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par la tendance de la pauvreté à produire une population surabondante. » Et il affirme même que la société, sous sa forme actuelle, « loin de descendre dans cet abîme, en émerge lentement, mais graduellement, et que ce mouvement continuera d'être progressif, pourvu que de mauvaises lois ne s'en mêlent pas. »

Sur le chapitre de la concurrence, autre sujet des invectives les plus bruyantes et les plus passionnées de la secte (1), Mill ne tient. pas un langage moins explicite. « Les socialistes en général », écrit-il, «<voire les plus éclairés n'ont qu'une idée imparfaite et unilatérale de la façon dont la concurrence opère; ils ne voient que la moitié de ses efforts et n'en aperçoivent pas la seconde. C'est à leurs. yeux un mécanisme qui réduit au plus bas taux la rémunération d'un chacun, et qui l'oblige d'accepter un moindre salaire pour sa main-d'œuvre ou un moindre prix pour ses marchandises. Cela ne serait vrai qu'autant qu'un chacun devrait disposer de sa maind'œuvre ou de sa marchandise en faveur d'un grand monopoleur, et que la concurrence n'aurait lieu que d'un côté seulement. Les socialistes oublient que la concurrence si elle engendre de bas prix et de basses valeurs, enfante aussi des prix et des valeurs élevées; que les acheteurs de la main-d'œuvre et des marchandises se font concurrence entre eux de même que leurs vendeurs, et que si la concurrence tient les prix du travail et des marchandises à leur bas taux actuel, c'est elle aussi qui les empêche de tomber plus bas encore. En fait, lorsque la concurrence est tout à fait libre des deux parts, sa tendance spéciale n'est pas tant d'élever ou d'abaisser le prix des choses que d'égaliser ce prix, que de niveler les rémunérations et de tout ramener à un taux moyen, résultat qui, dans la mesure d'ailleurs très-imparfaite où il s'atteint, n'est pas pour déplaire au socialisme. Mais si, laissant momentanément de côté son effet sur l'élévation des prix, on ne s'arrête qu'à son effet sur leur baisse, et qu'on ne considère cet effet que par rapport à l'intérêt seul des classes laborieuses, il nous semble bien que si, d'une part, l'action déprimante de la concurrence sur les salaires peut suggérer aux ouvriers la tentation de l'écarter du marché du travail, de l'autre, elle se recommande à eux en rabaissant le taux des marchandises au grand avantage de tous les salariés. »

(1) Qu'est-ce que la concurrence réalisée sinon une guerre meurtrière qui se perpétue sous une forme nouvelle d'individu à individu, de nation à nation? (Doct. Saint-Simonienne, 1re année, 7e séance.) La concurrence est pour le peuple un système d'extermination, pour la bourgeoisie une cause sans cesse agissante d'appauvrissement et de ruine. (L. Blanc. Organisation du travail, 6e édit., p. 24.)

Fort embarrassés devant ce dernier argument, les socialistes n'ont d'autre ressource que celle de soutenir que le bon marché qui naît de la concurrence est tout simplement un leurre ou, pour parler comme M. Louis Blanc, un bienfait provisoire et hypocrite. « Il se maintient », nous dit-il, « tant qu'il y a lutte aussitôt que le plus riche a mis hors de combat tous ses rivaux, les prix remontent, la concurrence conduit au monopole; par la même raison, la concurrence conduit à l'exagération des prix » (1). La réponse à cette assertion a été mille fois faite, et Mill ne manque pas de la reproduire. « L'expérience la plus commune montre, en effet, que sous un régime de concurrence vraiment libre, cet état de choses est tout à fait imaginaire et, en fait, on n'a encore vu aucune branche d'industrie ou de commerce, d'abord exercée par un grand nombre d'hommes, devenir ensuite le monopole de quelquesuns ou d'un seul ». Quelque chose de semblable se produit cependant lorsque la concurrence, comme c'est le cas pour les voies ferrées, n'est possible qu'entre deux ou trois grandes compagnies, et c'est pourquoi Mill est d'avis que ces sortes d'entreprises, si l'Etat ne se les réserve point à lui-même, doivent du moins, dans l'intérêt commun, être placées sous sa stricte surveillance et sous son contrôle immédiat. Mais en ce qui touche les branches d'industries ordinaires, il affime de nouveau qu'il n'est point au pouvoir d'un riche capitaliste d'en exclure ses petits rivaux. Quelques entreprises tendent, il est est vrai, à passer des mains d'un grand nombre de petits fabricants ou de petits marchands dans celles de quelques concurrents plus riches; mais ces changements ont pour origine et reconnaissent comme explication l'introduction dans les industries qui en sont l'objet d'un outillage plus perfectionné et de quelques procédés de fabrication plus effectifs, ou de quelque appareil commercial plus économique, qui amènent finalement un meilleur marché des produits, « au grand avantage des consommateurs, partant des classes laborieuses, en même temps qu'une diminution de ces faux frais de fabrication, d'exploitation ou de distribution dont les socialistes se sont tant plaints et que Fourier appelait le parasitisme de l'industrie. Quand ils sont effectués, les plus grands capitalistes, pour peu qu'il s'agisse d'une branche d'industrie de quelque importance, sont rarement assez peu nombreux, si même ils le sont jamais, pour qu'il ne continue point d'y avoir concurrence entre eux, de sorte que la diminution du coût, qui leur avait permis tout d'abord de produire moins cher que leurs anciens compétiteurs, continue d'être acquise, sous forme d'un plus bas

