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doit commencer par faire l'éducation agricole des campagnes qui seraient aujourd'hui hors d'état de les comprendre, M. Le Pelletier de Saint-Remy répond que c'est surtout par la pratique que se fait ce genre d'éducation là. On n'a pas fait des conférences aux paysans pour leur enseigner le régime hypothécaire, l'une des parties les plus compliquées de notre législation, et ils sont devenus là-dessus beaucoup plus forts que plus d'un citadin. On vient de voir ce qui s'est passé aux colonies à l'origine du fonctionnement des banques, et on voit ce qui s'y passe maintenant : qui a fait l'éducation des intéressés en matière de droit agricole ? La pratique. Il y a commencement à tout.

M. Boucherot, qui a, comme M. Le Pelletier de Saint-Remy, habité les colonies françaises, apporte sur la manière dont le crédit agricole y est pratiqué des renseignements différents de ceux qui ont été donnés par son honorable collègue.

Il y a, dit-il, un personnage dont M. Le Pelletier de Saint-Remy n'a point parlé : c'est l'agent de change, qui ne ressemble point du tout à celui que l'on connaît en France. L'agent de change, aux colonies, notamment à la Réunion, est presque toujours le premier créancier du planteur. Celui-ci est tellement grevé qu'il est constamment sous le coup de l'expropriation, et lorsqu'il s'agit de rembourser la banque, c'est l'agent de change qui se substitue à lui, qui se charge du payement, afin de ne pas perdre sa propre avance. Au moment de l'émancipation des noirs, les planteurs se sont trouvés réduits aux derniers expédients; ils ont vendu leurs coupons d'actions de la Banque coloniale, nou parce qu'ils n'avaient pas confiance en cette banque, mais parce qu'ils avaient besoin d'argent pour acheter du riz, qui, là-bas, tient lieu de pain. En réalité, ni les Banques coloniales, ni le Crédit foncier n'auraient donné, aux colonies, de bon résultats.

Ici on a une maison; on veut l'exhausser d'un étage; on emprunte pour cela au Crédit foncier; c'est fort bien: on a créé une valeur nouvelle qui est une garantie solide pour le prêteur. Aux colonies, on a surfait la valeur des propriétés; le Crédit foncier à prêté sur cette estimation fantastique; l'emprunteur, au lieu d'accroître la valeur de sa propriété, a mangé l'argent; la dette s'est accrue sans compensation, et le Crédit foncier a été victime. Voilà quels ont été les résultats de l'intervention de l'Etat.

M. Le Pelletier de Saint-Remy répond que les choses ont pu se passer ainsi à la Réunion, mais que dans les Antilles, à la Guadeloupe et à la Martinique, les « agents de change » sont inconnus, et

le crédit agricole fonctionne le plus régulièrement du monde. Le planteur demande à la Banque, chaque année, si elle lui continue son crédit de l'année précédente. La Banque fait examiner l'état de la plantation, et selon les renseignements qui lui sont fournis par les experts, elle maintient le crédit, elle le réduit ou elle le supprime. A l'échéance, l'emprunteur paye, parce que sans cela il perdrait le crédit dont il a besoin.

Les banques coloniales, du reste, ne sont point des banques d'Etat, ce sont des sociétés anonymes et autonomes, qui ne font pas seulement du crédit agricole, mais se livrent, à leur guise et selon qu'elles le jugent avantageux, à d'autres opérations financières.

M. Robinot, directeur du sous-comptoir des entrepreneurs, constate qu'en dehors de son honorable ami M. Le Pelletier de SaintRemy, la plupart des orateurs semblent parler surtout de garanties personnelles et morales, de la bonne réputation des emprunteurs qui s'adressent aux banques des bords du Rhin, des Pyrénées ou des Alpes.

Il lui paraît donc qu'ils ont traité surtout la question du crédit personnel.

Il pense, cependant, comme M. Le Pelletier de Saint-Remy, que la vraie base du crédit agricole largement entendu, c'est le gage. Il faut organiser le gage: il faut le régler, vaincre les habitudes séculaires des paysans d'être inexacts dans leurs échéances. L'un va-t-il sans l'autre ? crédit et échéances régulières, cela est acquis dans les colonies françaises des Antilles et de la Réunion. Il ne faut pas désespérer d'atteindre ce résultat dans les compagnies françaises. Il faut dégager le gage: quand ce sera fait, ceux qui en disposent pourront recourir au crédit et en goûter les inconvénients et les avantages.

