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fait dans l'une de nos séances ordinaires, le touchant hommage rendu à notre Académie par les nobles veuves qui ont pensé à nous l'année précédente dans leurs legs et donations. Elles ont dignement porté les noms de Rossi, le rare grand esprit qui prit place parmi nous à côté des premiers hommes de notre pays, le patriote méconnu qui, en servant la France, n'a jamais oublié sa chère Italie; de Wolowski, notre savant économiste, dont le dévouement à la science a épuisé les forces; de Jean Reynaud, le philosophe des fortes pensées, le citoyen des austères devoirs, que nous serions. heureux de voir au milieu de nous, s'il vivait encore. En adressant sa donation à l'Institut tout entier, sa veuve n'a pas laissé ignorer que sa première pensée fut pour notre Académie.

Le rôle de nos Académies dans l'œuvre de la science française se résume en deux grandes fonctions. Elles y coopèrent activement par leurs lectures et leurs discussions; elles y aident puisamment par leurs concours. Cette seconde partie de leur tâche n'est peutêtre guère moins utile que la première. Ni l'intérêt de nos séances hebdomadaires, ni l'éclat de certaines de nos séances annuelles, ne doivent faire oublier au public savant et lettré l'importance de cette haute magistrature exercée par l'Institut sur la pensée publique, en ce qu'elle a de plus sérieux, de plus élevé, de plus scientifique. Si je n'insiste pas sur les brillants et féconds résultats de nos concours, c'est que le public est encore sous l'impression de l'intéressant tableau tracé d'une main si ferme et si sûre par le président de notre dernière séance annuelle.

Nos Académies ne se désintéressent point de la vérité dans les jugements qu'elles prononcent sur les mémoires qui leur sont soumis; mais il est vrai de dire qu'elles ne sont d'aucune école, et qu'elles n'ont de préférence que pour la science et le talent. C'est que, dans l'examen de systèmes et de théories qui se contestent, se discutent et se contredisent, la science et le talent mettent tous les juges d'accord. L'Institut les reconnaît et les proclame en parfaite sécurité de conscience. Voilà ce qui fait, devant l'opinion publique, l'autorité de nos jugements.

Sur de graves et intéressants sujets de philosophie, de morale, de législation, d'histoire nationale, d'économie politique et sociale, d'instruction populaire, treize concours, dont huit ont mérité des prix ou des récompenses, attestent la féconde initiative de notre Académie et l'ardeur des concurrents à répondre à son appel. Sur un sujet de haute métaphysique pourtant : l'examen critique des principaux systèmes de théodicée depuis le dix-huitième siècle, aucun mémoire ne nous a été adressé. Le goût des études spéciales et des questions d'ordre secondaire serait-il devenu dominant, dans la

philosophie contemporaine, au point de reléguer parmi les spéculations surannées des problèmes qui ont fait jusqu'ici le tourment et la gloire des plus grands esprits? Cette indifférence serait d'autant plus regrettable, que le public n'ignore pas qnelle liberté de jugement vous apportez dans l'examen de ces problèmes.

Sur d'autres sujets de législation et d'économie sociale, les concours ont trompé les espérances de l'Académie, qui a trouvé insuffisants et inférieurs au niveau des études académiques même les mémoires sérieux où elle avait à louer quelques bonnes parties. L'intérêt et l'importance des sujets l'ont décidée à les remettre au concours, et elle a lieu d'espérer que le zèle des concurrents, stimulé par ce nouvel appel, lui renverra enfin des œuvres vraiment dignes de ses hautes récompenses.

La philosophie ancienne ne tient aucune place cette année dans nos concours. Ce n'est pas que les sujets manquent pour répondre aux vœux de l'illustre fondateur qui fut le promoteur de ces belles et sévères études. Les deux écoles les plus populaires de l'antiquité grecque et romaine, le stoïcisme dont la doctrine fit tant de grandes âmes, l'épicurisme dont la méthode fit tant de libres esprits, attendent encore un historien. Il faut espérer que le concours sur la philosophie stoïque, ajourné faute de mémoires, vengera enfin cette noble école d'un abandon que les difficultés de la tâche ne suffisent point à expliquer.

Sans offrir le puissant attrait d'une grande doctrine, la philosophie de l'école de Padoue avait de quoi tenter la curiosité d'un érudit philosophe. Le sujet était à peu près neuf, et c'est dans des manuscrits inédits qu'il fallait chercher la matière d'une histoire complète. Un seul mémoire nous a été remis. C'est la première grande étude qui ait été faite en France sur ce sujet. L'œuvre est très-étendue, riche de recherches, d'analyses, d'explications qui montrent une érudition sûre et variée unie à une intelligence large et profonde des doctrines de cette philosophie plus traditionnelle qu'originale, où l'on retrouve partout la pensée d'Aristote et l'interprétation de ses plus célèbres commentateurs, avec des développements que le génie du maître n'eût pas toujours désavoués.

