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sont une porte ouverte sur des positions supérieures. «Mais on peut répondre d'autre part que dans le système communiste, le sentiment général des sociétaires, travaillant sous les yeux les uns des autres, serait assurément favorable à ceux qui travailleraient bien et assidûment et nullement aux paresseux et aux flâneurs. Actuellement il s'en faut qu'il en soit ainsi, et l'opinion publique des classes ouvrières agit souvent dans un sens tout opposé. Les statuts de certaines unions ouvrières font défense à leurs membres de dépasser dans leur main-d'œuvre un certain niveau de productivité, de crainte de diminuer ainsi le nombre des bras employés à tel ou tel travail, et par le même motif, ces unions s'opposent à l'introduction des procédés qui économisent la maind'œuvre. Le changement de cet état en un autre où chacun aurait intérêt à ce que tous se montrassent aussi industrieux, aussi adroits, aussi soigneux que possible, et tel serait le cas sous un régime communiste, ce changement serait à coup sûr fort heu

reux. »

Mill fait remarquer, cependant, que des combinaisons compatibles avec le système de la propriété privée et de la concurrence individuelle sont capables de corriger les principaux défauts du régime actuel sous le rapport de l'efficacité du travail et de réaliser ainsi les avantages que le système communiste semble offrir à cet égard. Le travail à la tâche, par exemple, a déjà fort amélioré les choses dans les industries où il s'est introduit; mais il rencontre des objections et soulève des répugnances chez le plus grand nombre des unionistes, toujours sous le coup de leur préoccupation dominante, c'est-à-dire la crainte de restreindre les débouchés du travail. Ces répugnances s'expliqueraient, d'ailleurs, très-bien par des considérations d'un autre ordre, s'il était vrai, ainsi qu'on l'affirme, « que beaucoup de patrons après s'être servis du travail à la tâche comme d'un moyen de s'assurer du maximum de travail qu'un bon ouvrier peut fournir, fixeraient si bas le taux de rémunération de ce genre de main-d'œuvre que ledit maximum ne lui rapporterait pas plus qu'une journée de travail ordinaire à taux fixe. >>

Mais un remède bien plus complet aux désavantages du travail salarié, c'est selon Mill ce qu'on appelle, dit-il, la participation industrielle, Industrial Partnership, c'est-à-dire l'abandon aux ouvriers de tout ou partie des profits d'une entreprise après prélèvement d'une certaine somme en faveur du capitaliste, et la distribution de cette quote-part entre eux, au prorata de leurs salaires. L'approbation qu'il donne à cette combinaison touche vraiment à l'enthousiasme : elle a, dit-il, admirablement fonctionné

tant en Angleterre qu'ailleurs; elle a suscité le zèle des travailleurs, rendu leur besogne plus productive et singulièrement accru leur rémunération; elle est, enfin, susceptible d'une extension indéfinie. Nous ne pouvons nous empêcher de croire que l'illustre publiciste s'abusait sur les mérites d'une mesure qui n'est pas précisément nouvelle, et qu'il s'en exagérait singulièrement la portée. Au lendemain de la révolution de Février 1848, on vit les ouvriers français refuser le compte en participation que beaucoup de patrons leur offraient, et réclamer, avec le maintien du vieux salaire, une part dans les profits, tandis qu'ils resteraient indemnes des pertes. Cette nouvelle équation s'étant introduite dans un certain nombre d'entreprises, force est bien de croire qu'elle ne blesse pas autant la justice et qu'elle n'est pas d'une application aussi impossible qu'il le semblerait tout d'abord. Mais voir dans cette combinaison toute une révolution industrielle, tout un changement radical dans les rapports de classe à classe, alors qu'il ne s'agit en réalité que d'une largesse intelligente et d'une gratification ingénieuse, ce serait, comme disait Bastiat à cette occasion même, se duper soi-même en donnant un très-grand nom à une assez petite chose.