Ils pourront même jouir des découverts si les détenteurs de capitaux veulent bien en consentir; et notre cher trésorier en sera satisfait.

Toute la catégorie des propriétaires cultivateurs a, déjà, la libre disposition du gage. Et ils sont nombreux et ils sont les principaux instruments des derniers progrès.

Il n'en est pas de même des fermiers, cela est vrai. Le privilége légal du propriétaire tient en échec le gage. L'idéal, dans ce cas-ci, serait l'entente entre propriétaire et fermier, contrôlant l'un et l'autre l'emploi du crédit obtenu.

M. Alph. Courtois, tout en reconnaissant qu'il y a d'excellentes

choses dans les idées que M. Robinot vient d'émettre, doit néanmoins protester contre l'exclusion absolue qu'il vient de faire du crédit personnel.

L'office du crédit n'est pas de ne faire circuler le capital que sous forme matérielle. Il livre également à l'activité des transactions industrielles, commerciales et agricoles le capital sous forme immatérielle; en d'autres termes, il n'y a pas que le crédit réel, il y a aussi le crédit personnel, et ce serait rétrograder que de ne se servir que du premier. Une institution qui a son objet spécial peut ne s'attacher qu'au gage matériel; mais dans l'ensemble il serait inexact de ne voir que le crédit sur nantissement. L'intelligence, l'expérience, l'honnêteté sont, bel et bien, des éléments que celui qui escompte le papier comprend dans ses appréciations. Il y aurait des inconvénients à user de ces éléments d'une manière exclusive; il n'y en aurait pas moins à les mettre absolument de côté.

M. Limousin dit qu'il importe de bien distinguer les deux aspects de la question. Il y a le côté législatif qui a été traité dans la précédente séance et sur lequel tous les membres de la Société sont d'accord. Il est indispensable, en effet, d'obtenir du législateur qu'il fasse de l'agriculteur un industriel comme un autre, soumis aux mêmes règles que les autres, présentant les mêmes garanties que les autres à son prêteur. Mais cela fait, il n'y aura que la moitié de la question de résolue. Il faut que l'agriculteur obtienne le crédit dont il a besoin. Pour cela l'Etat n'a rien à faire, mais l'initiative privée peut beaucoup, particulièrement l'initiative des intéressés les agriculteurs.

Les agriculteurs peuvent constituer des banques coopératives analogues aux banques populaires, qui, en Allemagne et dans divers autres pays, permettent aux petits industriels et aux commerçants d'obtenir du crédit. Ces banques ne sont pas à l'usage exclusif des habitants des villes. Ainsi que vient de le dire M. Rampal, dans la Prusse Rhénane, il en existe pour le service de l'agriculture. En Italie, il en est de même. La banque de Lodi prête sur récolte sur pied. L'orateur a visité l'année dernière, en compagnie de M. Vigano, la banque de Merate di Brianza, la plus jeune enfant du zélé promoteur de la coopération en Italie. Dans la Brianza, avant la création de cette banque, les agriculteurs et principalement les sériciculteurs qui avaient besoin d'argent l'empruntaient au taux de 30 0/0 à des usuriers, qu'on appelle des Indiens. Aujourd'hui, ceux de ces agriculteurs qui sont honnêtes et prévoyants obtiennent de la banque des avances à 6 0/0 et la banque fait bien ses affaires.

En Russie, après l'abolition du servage, des banques populaires

ont été établies. Les paysans les ont d'abord vues avec défiance parce qu'elles étaient une importation allemande, parce que les importateurs étaient des boyards et qu'ils craignaient qu'il y eût là un piége de leurs anciens seigneurs. Mais les paysans n'ont pas tardé à comprendre tous les avantages de l'institution, et ces banques fonctionnent aujourd'hui admirablement. Les paysans d'un district se connaissent tous les uns les autres et savent réciproquement quel est l'état de leurs affaires; les comités d'administration commettent peu d'erreurs en accordant du crédit.

Ce qui est possible en Allemagne, en Italie et en Russie, l'est certainement en France. On ne peut pas prétendre que les paysans français sont rebelles à l'association, puisque, dans beaucoup de départements montagneux, on a institué des fromageries coopératives sur le modèle de celles du Jura.