La méthode des docteurs padouans n'est point aussi scolastique que celle des docteurs français ou allemands du moyen âge; elle porte le cachet de l'esprit italien, lequel se plaît mieux aux recherches de philosophie naturelle et de philosophie morale qu'aux exercices d'une dialectique abstraite ou aux rêves d'une contemplation mystique. On retrouve dans toute l'école ce goût de la méthode expérimentale qui devait inspirer le génie d'un Galilée, le plus illustre de ses maîtres. Ce mémoire n'en a pas moins le mérite

d'avoir répandu sur un sujet aride un vif intérêt, et parfois un certain charme, par la clarté de la pensée et l'agrément du style. Tout s'y lie avec plaisir, particulièrement un curieux et brillant tableau de la pensée à l'époque de la Renaissance.

L'auteur éclaire toujours la route un peu longue par laquelle il conduit son lecteur et, dans ce labyrinthe de discussions subtiles, il a pour fil conducteur la pensée même d'Aristote qu'il n'abandonne jamais, et qui permet au lecteur de se retrouver dans tout le cours de cette étude. Quand il aura mis la dernière main à une œuvre considérable, mais inachevée ; quand il en aura fait une composition plus sobre de digressions, plus serrée dans son tissu, plus ferme et plus nette dans ses conclusions, de manière à donner à une excellente étude la forme et les proportions d'un livre, ce ne sera point un médiocre honneur pour notre Académie d'avoir suscité la première histoire vraiment complète d'une philosophie sur laquelle l'Italie elle même ne peut encore nous offrir que de précieux fragments. L'auteur de ce mémoire auquel l'Académie décerne le prix est M. Mabilleau, élève de l'école française de Rome. C'est grâce à cette institution, heureux complément de l'école d'Athènes, qu'il a pu trouver dans les bibliothèques romaines jusque-là fermées à l'érudition française les meilleurs matériaux de son travail.

Ce n'est point sortir du domaine de la philosophie que d'aborder cette haute question d'esthétique proposée par notre section de morale: Examiner et discuter ce qu'on doit entendre par la moralité dans les œuvres d'art et d'imagination. La moralité de l'art, la liberté de l'art: voilà des thèses devenues presque banales, que des écoles exclusives s'opposent, sans pouvoir s'entendre, et que l'Académie renouvelle, en les soumettant à une sévère méthode d'observation et d'analyse.

Que la morale ait son domaine, et l'art le sien; que celui-ci fasse appel à l'imagination, au sentiment, à la passion, et celle-là à la raison et à la volonté; que la perfection esthétique puisse se passer des préceptes de la morale, et que la morale n'ait pas besoin des symboles de l'art : c'est sur quoi l'on tombe facilement d'accord.

L'art pour l'art est une règle qu'un véritable artiste n'oublie point dans la conception et l'exécution de son œuvre. Pour peu que la leçon de morale, ou la thèse de philosophie s'y laisse voir, l'œuvre perd de sa vive originalité et de sa libre inspiration.

Est-ce à dire que la morale et l'art n'aient rien de commun? N'est-il point un art qui fortifie, élève et purifie la nature humaine? N'est-il pas un art qui l'énerve, la dégrade et la corrompt? Voilà ce qu'il fallait expliquer. A quoi tient cette influence, bonne

ou mauvaise, de l'art sur les âmes? Aux sources mêmes où puise l'artiste, aux sujets qu'il choisit, aux idées de son intelligence, aux sentiments de son cœur. Le philosophe de l'idéal, Platon, l'a dit en parlant de la beauté et du désir qu'elle éveille: il y a deux Vénus et deux Amours. Oui, il y a une Vénus des sens, aux formes voluptueuses, et une Vénus de l'âme, aux grâces divines; il y a un Amour aux ailes pesantes qui retiennent l'âme à la terre, et un Amour aux ailes légères qui l'emportent vers le ciel.

L'art devient l'allié ou l'ennemi de la morale, selon la Vénus qu'il prend pour objet, selon l'Amour qui l'inspire. La perfection esthétique n'en change point le caractère, au point de vue de la moralité. Il est inutile de rappeler ici des œuvres d'art, de poésie, de littérature, d'autant plus malsaines que leurs auteurs y ont mis plus d'esprit, de verve, de passion, de vie et de couleur. Dans l'art que la morale avoue, les sources pures jaillissent mystérieusement du génie de l'artiste, qui fait son œuvre sans réfléchir à l'effet moral qu'elle peut produire. En représentant à notre imagination le beau sous toutes ses formes, l'art fait naître un sentiment qui se mêle, au fond de l'âme humaine, aux enseignements plus sévères de la morale, et leur prête un secours puissant, parfois merveilleux.

