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de la puissance de tester, la propriété personnelle n'est plus cependant qu'un intérêt viager, et il est acquis aujourd'hui que cet intérêt appartenait à la famille avant d'appartenir à l'individu. Le chef de cette famille la gouvernait à bien des égards d'une façon despotique, mais il ne lui était pas loisible d'en dépouiller les membres de leur part dans le bien commun. Chez quelques peuples, pour aliéner un bien le consentement du fils aîné était nécessaire, et chez d'autres, ainsi que la parabole évangélique de l'enfant prodigue l'atteste, le fils pouvait exiger un partage et se faire adjuger sa part. Quand, à la mort de son chef, la famille, ou pour mieux dire l'association qui revêtait ce titre, persistait, ce n'était pas toujours le fils aîné de ce chef qui lui succédait : c'était parfois le plus ancien membre de la communauté, parfois encore le plus fort, ou tel autre que le choix de ses cosociétaires désignait.

En outre, ces droits en ce qui touchait la propriété des immeubles, qui était aux premiers temps la principale, variaient beaucoup dans leur étendue ou leur durée. D'après la loi juive, cette sorte de propriété n'était que temporaire, et chaque année sabatique voyait une distribution nouvelle des biens fonds, en principe du moins, car l'histoire nous apprend qu'à une époque plus voisine de nous cette règle était facilement éludée. Dans certains pays asiatiques il n'existait rien qui rappelât d'une façon exacte la propriété terrienne, telle qu'on la conçoit aujourd'hui. L'Etat avait la propriété éminente du sol, comme disaient nos anciens jurisconsultes, et à ce titre il prélevait sur ses produits une forte rente; mais il pouvait déléguer ses droits. à un tiers qui devenait ainsi un intermédiaire entre l'État et les occupants réels du sol. D'ailleurs entre ces occupants et ce substitut de l'État, à titre général, il y avait bien des personnes jouissant de droits très-divers, tantôt viagers, tantôt héréditaires. Ailleurs, on trouvait des communautés villageoises, composées des descendants présumés des premiers colons, qui se partageaient le sol ou bien ses produits, selon certaines règles issues de la coutume, et qui cultivaient la terre de leurs propres mains, ou bien qui la faisaient cultiver par d'autres. Seulement, cette propriété n'était pas individuelle: elle était collective, et les droits. d'un communiste ou d'un groupe quelconque de communistes ne pouvaient être aliénés, hypothéqués même qu'avec le consentement de la communauté tout entière. Enfin, dans l'Europe du moyen âge le suzerain distribuait le sol à ses vassaux, à charge de services soit militaires, soit agricoles, et aujourd'hui encore la théorie légale de l'Angleterre ne reconnaît à personne un droit

absolu de propriété terrienne. Le freeholder, le type de propriétaire foncier le plus complet qu'elle reconnaisse, n'a pas cessé d'être un tenant de la couronne, bien que depuis fort longtemps les droits. réservés de celle-ci soient tombés en désuétude et aient revêtu la forme de taxes publiques.

Cet exposé par Mill des formes diverses de la propriété à travers le temps et les modifications que le législateur leur a fait successivement subir nous a constamment fait souvenir du tableau plus large et conçu, il faut en convenir, dans un esprit plus philosophique. que traçaient les Saint-Simoniens des révolutions historiques du droit de propriété. Dans l'origine, disaient-ils, le droit de propriété embrassait les choses et les hommes. Ceux-ci en composaient même la partie la plus importante et la plus précieuse, l'esclave appartenant à son maître au même titre que le bétail, la terre et les instruments de labour. Plus tard le législateur fixa des limites au droit complet d'user et d'abuser que l'homme propriétaire s'était arrogé sur l'homme propriété; ces limites se resserrèrent de jour en jour jusqu'à ce qu'enfin le législateur et le moraliste tombèrent d'accord pour poser en principe que l'homme ne pouvait être la propriété de son semblable. Le législateur est intervenu de même pour régler la manière dont la propriété devait être transmise, et, par exemple, dans la série de civilisation à laquelle nous appartenons directement, on pouvait observer, dans l'espace de quinze siècles environ, trois systèmes de transmission fort différents les uns des autres. Le législateur romain disait : ut legassit jus esto, et à sa mort le propriétaire disposait absolument, à sa guise et à sa façon, des biens qu'il laissait après lui. Plus tard, ces biens ne purent plus être transmis qu'à ses héritiers naturels du sexe mâle et parmi ceux-ci à l'aîné; plus tard encore, on vit le législateur changer de nouveau le règlement de l'hérédité en disposant que la fortune du père se partagerait par portions égales entre tous les enfants (1).