Proudhon, avec sa puissante dialectique, a mis hors de doute une vérité déjà soupçonnée par Aristote, à savoir que la communauté est impossible sans une loi de répartition et qu'elle périt par la répartition. C'est une règle bien simple et à certains égards une règle juste, dit à son tour Mill, celle qui consiste à payer d'une égale façon tous ceux qui mettent la main à la même besogne. Mais si cette besogne elle-même ne se partage point par portions égales, ce genre de justice se montre très-imparfait. Or les genres de travail qui se produisent au sein de toute la société sont si nombreux et si variés, ils diffèrent tant sous le rapport de leur agrément ou de leur dureté qu'il est on ne peut plus difficile de leur trouver une commune mesure et de les égaliser de telle façon que la qualité des uns compense la quantité des autres et vice versa. Aussi bien la difficulté a-t-elle paru aux communistes si insurmontable qu'ils s'en tirent d'habitude en proposant une rotation qui ferait, à tour de rôle, passer chaque sociétaire par une sorte de travail donnée. Mais ce serait à peu près renoncer aux avantages économiques de la division du travail, et la combinaison même que l'on juge indispensable à une bonne distribution des profits ne pourrait guère manquer de nuire à la création des produits. D'ailleurs, exiger d'un chacun la même somme de travail, c'est s'inspirer d'un très-médiocre critère de justice, puisqu'il existe entre les hommes de grandes inégalités

soit physiques, soit morales, quant à la capacité de travailler, et que telle besogne qui n'est qu'un jeu pour l'un peut paraître bien dure à l'autre.

Il ne saurait être question pour le socialisme de s'approprier la mortification des sens, lorsqu'il a tant reproché au christianisme d'exalter outre mesure le sacrifice inutile de soi-même et qu'il s'est donné pour mission de réhabiliter la chair. Ce n'est pas la richesse en elle-même, ne l'oublions pas, qu'il proscrit: ce sont seulement ses procédés actuels de répartition, qu'il qualifie d'injustes et de meurtriers. Mais tout cela ne diminue point la difficulté qu'il éprouverait à maintenir non-seulement quelques chances de productivité, mais encore quelques éléments d'ordre et de bon accord dans une association dont l'intérêt personnel serait absent, et qui reconnaîtrait pour règle une égalité contre nature. Cette difficulté a fort préoccupé tous les utopistes: Platon s'en tire par une défaite, Morus par une naïveté, Campanella en invoquant l'amour de la patrie et Cabet en s'en rapportant à la fraternité. La vérité est que pour vaincre l'égoïsme des uns et réprimer la paresse des autres, ce ne serait pas trop dans une association communiste d'une autorité très-forte, très-concentrée, en un mot despotique. Mill ne le dit pas d'une façon expresse, mais son langage le présuppose. «Chassée de la carrière où elle s'exerce le plus habituellement, la poursuite des richesses, dit-il, l'ambition personnelle ne se rattachera que plus énergiquement au domaine qui lui reste ouvert, et les luttes pour l'influence et la prééminence ne se donneront qu'un plus libre jeu. Aussi est-il probable qu'une association de cette sorte, loin de toujours réaliser cet attrayant idéal d'amitié mutuelle, d'unité de vues et de sentiments, dont les communistes parlent si volontiers, serait le théâtre fréquent de discordes intestines et finirait souvent par y succomber.

Après cela on est quelque peu étonné d'entendre Mill déclarer qu'il n'entend tirer de toutes ces considérations aucune induction contre la possibilité de voir la production communautaire devenir la forme la mieux adaptée aux besoins et aux circonstances de la société » et ajouter « que c'est là une question pendante, qui a besoin de recevoir une lumière nouvelle tant de l'essai de la communauté, dans des circonstances favorables, que des modifications dont le jeu de la propriété privée est graduellement susceptible.» Il confesse, à la vérité, que le communisme, pour réussir, exige un haut niveau intellectuel et moral chez ses adeptes: un haut niveau moral pour qu'ils remplissent honnêtement et sincèrement leur part de la tâche commune, un haut niveau intellectuel pour qu'ils soient capables de discerner leurs véritables

