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nègres à Cuba représente, au plus bas taux, un nombre plus que double du chiffre officiel des esclaves qui s'y trouvent (1).

La seconde nation chrétienne qui ait conservé l'esclavage est le jeune empire du Brésil. Une opinion qui ne laisse pas d'être assez répandue, lui accorde le mérite de l'avoir aboli d'ores et déjà, parce qu'une loi dite d'émancipation a été rendue sous la date du 28 septembre 1871. Cette loi a bien stipulé l'affranchissement immédiat des esclaves appartenant à l'État et aux congrégations religieuses, comme celui des enfants qui naîtront désormais de parents esclaves; mais elle laisse ceux-ci jusqu'à l'âge de vingt et un ans sous l'autorité de leurs anciens maîtres, et ne touche en rien à l'état des esclaves adultes qui sont la propriété des simples particuliers. Si le mécanisme de cette loi n'est pas modifié, l'esclavage peut encore durer au Brésil quelques quarante ou cinquante ans. Il ne manque pas heureusement de Brésiliens, et parmi eux l'empereur Don Pedro, qui détestent l'institution en elle-même, et qui n'ignorent pas que l'immigration qu'appellent les terres vierges du Brésil et ses immenses ressources naturelles, fuit le contact du travail servile, et l'on peut raisonnablement espérer qu'ils feront de leur mieux pour devancer ce terme. En attendant, la population esclave s'y chiffre par environ 1,500,000 personnes, et elle était de 2,000,000 il y a soixante ans. L'écart entre ces deux nombres, quelque considérable qu'il soit, est loin d'être d'ailleurs la mesure de la diminution véritable. De 1818 à 1851, la traite en dépit de tous les traités a été très-active au Brésil, et un Anglais, qui était au Brésil en 1839, assurait qu'en cette année 78,331 Africains avaient été débarqués à sa connaissance personnelle dans cinq des ports brésiliens.

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Il ne répugne nullement de croire qu'elle s'est singulièrement. ralentie depuis, et la cote très-élevée des Africains sur le marché de Bahia, 3,235 à 4,150 francs pour les hommes, et 2,075 à 3,075 pour les femmes, qui nous est fournie par un document très-intéressant et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir, cette cote atteste qu'il ne s'agit plus maintenant que d'un trafic tout à fait interlope et sporadique (2). A parler d'une façon générale, on peut même dire que la traite des noirs, par la voie de l'océan Atlantique

(1) On lit ce détail dans le Mémoire présenté, le 28 février dernier, au marquis de Salisbury par un grand nombre de membres du Parlement et de la British and Foreign Anti-slavery Society, mémoire reproduit dans le numéro du 31 mars 1879 de l'Anti-slavery Reporter, journal de cette association.

(2) Correspondence with british Representatives and Ajents abroad, and Reports of naval Officers relating to the Slave Trade. Londres, 1878.

a cessé ou peu s'en faut. Mais, de ce fait, il faudrait bien se garder de conclure qu'elle ne désole plus le continent africain. Elle s'exerce au contraire et sur la plus vaste échelle au nord, au centre, au sud de ce continent, sur une aire presque égale à celle de l'Europe, qui va de la mer Rouge, à l'est, à l'océan Atlantique, à l'ouest, et qui est peuplée de 80,000,000 d'habitants. Au témoignage du préfet apostolique des missions de l'Afrique centrale, elle prélève sur ces 80,000,000 d'hommes un tribut annuel de 1,000,000 de victi mes, et, chose épouvantable, un sur cinq, parfois même un sur neuf, de ces malheureux arrive à sa destination.

C'est le calcul de Livingstone, qui dans ses courses incessantes à travers l'Afrique centrale avait vu la traite sous tous ses aspects, et l'avait contemplée dans toute son horreur. Les souvenirs qu'il en conservait étaient toujours présents à sa mémoire: ils hantaient ses nuits et peuplaient ses rêves. L'un de ses voyages l'avait conduit dans la vallée du Chiré : il l'avait trouvée alors couverte de cultures et de riants villages. Il y revint, dix-huit mois plus tard, mais que le spectacle était changé ! « Tous les habitants »>, lit-on dans son dernier journal, « avaient passé la rivière pour la mettre entre eux et les traqueurs d'esclaves. Ils étaient partis à la hâte, sans vivres, et la famine avait achevé l'œuvre de désolation commencée par leurs ennemis. Les cadavres que l'on voyait flotter sur le Chiré ne représentaient qu'une faible portion des personnes qui avaient péri. Les survivants n'avaient pas eu assez de force physique pour les enterrer toutes: ils avaient jeté de nombreux corps à l'eau, et les crocodiles, gorgés de nourriture, ne les avaient pas dévorés. » Le voyageur avait été prévenu du désastre qui venait de fondre sur cette vallée jadis si paisible et si heureuse; mais, comme il le confesse, il soupçonnait quelque exagération de s'être glissée dans les récits qu'on lui en avait faits. A la vue de ces lieux déserts et jonchés, à la lettre, d'ossements humains, de ces esclaves abandonnés qu'il rencontrait, chemin faisant, si exténués par le besoin qu'ils pouvaient parler à peine, ou dont il apercevait les cadavres pendre aux arbres, le voyageur dut revenir de cette impression et s'avouer que les abominations de la traite défiaient toute exagération de plume ou de langage.