Les Saint-Simoniens convenaient volontiers qu'un des résultats généraux de ces révolutions avait été une division de plus en plus grande de la richesse et l'attribution d'une plus grande partie de la propriété à un plus grand nombre de travailleurs, de telle sorte que l'importance sociale des propriétaires oisifs s'était affaiblie de plus en plus, en raison même de celle qu'acquéraient les travailleurs. Ils avaient bien raison de parler ainsi, et. l'histoire du long processus qui a fait définitivement sortir le tien et le mien de la communauté primitive n'est au fond que l'histoire des efforts de l'homme pour se

(1) Exposition de la doctrine Saint-Simonienne, lre année, 6o séance.

développer dans les conditions mêmes de sa nature et se conquérir une plus grande indépendance morale et matérielle. Ce mouvement n'est pas terminé; il n'a pas dit son dernier mot, mais pour qu'il le dise, il s'agit tout simplement de l'affranchir des dernières entraves qui le gênent ou le paralysent encore, et la grande erreur des Saint-Simoniens, trop frappés surtout de la large part qui restait encore à l'oisiveté dans les arrangements actuels, fut d'imaginer qu'ils accroîtraient le fond de production, en portant, par l'abolition de l'héritage, un coup terrible à l'un des mobiles assurément les plus puissants de l'activité, de l'économie et de la prévoyance, c'est-à-dire le droit de léguer aux siens le fruit d'un travail âpre et persévérant. Ils se piquaient d'aimer la liberté, et ils ne s'apercevaient pas qu'elle sombrait tout entière dans leur nouvel ordre hiérarchique, qui devait embrasser l'ordre social tout entier et comprendre, pour parler leur propre langage, la détermination du but actif de la société comme celle des efforts nécessaires pour atteindre ce but; la direction à donner à ces efforts soit dans leur division, soit dans leur combinaison, comme le règlement de tous les actes collectifs ou individuels, ou pour mieux dire de toutes les relations des hommes entre eux, depuis les plus générales jusqu'aux plus particulières (1).

Il y a entre les Saint-Simoniens et Mill cette ressemblance que Mill se plaît aussi à reconnaître que les modifications dans la forme de la propriété qui ont eu lieu jusqu'ici ont été des améliorations. De ce fait, il conclut qu'il ne suffit pas d'objecter aux projets de modifications nouvelles qui peuvent naître à cet égard, à tort ou à raison d'ailleurs, qu'ils sont contraires à l'idée de propriété, « puisque cette idée n'est pas une chose identique et invariable à travers l'histoire, mais bien une chose qui a beaucoup varié, comme toutes les autres créations de l'esprit humain. » Nous ne consentirons pas volontiers à ne voir dans l'institution de la propriété qu'une création accidentelle de l'esprit humain. Nous la tenons pour une institution d'ordre essentiellement naturel, en prenant cette fois dans ce sens rigoureusement vrai ce qualificatif dont il n'est point rare qu'on abuse, et comme nous ne reconnaissons point au législateur le droit de l'abolir, nous ne consentons point davantage à croire qu'il l'ait inventée. Mais ce n'est pas le lieu d'aborder ex cathedra une discussion de cette espèce, et sans chicaner l'éminent penseur anglais sur cette expression, nous chercherons à dégager sur le fond même du sujet sa pensée dernière.

Dans les fragments que nous avons sous les yeux, elle ne se dé

(1) Doctrine Saint-Simonienne, 2e année, 9e séance.

4 SÉRIE, T. vii.

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15 juillet 1879.

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gage point d'une façon précise; mais par tout ce qui précède, il est aisé de voir que le socialisme n'effrayait pas Mill, non à la vérité sous sa forme brutale qu'il exècre, mais sous la forme mitigée, et en apparence scientifique, qu'il revêt dans les conceptions de quelques-uns des réformateurs contemporains. Il s'était placé sur une pente fort glissante, et les paroles qui terminent son dernier chapitre, rapprochées surtout de celles qui ouvrent le premier, permettent de craindre qu'un jour ou l'autre il eût fini par la descendre tout entière. Assurément cette déclaration que nous reproduisons textuellement, à savoir que les socialistes ont de trop terribles arguments (terrible case) contre l'ordre économique de la société pour que l'on ne prenne pas en grande considération (full considération) tous les moyens qui donnent à cet ordre une chance de fonctionner d'une façon plus avantageuse à cette large portion de l'espèce humaine qui actuellement en retire la moindre somme de bénéfice direct, cette déclaration est celle de quelqu'un qui s'est aventuré déjà sur le terrain ennemi et qui ne semble pas bien loin d'y élire définitivement domicile. On risquerait, cependant, de se tromper en la prenant trop à la lettre, et lorsque l'auteur des Chapterson Socialism prend un à un, décompose et dissèque ces griefs qu'en bloc il a qualifiés de terribles, il en réduit singulièrement la portée; il en diminue tellement le volume qu'on en dirait volontiers, d'après son seul témoignage, que de loin c'est quelque chose, mais que de près ce n'est rien.