La principale difficulté est celle du gage du crédit. En Allemagne, excepté dans les provinces rhénanes, on a résolu cette difficulté en instituant la solidarité et la responsabilité illimitée. Les associés souscrivent une action de faible valeur et dont le versement ne contribue pas beaucoup à la création du capital qui travaille. Ce capital est en majeure partie formé par des dépôts. De véritables capitalistes placent leur argent dans les banques populaires. Cet argent est prêté aux sociétaires, et si l'un d'eux ne paye pas, le prêteur a pour garantie l'avoir de tous les associés. C'est le communisme pour le crédit.

Ce système ne réussirait pas dans les villes françaises, encore

moins dans les campagnes. On ne trouverait que fort peu de pay

sans s'exposant à perdre tout ou partie de leur avoir parce qu'un de leurs voisins n'aurait pas fait face à ses engagements. Mais la solidarité et la responsabilité illimitée ne sont pas des conditions indispensables pour le bon fonctionnement du crédit populaire. En Belgique, lorsque M. Léon d'Andrimont créa la première banque populaire à Liége, il introduisit le système allemand; mais au fur et à mesure que l'institution s'étendit, ce principe perdit du terrain. Aujourd'hui, les sociétaires de la banque de Liége ne sont engagés que pour cinq fois la valeur de leurs actions; dans d'autres villes, à Anvers par exemple, M. Berdolt a fait prévaloir le principe de la société anonyme; on n'est engagé que pour le montant même de ses actions. La banque d'Anvers est cependant trèsprospère.

En Italie, dès l'origine, malgré les efforts de M. Viganò et probablement aussi ceux de M. Luzzatti, on dut adopter le principe de la société anonyme. Cette responsabilité restreinte oblige les directeurs et les prêteurs à plus de prudence. Elle exige en outre

la constitution de fonds de réserve, servant de capitaux d'assurance, plus considérables. Le récent sinistre de la Banque de Glascow, constituée comme toutes les banques dites « écossaises »>, sur la base de la solidarité, est venu probablement donner le coup de grâce à ce système.

Mais la solidarité et la responsabilité illimitée ne sont pas deux conditions sine qua non des banques de petit crédit; l'exemple de la Prusse rhénane, de la Belgique et de l'Italie le prouve. Il serait possible de faire en France ce qui se fait ailleurs, et pour cela, il suffirait que quelques hommes de bonne volonté prissent l'initiative sur un point ou l'autre du pays.

La question des fermiers et de la précarité du gage qu'ils offrent, par suite du privilége du propriétaire, est sans doute un obstacle; mais en France, il y a beaucoup plus de petits propriétaires que de fermiers, et les banques coopératives agricoles ne fussent-elles utiles qu'à la première catégorie, il en résulterait toujours un grand bienfait.

Répondant à M. Clamageran, conseiller d'État, qui voudrait être éclairé sur la part faite au privilége du propriétaire dans une organisation semblable, M. Lepelletier de Saint-Remy fait remarquer, d'accord en ceci avec M. d'Esterno, que le fermage n'est pas un mode de tenure général: on peut même dire qu'il est l'exception, car il y a beaucoup de localités en France où grands et petits propriétaires exploitent d'eux-mêmes. Pour ce qui est des colonies, il faut dire très-franchement que les législateurs de 1851 n'avaient en rien travaillé pour les fermiers, par la bonne raison que le fermage des sucreries était alors chose à peu près inconnue. Mais depuis lors, sans s'être beaucoup généralisé, le fermage s'est établi. Eh bien, que se passe-t-il? C'est que dans la pratique, c'est le propriétaire lui-même, ou au moins son fondé de pouvoirs (car il est presque toujours en France) qui accompagne le fermier à la Banque et rend l'opération possible en renonçant à son privilége. La raison en est bien simple: la Banque ne prêtant pas au delà de la valeur du tiers de la récolte, le propriétaire a intérêt à renoncer à son privilége sur ce tiers en vue de laisser améliorer par les capitaux prêtés la fructification des deux autres tiers qui restent sa garantie. M. Clamageran se déclare satisfait de l'explication fournie.

La réunion se sépare avec cette conclusion expérimentée par M. Joseph. Garnier, que la première condition pour que le crédit agricole s'organise, c'est que le législateur s'étudie à dégager le gage du cultivateur, c'est-à-dire à le rendre disponible entre les mains de celui-ci.

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