Le commandant Cameron, dans la relation de sa traversée du continent africain de Zanzibar à Saint-Paul de Loanda (1), ne donne pas des détails moins navrants. Il nous dépeint les marchands d'esclaves comme des bandits, souillés de tous les vices, vrais

(1) Across Africa (à travers l'Afrique). Londres, 1877.

rebuts de l'espèce humaine, dont la cupidité et la cruauté marchent de front. Il vit un jour arriver à son campement une troupe de cinquante-deux femmes liées ensemble par groupes de quinze à dix-sept: elles étaient chargées d'énormes fardeaux et couvertes de cicatrices qui attestaient, trop éloquemment, l'inhumanité de leurs possesseurs. Les cordes qui les attachaient étaient parfois si étroitement serrées qu'elles entraient dans leurs chairs, et l'une d'entre elles portait encore dans ses bras son enfant mort d'inanition. Pour réunir ces cinquante-deux malheureuses, une dizaine de villages au moins avaient été mis à sac, et leurs habitan's tués pour la plupart, tandis qu'ils cherchaient à protéger leurs femmes et leurs enfants. Pour échapper à un pareil sort, les autres s'étaient réfugiés dans la jungle, où ils n'avaient guère d'autre alternative que de mourir de faim ou de tomber sous la dent des bêtes fauves. A chaque instant le voyageur rencontrait sur son chemin des villages ruinés par les traitants, et plus il avançait dans l'intérieur du pays, plus il acquérait la conviction que l'infâme trafic tendait à s'y ramifier et dépeuplait de plus en plus le théâtre de ses opérations. Ce n'est point, en effet, sur le littoral, dans le voisinage des comptoirs et des croiseurs européens, que la traite étale ses plus horribles aspects. Il faut, comme le disait déjà Stanley, dans sa lettre du 28 octobre 1876, écrite des lieux mêmes, et comme il le confirme dans le récit du grand voyage qui l'a conduit des rivages de l'océan Indien aux bouches du Congo, il faut pour la contempler telle, s'enfoncer dans la région des grands lacs et pénétrer dans ces royaumes de l'Afrique centro-orientale, où l'on rencontre des royaumes tels que l'Ouganda et le Rouanda, qui comptent, dit-on, 5,000,000 d'habitants, l'Urundi, l'Unyoro et le Karagoué auxquels on en accorde 3,000,000. Tous ces États sont centralisés et gouvernés despotiquement par des princes, dont quelques-uns tels que Roumanika, « le bon vieux roi du Karagoué, » qui fit un si bon accueil à Speka et Mteça, le puissant potentat de l'Ouganda, que Stanley se flatte d'avoir conquis à la foi chrétienne, ne laissent pas de montrer du goût pour les Européens et quelque penchant à sortir leurs sujets de leur barbarie séculaire. Aussi Stanley est-il d'avis que dans l'Afrique orientale le rôle d'initiateur de la civilisation appartient surtout au missionnaire, pour peu qu'il sache gagner la confiance du prince, tandis que dans l'Afrique occidentale la Bible et l'Évangile n'ont provisoirement rien à faire. Ici les conditions politiques et sociales ne sont plus du tout les mêmes que sur le versant oriental. Du lac Tanganyka aux bouches du Livingstone, pour appeler le Congo de son nouveau nom, on ne rencontre qu'une foule de tribus et de villages indé

pendants et obéissant à des centaines de petits chefs. Ceux-ci sont plus orgueilleux, plus superstitieux, plus sanguinaires les uns que les autres; tous aussi, ils montrent pour le troc un goût trèsvif, passionné pour mieux dire. C'est sur le pas du porte-balle que la civilisation prendra pied sur les rives du grand fleuve pour le remonter ensuite et gagner de proche en proche le cœur de la Péninsule.

