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marchandise vendue. Le public serait seul juge de ce qui lui conviendrait, et nous éviterions ainsi la plupart des froissements dont nous sommes menacés.

M. Ernest Brelay ne prétend pas avoir résolu le problème, mais il se sent guidé par le sentiment de la justice et par l'amour de la liberté; il espère se trouver d'accord avec beaucoup de ses collègues.

M. Limousin, publiciste, n'est pas plus partisan de l'enseignement des jésuites que les précédents orateurs, cependant s'il eût été appelé à voter sur le projet de loi du ministre de l'instruction publique, il aurait beaucoup hésité, et il ne l'aurait fait que pour ne pas se séparer de son parti. Il ne croit pas que l'interdiction d'enseigner infligée aux membres des congrégations religieuses non autorisées puisse donner les résultats qu'on en attend. L'esprit de ces congrégations existait chez beaucoup de membres de la magistrature, du barreau, de l'administration, de l'armée et chez beaucoup de médecins avant 1875, à l'époque où l'Université avait le monopole de l'instruction supérieure.

M. Limousin pense, d'autre part, qu'il faut distinguer entre l'enseignement donné aux adultes, qui sont en état de comprendre, de raisonner, d'accepter ou de refuser les idées qu'on développe devant eux, et l'enseignement donné aux enfants, qui sont hors d'état de comprendre et qui doivent tout accepter de confiance. L'important, c'est l'enseignement primaire et l'enseignement des filles. L'enseignement primaire, à notre époque du moins, doit être organisé par l'Etat, payé par l'Etat; mais cela n'empêche pas qu'on puisse lui accorder aussi la liberté. Pourquoi enfermer les instituteurs dans un programme dont ils ne peuvent pas s'écarter, dans des méthodes qu'ils doivent appliquer. Qu'on indique les grandes lignes d'un programme, qu'on exige un enseignement minimum, mais qu'on laisse les instituteurs libres de se réunir en congrès pour y discuter les questions pédagogiques, comme le font les instituteurs belges et suisses. En Belgique, les instituteurs, nommés par les communes, sont plus libres que ceux de France, mais ils doivent, d'après la loi récemment votée, sortir des écoles normales de l'Etat, ce qui constitue un privilège qui tourne contre d'autres que les congréganistes.

M. Limousin pense qu'il eût fallu donner le pas sur la loi relative à l'enseignement supérieur, aux projets de loi de M. Paul Bert sur l'enseignement primaire, et de M. Camille Sée sur l'enseignement secondaire des filles, enseignement qui n'existe pas en France. Qu'on fasse des citoyens qui n'ont pas reçu l'enseignement

supérieur, qui composent la grande majorité, des libres penseurs, non dans le sens spécial qu'on donne aujourd'hui à ce mot, mais dans le sens le plus large et le plus compréhensible, c'est-à-dire qu'on en fasse des personnes habituées à se rendre compte, à penser et à raisonner, des personnes qui n'admettent plus que Josué ait pu arrêter le soleil, et les conséquences de l'enseignement des jésuites pour les fils de la bourgeoisie seront beaucoup moins à craindre.

M. Limousin pense également que ce qui contribue à donner à la lutte entre les deux enseignements un caractère d'acuité, c'est la prétention qu'ont les deux partis de former les mandarins français, c'est-à-dire de délivrer les diplômes qui constituent des titres aux fonctions publiques. Qu'on conserve les diplômes comme des certificats d'études, mais que, pour admettre un candidat à une fonction, on lui fasse passer un examen portant sur les matières qu'il est utile de connaître pour cette fonction, sans s'inquiéter de savoir s'il est ou non bachelier. Il y a des hommes qui acquièrent l'instruction d'une manière irrégulière, sans passer par les collèges ou les universités. Pourquoi leur fermer les portes s'ils sont capables et instruits?

M. Alph. Courtois n'émet pas la prétention de traiter la question en son entier; il tient seulement à dire son opinion sur quelques détails.