muna non omnes communes,

intérêts et de les satisfaire. Mais ce double niveau, il est persuadé qu'à la longue l'éducation est capable de le procurer à tout homme, bien qu'il n'appartienne qu'au communisme lui-même de montrer de visu et de facto que cette éducation il est en état de la donner et de la maintenir. Eh bien, notre sentiment diffère du tout au tout du sien. Même mitigé dans le sens de Carpocrate, - omnia comce système impose à la nature humaine, dans ses bons comme dans ses mauvais côtés, de telles gênes et de telles mutilations qu'il n'a nulle chance de jamais prévaloir, et si par impossible il prévalait jamais, il ramènerait peu à peu l'humanité à sa barbarie primitive. Si le communisme chrétien subsiste encore, c'est que dans la donnée de l'Evangile, comme dans la pensée de saint Basile et de saint Ephraïm, les deux Pères qui en ont tracé surtout les règles, il repose essentiellement sur le sacrifice des affections personnelles, sur le renoncement au monde, à ses biens, à ses pompes, à ses joies. Au point de vue spirituel, c'est un état privilégié, plus parfait que les autres, mais par cela même exceptionnel, un état incapable de devenir général. Ce que disait Mill tout à l'heure de la différence des aptitudes et des forces de l'homme, de l'extrême difficulté partant d'une loi équitable de répartition communautaire, prépare encore plus mal à ce qu'il dit maintenant du principe fouriériste qu'il accuse de reposer «sur un idéal moins élevé de justice distributive que le communisme, puisqu'il admet des inégalités dans la distribution du produit et n'interdit pas la propriété individuelle, quoiqu'il n'en permette point la disposition arbitraire ». Du reste, il regarde le système de Fourier dans son ensemble, «< comme un type d'ingéniosité intellectuelle tout à fait digne de l'attention de ceux qui étudient soit la société, soit l'esprit humain. » Pour porter ce jugement général sur ce système, il faut évidemment en distraire tout au moins ses divagations théologiques et ses spéculations non moins étranges, pour user d'un terme poli, sur le monde physique ou l'avenir du genre humain. Aussi bien c'est ce que fait Mill: il les déclare indépendantes de l'organisation industrielle du fou riérisme et ne cache pas son admiration pour celle-ci. Fourier lui-même n'était pas peu fier de son œuvre : «Depuis trois mille ans, » écrivait-il en tête de son gros livre Le monde industriel et sociétaire, « la philosophie ne sait inventer aucune disposition nouvelle en politique industrielle et sociale; ses innombrables systèmes ne reposent que sur la distribution par famille, réunion la plus petite et la plus ruineuse. Voici enfin des idées neuves. » Elles ne l'étaient pas autant qu'il le disait. Le travail attrayant était déjà dans l'utopie de Morus; la gastrosophie et la gourmandise ont un grand air de famille et l'attrac

tion passionnelle ressemble fort à la luxure. Quant à la répartition des produits proportionnellement au capital, au talent et au travail, c'est un des desiderata de l'économie politique, et nul doute qu'il ne soit beaucoup plus difficile à réaliser dans le phalanstère, ou quelque autre combinaison artificielle que ce soit, qu'avec le jeu libre de ces formes sociales qui tiennent à l'essence même de la nature humaine et qui tendent d'elles-mêmes à devenir d'autant plus harmoniques qu'elles se meuvent dans un milieu plus large et plus élastique.

II

Tout bien pesé et bien considéré, la conclusion qui s'impose à Mill est toutefois celle-ci : c'est que la refonte entière de l'ordre social, telle que le socialisme la rêve, c'est-à-dire par l'élimination tant de la propriété personnelle que de la concurrence individuelle, quoique valable comme un idéal et comme un pronostic de possibilités futures, ne constitue pas une ressource immédiatement disponible « puisqu'elle exige de la part de ses promoteurs et de ses artisans une réunion de qualités intellectuelles et morales dont l'expérience resterait à faire quand même leur existence serait hors de doute. » Il estime donc que la propriété individuelle a très-probablement un long avenir devant elle, tout en se refusant à croire qu'elle ne devra point subir des modifications, et à concéder que tous les droits qu'on regarde aujourd'hui comme lui appartenant en soient réellement inséparables et soient destinés à vivre autant qu'ellemême. Il lui paraît, au contraire, que dans leur intérêt même, les personnes qui tirent le plus grand avantage des lois sur la propriété, telles qu'elles se comportent à cette heure, « devraient accorder une sérieuse attention à toutes les propositions faites en vue de rendre ces lois moins onéreuses au plus grand nombre. » Mil fait, à ce propos, la remarque qu'une méprise souvent commise et très-fâcheuse est celle qui consiste à supposer que le même mot a toujours désigné la même réunion d'idées et à raisonner en conséquence. C'est ce qui est notamment arrivé pour le mot de propriété qui, suivant les époques, a désigné des droits identitiques au fond, en ce qu'ils impliquaient toujours une idée de possession et de disposition exclusive de certaines choses, voire de certains hommes, mais très-variables quant au mode de leur exercice et aux limitations que leur apportait l'usage ou la loi écrite. Par exemple, à l'origine, le droit de posséder n'entraînait pas celui de tester, et longtemps après que le testament eût commencé de s'introduire dans les législations européennes, les effets continuèrent d'en être limités aux seuls héritiers naturels. Privée

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