(1) Organisation du travail, p. 58.

prix, à leur clientèle. Le jeu de la concurrence quant à la réduction des prix, y compris ceux des articles sur lesquels les salaires se dépensent, ce jeu n'est donc pas illusoire; il est bien réel, et l'on peut ajouter que c'est un fait qui s'accentue, loin de s'affaiblir. »

Mill n'hésite pas davantage à dire que les socialistes, de même que les unionistes et autres champions du travail contre le capital, s'exagèrent singulièrement les profits de ce dernier. Qu'un capitaliste, par exemple, engage 500,000 francs dans une affaire et que cette affaire lui rapporte un revenu annuel de 50,000 francs, l'impression générale est que cette dernière somme représente l'intérêt et l'intérêt seul de la première. La vérité, selon Mill, est qu'on ne distingue pas, en raisonnant de la sorte, entre l'intérêt proprement dit du capital, et la rémunération du capital lui-même, pour l'habileté et l'intelligence dont il a pu faire preuve, comme aussi en sa seule qualité de directeur de travaux. Or, dans l'état actuel du marché des capitaux, en Angleterre, il n'estime point à plus de 3 à 3 1/2 pour cent le taux de l'intérêt normal de ces capitaux, et quand certaines entreprises, telles que les chemins de fer par exemple, livrent, indépendamment de tout effort personnel, un revenu plus élevé, c'est à peine, ajoute-t-il, si ce surplus compense le risque de perdre le capital dans des spéculations aventureuses ou mal.conduites. C'est ainsi que le dividende des actions du chemin de fer de Brighton, qui avait été quelque temps de 6 0/0, tomba promptement à 1 1/2 et que ces actions achetées au prix de 3,000 francs l'une n'en valaient plus finalement que 1075. Il n'y a donc nullement lieu de crier, comme on le fait, contre l'intérêt usuraire du capital, de le tenir pour un des plus lourds fardeaux imposés aux classes ouvrières, et s'il pouvait convenir aux entrepreneurs de travail de répartir cet intérêt entre leurs ouvriers, qui déjà participent, par les salaires, à la reproduction annuelle du capital engagé, cette addition à leurs gains totaux serait assez insignifiante,

Du bénéfice que le capitaliste obtient au delà de 30/0 une grande part constitue une sorte d'assurance contre les nombreuses pertes qu'il encourt continuellement, et la prudence lui conseille de la mettre en réserve. Le reste est sa récompense personnelle, le fruit de ses efforts hardis ou persévérants, et il est certain qu'en cas de réussite ce reste peut être tout à fait important et hors de toute proportion avec ce que cette même habileté et cette même industrie seraient susceptibles d'obtenir si elles étaient mises au service d'autrui. Mais, ainsi que Mill en fait la très-juste remarque, « ce capitaliste court un risque plus grand que celui de perdre son em

ploi; il est exposé à travailler sans rien gagner, à supporter le poids du travail et ses anxiétés sans en avoir le salaire. Ce n'est pas que les priviléges de sa position n'en surpassent les inconvénients, ou qu'il ne tire aucun avantage du fait d'être à la fois un capitaliste et un entrepreneur de travail, au lieu d'être un simple directeur qui loue ses services à autrui; mais le total de ses avantages n'a point pour mesure les hauts prix seulement. Si des gains de l'un on soustrait les pertes de l'autre et si on déduit de la balance une juste compensation pour la peine, l'habileté et le travail de tous deux, ce qui reste, sans doute, est considérable. Comparé au capital total d'un pays, tel qu'il se reproduit annuellement et se dépense en salaires, cela représente cependant un bien moindre quantum que l'imagination populaire ne se le représente, et ajouté à la part du travail, cela serait beaucoup moins important que ne le serait l'invention de quelque nouvel outillage ou la suppression d'un des organes parasites de l'industrie ».

