrent.

On vient de résumer brièvement la double lutte soutenue par

« PreviousContinue »