C'est ainsi que l'art devient moral, sans cesser d'être libre. Je ne sais quel enthousiaste a dit qu'il se sentait meilleur devant l'Apollon du Belvédère. Ce qui est sûr, c'est que, sans nous rendre peutêtre plus vertueux, dans le sens strict du mot, la contemplation de certaines œuvres d'art nous laisse une de ces impressions de beauté, de grandeur, de force, de grâce, de noblesse qui rappellent au sentiment de l'idéal notre âme perdue dans la sensation des vulgaires réalités.

C'est ce qu'a fort bien compris et clairement expliqué, avec plus de force de pensée que de talent de style, l'auteur du mémoire auquel l'Académie décerne le prix. Sur un problème dont on a fait trop souvent un lieu commun d'éloquence ou un paradoxe d'école, cette œuvre a le grand mérite d'instruire et de faire penser le lecteur, de lui faire toucher le fond des choses par la profondeur de ses analyses, de lui ouvrir des perspectives nouvelles par la portée de ses explications. L'Académie a donc jugé qu'à défaut d'éclat, la clareté continue d'une démonstration méthodique et rigoureuse suffit à l'intérêt d'un mémoire académique. Cela ne suffirait point. pour un livre, et l'auteur devra se souvenir, devant le public, que la philosophie n'est pas tenue d'être aride, surtout quand elle traite de l'art. L'auteur du mémoire couronné est M. Mallet, professeur suppléant de philosophie au lycée Saint-Louis.

La séparation des pouvoirs qui se partagent l'œuvre complexe du

gouvernement, de la législation, de la justice, de l'administration, n'est pas non plus une question nouvelle. L'Académie, qui n'a oublié ni lesgrands discours de la tribune française, ni les savantes dissertations de nos publicistes sur ce grave sujet, a pensé que le moment était venu de le remettre à l'étude, après les expériences faites, surtout dans notre pays où tant de constitutions diverses ont été mises à l'épreuve. Ici encore on peut dire que l'Académie a renouvelé la question par la manière dont elle l'a posée. C'est l'histoire même de l'institution qu'elle demandait aux concurrents, sans oublier les conclusions pratiques qu'une expérience plus ou moins. heureuse des théories devait leur suggérer.

L'ancienne France n'a connu que des états généraux sans pouvoirs, des parlements qui, outre leurs fonctions naturelles, s'arrogeaient certaines attributions législatives et administratives, des rois dont l'autorité n'avait pas de limites constitutionnelles. Avec Alexandre de Lameth, l'Assemblée constituante de 89 pouvait s'écrier tout entière: «Sans la séparation des pouvoirs, il n'y a que despotisme ». Ce fut là sa constante préoccupation dans l'œuvre éphémère de sa constitution. Mais une réaction bien naturelle contre les vices et les abus de l'ancien régime l'empêcha d'écouter la voix des sages politiques qui essayaient de lui faire comprendre que l'indépendance des pouvoirs n'est pas leur isolement. Mounier avait trouvé la vraie formule de cette solution tant cherchée : « Pour que les pouvoirs soient à jamais divisés, il ne faut pas qu'ils soient entièrement séparés ». L'Assemblée constituante voulut la séparation résolue.

En conséquence, elle interdit au pouvoir exécutif de choisir les ministres dans son sein; sur une sentence de Siéyès, elle lui enleva la sanction des lois, en ne lui laissant qu'un droit de veto purement suspensif; elle concentra toute la puissance législative dans une assemblée unique; enfin, elle émancipa entièrement les départements et les communes de l'autorité centrale. C'était réduire la royauté à un titre et à une couronne. Ce qui faisait dire à Mirabeau, dans une de ces boutades où le bon sens éclate avec l'esprit : « Vous mettez le roi à côté de l'Assemblée, à côté du département,à côté de la commune, à côté de tout; vous le mettez partout dehors». Nos premiers historiens de la Révolution française, MM. Thiers et Mignet, ont été de l'avis de Mirabeau et de Mounier.

Il a fallu les dures leçons de l'histoire pour éclairer nos législateurs sur les vrais principes du droit constitutionnel. L'Académie a voulu surtout une démonstration de ces principes par la théorie et par l'expérience. Dans ce concours, remarquable par le nombre, l'étendue et la valeur des travaux, plusieurs mémoires ont bien

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