Comme M. G. de Molinari, il considère l'enseignement comme une industrie qui ne doit pas plus se soustraire que les autres industries à l'influence des lois économiques, particulièrement à la liberté du travail. Il reconnaît d'ailleurs que la question est complexe et qu'elle ne relève pas seulement de l'économie politique. Ainsi, dans les régions supérieures de la politique, la liberté de l'enseignement n'est, en ce moment, que le champ de bataille sur lequel sont descendus pour combattre les adversaires et les partisans de l'ingérence du clergé, comme un corps, dans les affaires politiques. C'est même là le point le plus en relief de la question posée et le préopinant n'y voit de solution que dans la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Ce point établi il s'étonne que, dans cette discussion, un mot, important pourtant, n'ait pas été prononcé ce mot est l'Université. Il pense qu'une industrie ne peut être réputée libre si l'Etat, avec son gros budget, sans calcul sérieux du prix de revient, sans préoccupation réelle du prix de vente, entreprend cette nature d'industrie et apporte ses produits sur le marché en concurrence avec ceux dus à l'industrie privée. Donc, tant que l'Université

existera en France, on aura beau faire et beau dire, l'enseignement ne sera que nominalement libre.

M. Courtois tient à répondre à une proposition de M. Boucherot. Cet honorable membre ne veut pas que l'on puisse autoriser les jésuites à enseigner tant qu'ils n'auront pas communiqué leurs statuts, c'est-à-dire exposé leurs procédés pédagogiques. Eh! depuis quand exige-t-on des industriels qu'ils fassent part à qui que ce soit de leurs procédés de fabrication avant de produire? on les juge sur leurs produits et non sur leur manière de produire qui est leur secret, leur propriété. Or, encore une fois, l'enseignement est une industrie. Les chefs d'institution publique ou privée, en effet, se préoccupent à juste raison du quantum de leurs recettes et de leurs dépenses, de leur budget, en un mot, ou, tout au moins, de leur produit net. Les professeurs, eux-mêmes, ne vivent pas de l'air du temps quoiqu'en général moins bien rémunérés qu'ils ne le méritent et, partant, qu'ils ne le seraient sous le régime de la liberté de l'enseignement. Pour tous ces producteurs les questions de prix de revient ou de vente sont capitales. Or, ne sont-ce pas là les caractères essentiels auxquels se reconnaît toute industrie?

M. Victor Borie, maire du VI° arrondissement, déclare qu'il a toujours évité, pendant sa longue carrière de journaliste, de faire ce qu'on appelle le jeu de ses adversaires. Or, en 1871, pendant le siège de Paris, les cléricaux demandaient déjà la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Donc il faut bien se garder de l'accorder, le moment est loin d'être venu de dire: «l'Eglise libre dans l'Etat libre », il se déclare nettement partisan du Concordat.

Quant à la question de la liberté d'enseignement, qui a été souvent mise en avant dans la soirée, il pense que, pour qu'il y ait liberté sincère, loyale, effective, il faut qu'il y ait liberté pour tout le monde. Or, tant qu'il y aura une religion de la majorité des Français; tant qu'on ne sera pas libre de discuter librement, ouvertement toutes les religions, il n'y aura pas de liberté réelle, de liberté pour tout le monde. Donc, jusqu'au moment, encore trèséloigné, où tout pourra être discuté, l'Etat doit avoir la main sur la religion comme sur l'enseignement.

M. Victor Borie déclare en terminant qu'il se rallie complètement, quant à l'article 7, à l'opinion très-sage, très-politique exprimée, avec un heureux choix d'expressions, par M. Boucherot.

M. Boucherot répond à M. Courtois qu'il avoue ne pouvoir saisir le rapport qui peut exister entre un produit fabriqué et l'instruction de l'enfant. J'entre, dit-il, dans un magasin de con

fiance, j'achète une paire de bretelles, c'est un produit fabriqué, je l'achète persuadé qu'elle sera de longue durée, je la paye. Peu de temps après je vois que j'ai été indignement trompé, quel est le résultat? Je vais ailleurs acheter une autre paire de bretelles espérant cette fois être mieux servi; quelques francs de perdus, rien de plus. Mais quand je livre mon enfant à telle ou telle personne, si les tendances du maître sont de conduire l'élève à la haine de l'ordre social existant, au mépris de toute autorité autant que cette autorité n'émane pas du monde religieux, à ne croire à la science qu'autant qu'elle accepte les miracle, quand mon enfant aura reçu ces principes, je n'aurai pas la faculté de dire je vais aller dans un autre magasin changer d'enfant. Non; je devrai le garder et refaire alors toute une instruction faussée; rude tâche quand on veut l'entreprendre, car les premières impressions sont durables et il faut plus que le temps pour les effacer, il faut encore de la part de celui qui comprend l'erreur dont il a été nourri la ferme volonté d'arriver jusqu'à la vérité, le mouvement de la vie, ses obligations de tous les jours paralysent souvent la bonne volonté et le passé a ainsi gain de cause. M. Boucherot croit donc que M. Courtois n'est pas dans le vrai en assimilant deux choses qui n'ont aucun point de contact.