Tout ce que Cameron avait annoncé des richesses de l'Afrique centrale, Stanley le confirme. Les marchés de l'Oudjiji qui centralisent tous les produits du bassin du Tanganyka regorgent de bœufs, de moutons, de chèvres, de poissons salés, de beurre, d'huile, de maïs, de millet, de sésame, d'orge, de Sorgho, de cannes à sucre. L'Ouvinza envoie son sel, l'Ouvira ses fils de fer, les Vouadjiji leurs filets de pêche, leurs arcs et leurs flèches. Le fer abonde et l'art du forgeron est tenu en haute estime parmi toutes les populations; le cuivre abonde également: les indigènes en garnissent les hampes de leurs lances, et ils en font des bracelets, des colliers, de petites balles qu'ils fixent dans leurs cheveux. Voilà bien des éléments d'une vie stable, à laquelle les Africains ont prouvé, dans divers milieux, qu'ils étaient beaucoup plus propres que les Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord ou que les Insulaires océaniens. Par malheur, la traite est là: elle tient les habitants paisibles en une haleine perpétuelle, et, sous le coup de ses dévastations incessantes, ils ne se fixent sur le sol que d'une façon précaire, ils ne le cultivent qu'à la volée, pour ainsi dire. Ils campent plutôt qu'ils ne résident.

On a fait assez grand bruit, dans le temps, des expéditions armées que le dernier khédive d'Egypte envoya dans le Soudan, à diverses reprises, pour l'extermination de la traite et par la même occasion des traitants aussi. Sir S. William Baker assurément a détruit plusieurs repaires de chasseurs d'esclaves, mais il y a gros à parier qu'immédiatement après son départ les choses ont repris leur vieux cours, et ce résultat éphémère n'a pas été obtenu sans faire couler beaucoup de sang et sans causer de grands maux parmi les indigènes. Ces derniers virent souvent leurs prétendus défenseurs brûler leurs villages et saisir leurs bestiaux quand ils ne les massacraient pas eux-mêmes.

Depuis, un autre Anglais, le colonel Gordon est apparu sur ce même théâtre. Militaire énergique, et pourvu d'ailleurs de moyens d'action qui avaient manqué à son prédécesseur, il s'est fort bien. acquitté de sa tâche et, dans une seule campagne, l'un de ses lieutenants n'a pas délivré et renvoyé dans leur pays moins de dix mille esclaves arrachés aux traitants du Bahr-el-Ghazal. Mais ce

succès ne sera évidemment qu'éphémère si on n'établit pas dans le Soudan un certain nombre de stations militaires, assez rapprochées les unes des autres pour intercepter les convois d'esclaves que leurs chefs savent au besoin fractionner en groupe de quatre ou cinq, pratique à laquelle ils ont eu soin de recourir dès qu'ils se sont aperçus que les grandes caravanes ne trouvaient plus le chemin libre. D'ailleurs tant vaut l'ouvrier, tant vaut l'œuvre, et le colonel Gordon était la cheville ouvrière de celle-ci. Aussi longtemps qu'il restera sur les lieux, tout ira bien; mais voilà qu'on annonce qu'il est parti ou qu'il va partir pour le Caire, et il est fort à craindre que dès son départ la traite ne recommence à frais nouveaux dans le Soudan et tout le bassin du Haut-Nil (1).

Dans le voisinage immédiat de la côte occidentale on ne rencontre ni traitants ni marchés d'esclaves; mais dès qu'on remonte un peu les fleuves qui viennent y déboucher, c'est autre chose. L'année dernière, un missionnaire suisse eut l'occasion de visiter Salaga, ville d'environ 20,000 habitants située sur le Haut-Volta, non loin de la Côte d'Or; à peine arrivé, il se rendit au marché, et s'aperçut que la marchandise qui s'y recherchait et s'y débitait le plus était la marchandise humaine. « Je ne savais pas », écrit-il, « ce que l'esclavage voulait dire avant d'avoir vu ce marché. Dix ou quinze personnes sont attachées ensemble, exposées à toutes les ardeurs du soleil tropical; une poignée de légumes est leur seule nourriture sans cause aucune; le fouet tombe sur leurs épaules, en guise de passe-temps et pour la seule raison, peut-être, qu'ils ne se vendent pas bien. Qu'un esclave se trouve mal, par manque de nourriture, on le jette dans un coin, où il guérit ou meurt, sans que personne s'en préoccupe. Qu'un acheteur se présente, tous lui font signe de les acheter; ceux qui sont souffrants lui crient: << Achetez-moi; je ne suis point malade, mais à moitié mort de faim; donnez-moi une bonne nourriture, et je vous serai un serviteur diligent et fidèle. » Le prix moyen d'un esclave est de 37 francs; il y en a beaucoup qui se troquent contre une pièce de cotonnade, ou quelque bagatelle (2).

Sur l'autre versant de la Péninsule, la côte de Zanguebar a été longtemps l'un des repaires de la traite et l'un de ses plus importants débouchés. Sir Bartle Frère a conclu, il y a quelques années, avec le prince Bargash, seyeyid ou sultan de Zanzibar, une convention pour sa répression, et cette convention n'a pas été sans produire quelques heureux résultats. Stanley se montre très

(1) Anti-slavery Reporter de juin 1879.
(2) Anti-slavery Reporter, novembre 1878.

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