Prenons, par exemple, la question des salaires, qui a donné lieu à tant de déclamations de la part des écoles socialistes et leur a fourni le thème des plus lamentables peintures de l'état moral et matériel des classes salariées. Mill commence par admettre comme une vérité malheureuse «que la rémunération du travail ordinaire est, dans tous les pays de l'Europe, trep misérablement insuffisante pour satisfaire, à un degré un peu passable, les besoins physiques et moraux de la population ». Mais il se hâte d'ajouter immédiatement que parler comme M. Louis Blanc d'une baisse continue des salaires, « c'est se mettre en désaccord avec toutes les informations connues et avec plusieurs faits notoires. » Selon lui, «< il reste à prouver qu'il y ait un seul pays du monde civilisé où la rémunération ordinaire du travail, qu'on l'estime en argent ou en nature, aille en déclinant, tandis qu'il est avéré qu'en beaucoup les salaires augmentent, et cela dans une proportion qui loin de se ralentir s'améliore. Accidentellement, il y a des branches d'industrie qui peu à peu font place à d'autres, et alors jusqu'à ce que la production et la demande se remettent de niveau, les salaires baissent, ce qui est un mal, mais un mal temporaire et auquel même le système écono

mique actuel est susceptible de remédier largement. La diminution des salaires qui se produit ainsi dans telle ou telle branche du travail est l'effet et le signe de leur augmentation dans telle ou telle autre, la rémunération générale et moyenne du travail demeurant intacte ou s'accroissant même.... Ces vicissitudes assurément sont un grand mal; mais elles n'étaient ni moins fréquentes, ni moins pénibles aux premiers temps de l'histoire économique qu'elles ne le sont aujourd'hui. L'échelle plus grande des transactions et le plus grand nombre de personnes que chacune de leurs fluctuations intéresse peuvent bien bien faire paraître cette fluctuation plus considérable; mais bien qu'une population accrue présente plus de personnes souffrantes, le mal ne pèse pas d'une façon plus lourde sur chacune d'elles prises isolément. Ilya de nombreuses preuves d'une amélioration dans les conditions d'existence de la population ouvrière de l'Europe, et on n'en connait aucune, qui soit digne de foi du moins, d'un abaissement de ces mêmes conditions. Quand les apparences semblent contredire cette assertion, ces apparences demeurent locales ou partielles, elles accusent toujours la pression de quelque calamité temporaire, ou dénotent la trace de quelque mauvaise loi ou de quelque mesure malavisée du gouvernement, sur lesquels il est possible de revenir, tandis que les causes économiques permanentes agissent toutes dans le sens du mieux. »

Plus loin, Mill félicite Owen, Fourier et M. Louis Blanc d'avoir compris que le socialisme n'aurait pas moins à compter que l'économie politique avec le rapide accroissement de la population en tant que ce fait se lie intimement à la question des salaires. Pour son compte, il est convaincu que l'action de la population sur les subsistances, qui est la cause principale des bas salaires, est un grand mal,mais il se demande si le système actuel favorise ce mal ou bien si, au contraire, lesprogrès de ce qu'on appelle la civilisation netendent poin t à le diminuer, partie par le rapide développement des moyens d'employer ou de conserver le travail, partie par les facilités nouvelles qui s'offrentaux travailleurs de se transporter en de nouveaux pays et de s'ouvrir de nouveaux moyens d'existence, partie enfin par le progrès général qui se manifeste dans l'intelligence de la population et sa prudence. C'est le deuxième terme de cette proposition que Mill adopte, et sur la question de savoir quelle est la forme sociale qui est la plus en mesure de s'opposer efficacement au surcroît de population, s'il avance « qu'à cet égard, il y a beaucoup à dire en faveur du socialisme, et que son point jugé jadis le plus vulnérable pourrait bien être réellement un de ses points les plus forts, »> il nie formellement qu'il faille le considérer «comme le seul moyen de prévenir une dégradation générale et croissante de l'humanité

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