Mais pour Fourier, on le sait, le seul vice du commerce tel qu'il est constitué en l'état de civilisation n'était pas le parasitime : son vice principal consistait dans l'opposition directe d'intérêt où il se trouvait vis-à-vis tant du producteur que du consommateur. Son intérêt était d'acheter au meilleur marché possible du premier, comme de revendre le plus cher possible au second, et voilà ce qui expliquait ses fraudes et ses malversations sans nombre, qui augmentaient naturellement et partout avec le nombre des commerçants eux-mêmes. Mill aussi considère que si jadis, alors que les produc> teurs et les consommateurs étaient relativement peu nombreux, la concurrence était une garantie du bon marché des produits et de leur bonne qualité à la fois, aujourd'hui elle ne garantit plus que le bon marché seul. Le cercle des opérations commerciales s'est tellement agrandi que les marchands n'ont plus de clientèle permanente, et dans la concurrence acharnée qu'ils se font entre eux la victoire n'appartient plus à celui qui vend les meilleurs produits, mais bien à celui qui annonce les plus bas prix et qui se rattrape sur la qualité inférieure de ses marchandises. « Il faut, d'ailteurs, constater qu'un certain nombre de marchands une fois lancés dans cette voie de vendre à faux poids ou d'adultérer leurs articles, pratiques dont on se plaint si souvent aujourd'hui, la tentation de les suivre devient immense pour leurs confrères honnêtes euxmêmes, car le public ne s'aperçoit pas tout d'abord, si même il s'aperçoit jamais, des fraudes qui ont permis de se produire aux bas prix dont il croit bénéficier. Il ne veut plus payer plus cher un article meilleur, et le marchand honnête se trouve placé dans une position terriblement désavantageuse. C'est ainsi que des frau

es inaugurées par quelques personnes deviennent dans le commerce des pratiques permanentes, et que le moralité des classes commerciales se détériore de jour en jour. »

Mill fait donc honneur aux socialistes d'avoir signalé sur ce point « l'existence non-seulement d'un grand mal, mais d'un mal qui croît en proportion de l'accroissement de la population et de la richesse elles-mêmes. » La question est maintenant celle de savoir si pour remédier à ce mal, il est bien nécessaire de bouleverser tout l'ordre naturel de la société, en vue d'un résultat très-aléatoire, ou bien s'il ne suffirait pas d'édicter des lois sur les fraudes commerciales plus sévères et d'obtenir des tribunaux une application plus sévère de celles qui existent déjà. Eh bien, cette fois encore, Mill hésite; ses prémisses sont d'un socialiste et ses conclusions d'un économiste. Il convient, en effet, que la société, telle qu'elle est, n'a jamais usé encore de tous les moyens pour extirper le mal ou du moins le punir et le restreindre. Il se plaint notamment de l'extrême indulgence de la loi anglaise pour les banqueroutiers, il lui reproche de considérer bien plutôt l'intérêt des créanciers que l'acte criminel de la banqueroute en elle-même, et d'une façon générale, il l'accuse de favoriser, contre son gré, sans doute, mais enfin de favoriser la perpétration de ces actes malhonnêtes. « C'est un jeu, dit-il, où le tricheur a tous les atouts; s'il réussit, il fait sa fortune ou conserve celle qu'il avait déjà ; s'il ne réussit point, le pire qui lui arrive est d'être réduit à la pauvreté, pauvreté dont, peut-être, il était menacé déjà quand il s'est décidé à courir la chance de son mauvais coup, et les person · nes qui ne connaissent pas bien son affaire, voire celles qui sont bien éditiées à cet égard, le rangent parmi les gens malheureux et non parmi les malhonnêtes. >>

Quelque chose qui intéresse davantage et plus directement les classes pauvres, ce sont les mille fraudes du commerce de détail, les mille sophistications surtout dont les denrées alimentaires sont devenues l'objet. Mill trouve non sans raison que les lois qui les atteignent sont très-défectueuses et que leur exécution laisse encore plus à désirer: Cela tient chez nos voisins à l'absence d'un ministère public, et chez nous, où il y en a un, à la difficulté de saisir certains de ces délits et à la mollesse qui préside trop souvent à leur constatation, ou à leur punition même. A ce point de vue, Mill se félicite beaucoup du développement de l'institution des magasins coopératifs, comme on dit sur l'autre bord de la Manche, des sociétés coopératives de consommation, comme on dit sur celui-ci. « Par ce moyen », dit-il, « un groupe quelconque de consommateurs peut se passer du marchand

cooperative stores,

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