En ce qui touche la séparation de l'Eglise et de l'Etat, M. Boucherot la repousse non plus au nom de la liberté qui n'est pas exclue pour cela, mais au nom d'une raison puissante qui domine toutes les subtilités que l'on pourrait fournir sous forme d'argument. Je suis contre la séparation de l'Eglise et de l'Etat parce que l'Eglise est une force, et toute l'habileté d'un gouvernement, quelle que soit sa forme, est dans le continuel équilibre de ces trois puissances, qui ont nom : l'Eglise, l'armée et le peuple. Un gouvernement ne doit jamais oublier que tous ses efforts doivent toujours tendre vers ce but tenir en équilibre ces trois forces. J'ai posé le principe, je m'arrête à cette observation, la question de la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'étant pas en discussion.

M. Arthur Mangin croit, comme M. Limousin, que la question de la liberté d'enseignement se rattache de très près à celle du droit d'association, et il est d'avis qu'en parlant de cette liberté. en général et de ce droit en particulier, on perd de vue trop souvent, si tant est qu'on la connaisse, la définition de ces choses, et l'on tombe ainsi dans des confusions comme celle que MM. Boucherot et Limousin ont justement reprochée à M. Courtois.

Les industries doivent être libres, dit M. Courtois, sans doute; mais sous la réserve de l'observation des lois. Même en ce qui

concerne les procédés industriels, qui sont tout autre chose que les méthodes pédagogiques, l'industrie n'est pas, autant que le croit M. Courtois, dispensée de rendre des comptes à l'Etat. La police a parfaitement à s'inquiéter de savoir si une industrie est insalubre ou dangereuse, si tel procédé de fabrication est de nature à compromettre la vie ou la santé de ceux qui le pratiquent ou de ceux qui en consommeront les produits. A plus forte raison l'Etat a-t-il le droit d'examiner si les établissements où l'on fabrique des hommes et des femmes ne verseront pas dans la société des produits malsains et malfaisants. La liberté du père de famille, que revendiquent les partisans de l'enseignement clérical, n'est pas plus absolue que les autres; ou plutôt ce n'est pas, au sens vrai du mot, une liberté, non plus que le droit d'enseigner ou le droit de s'associer. La liberté, il faut bien qu'on le sache, est essentiellement personnelle et subjective; l'homme libre est maître de luimême, mais il n'est pas le maître des autres, et l'action protectrice de l'Etat doit intervenir dès qu'une personne prétend disposer peu ou prou de la liberté ou de la propriété d'autrui. Le père de famille n'est pas le maître de ses enfants: il n'en est que le tuteur, et à ce titre il est soumis, lui aussi, au contrôle de l'État, car ses enfants seront des citoyens, et il importe beaucoup que ce soient de bons citoyens.

De même, les hommes ont le droit de s'associer. Mais encore faut-il savoir si le but de leur association, car une association a toujours un but, est ou non licite. On a légiféré au même titre contre les jésuites et contre la fameuse « Internationale » ; non parce que c'étaient des associations, mais parce qu'elles poursuivaient un but réputé subversif. Est-ce à dire pour cela que l'orateur soit d'avis d'attribuer à l'Etat le monopole de l'enseignement? Oh! que non pas ! S'il ne demande point la suppression de l'Université, des lycées de l'Etat, des facultés de l'Etat, c'est qu'il n'aurait aucune chance d'être écouté, et que d'ailleurs cette suppression, brusquement effectuée, causerait une perturbation plus nuisible peut-être qu'utile. Mais si l'Université n'existait pas, il ne voudrait pas l'inventer, et il croit qu'on ferait bien de procéder à sa démolition graduelle, en commençant par le haut, bien entendu, c'est-à-dire par les facultés et les grandes écoles.

M. Mangin est donc partisan de la liberté de l'enseignement, en ce sens qu'il ne veut pas plus d'une science ou d'une littérature d'Etat que d'une religion d'Etat, et qu'il croit que l'enseignement gagnerait à être livré à la concurrence. Mais ce qu'il réclame nettement pour l'Etat, c'est le droit de surveillance, de contrôle, c'est la police non seulement répressive, mais même préventive

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