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compris la véritable doctrine de l'indépendance des pouvoirs. Ils ont montré que, si la division est une garantie nécessaire des libertés publiques et de l'ordre daus l'Etat, l'absolue séparation est une cause certaine d'anarchie et de despotisme : d'anarchie par les conflits qu'elle suscite; de despotisme, par les coups d'État qu'elle provoque. Nul n'a mis cette vérité en relief comme l'auteur du mémoire auquel l'Académie a décerné le prix. Nul n'a fait une étude aussi complète du sujet, une démonstration aussi nette, aussi précise, aussi concluante, du principe qui domine toute la matière; séparer les pouvoirs sans les isoler. Son sens pratique, qui révèle une véritable maturité d'esprit, l'a gardé des conséquences extrêmes d'une thèse plus logique que politique.

C'est dans leurs conditions d'exercice plutôt que dans la différence d'origine qu'il a vu les vraies garanties de leur indépendance. Il admet avec grande raison, par exemple, que les magistrats soient nommés par le pouvoir exécutif, pourvu qu'ils trouvent dans l'inamovibilité la garantie, la seule efficace, d'une libre et impartiale justice. Il comprend parfaitement que l'origine démocratique de la souveraineté ne suffit point pour assurer une direction libérale au gouvernement ou à l'administration d'un pays, et il invoque, dans la démonstration de cette vérité, l'exemple des républiques de l'antiquité et du moyen âge, où les partis ne réclamaient la liberté que pour conquérir le pouvoir. Enfin, il ne perd jamais de vue ces droits de l'homme, que notre Révolution a inscrits en tête d'une de ses constitutions, sauf à les oublier trop souvent dans ses actes, droits supérieurs à toute forme et à toute origine de gouvernement, monarchie ou république, aristocratie ou démocratie.

C'est un esprti droit, ferme et sensé, que la logique n'égare point, et qui, dans toutes conclusions, s'est inspiré de cette parole de M. Thiers prise pour devise: « Il n'y a qu'un législateur dans les temps modernes, c'est l'expérience ». L'auteur du mémoire est M. Saint-Girons, docteur en droit, avocat à la cour d'appel de Lyon. Une première mention est accordée à M. Stéphane Berge, avocat à la cour d'appel de Paris; une deuxième à M. de Ferron, préfet de l'Orne; une troisième à M. Fuzier-Hermann, procureur de la République à Baugé (Maine-et-Loire).

C'était encore un beau sujet que le problème historique ainsi posé par l'Académie : Rechercher quelles ont été, en France, les relations des pouvoirs judiciaires avec le régime politique. La pensée de l'Académie était d'appeler l'attention sur l'un des points les plus intéressants et les moins étudiés de notre vieille histoire parlementaire. Pourquoi nos parlements, l'unique organe indépendant des intérêts publics, depuis que nos rois avaient cessé de réunir les

états généraux, n'ont-ils pas concouru à l'établissement d'un gouvernement libre? Pourquoi n'ont-ils réclamé qu'à la veille de la Révolution la convocation de ces états, les vrais précurseurs de notre première Assemblée constituante? Un seul mémoire est entré franchement dans la question.

Son heureuse devise nous avait fait espérer une explication plus nette et plus complète de cette apparente anomalie. Comme l'a dit l'auteur, les parlements étaient de véritables sénats judiciaires, où se confondaient des attributions d'ordre différent. Héritiers des traditions du régime féodal sur la souveraineté, jamais les parlements n'ont compris le principe de la séparation des pouvoirs. Juger, légiférer, administrer, leur semblait des attributs inséparable de cette souveraineté. Leur puissance, d'ailleurs, étant d'autant plus grande qu'elle ne trouvait devant elle que la volonté royale, ils s'accommodaient mieux d'une monarchie absolue, forcée par les circonstances de compter avec eux et de les laisser empiéter sur son domaine. Ils jouissaient de larges prérogatives qui leur permettaient une certaine ingérence dans les choses de l'ordre législatif, et même de l'ordre administratif.

Quel intérêt auraient-ils eu à un changement qui n'eût assuré les libertés publiques qu'en dominant leur importance? Voilà pourquoi les parlements ont contracté plutôt que favorisé l'avénement des assemblées délibérantes. Un tel problème demandait une étude plus profonde et plus forte que celle des mémoires présentés cette année. Toutefois l'Académie a cru juste de récompenser un travail qui a de sérieux mérites, sans lui accorder les honneurs et les avantages du prix Bordin. L'auteur de ce mémoire est M. Daniel Toucaud, professeur à la faculté libre de droit de Toulouse.

Sur le désir exprimé par un donateur, M. Bischosffsheim, l'Académie a ouvert un concours sur la formation de la richesse et sur les causes qui la conservent ou la détruisent, en aident ou en paralysent le développement. Problème mixte, où la morale mêle ses enseignements aux leçons de l'économie politique, et dont la solution ne peut être bien appréciée que par des économistes moralistes. Ici encore, l'Académie a posé la question de manière à lui donner un intérêt nouveau. Ainsi que l'a dit un des concurrents qui a bien compris sa pensée, il faut chercher les lois du capital, non-seulement dans le monde extérieur, mais encore dans l'âme humaine.

Le courage au travail, la prévoyance dans l'emploi de ses produits, la modération dans la dépense, la sobriété dans la consommation, sont aussi des facteurs de la richesse avec lesquels la science économique doit compter. D'autre part, s'il est exact de 4 SÉRIE, T. VII. 13 juillet 1879.

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dire que les causes économiques et les causes morales concourent à la fois à la formation et à la conservation de la richesse, il est juste d'ajouter que les unes et les autres n'ont pas un rôle égal dans cette œuvre double. Les causes économiques interviennent plus particulièrement dans l'œuvre de création, et les causes morales dans l'œuvre de conservation. Les deux sections de morale et d'économie politique ont donc dû se réunir pour juger les mémoires qui ont traité ce sujet.

Après un premier concours sans résultat, un nouveau concours a produit de nombreux travaux, dont plusieurs sont assez sérieux pour laisser à l'Académie le regret de ne pouvoir récompenser que par des mentions d'excellentes qualités mêlées à de graves défauts. Un seul mémoire a réuni les connaissances profondes et précises en économie politique, en droit, en morale, en philosophie, qui étaient indispensables pour une large et complète solution du problème. Avec une portée d'esprit supérieure, l'auteur comprend et juge de haut ces théories qui, en expliquant l'inégale répartition de la richesse, font abstraction des causes morales et cherchent exclusivement dans des combinaisons politiques ou économiques la solution de ce qu'elles appellent la question sociale.

C'est à ce travail que, malgré quelques lacunes et quelques défauts de formes, l'Académie décerne le prix en accordant des mentions honorables à plusieurs mémoires d'un mérite réel bien qu'inférieur, L'auteur du mémoire couronné est M. Alfred Jourdan, professeur à la faculté de droit d'Aix. La première mention a été accordée à M. Paixhans, ancien maître des requêtes au Conseil d'État; la deuxième à M. Parrot-Larivière, avocat, rédacteur du Recueil général des lois et des arrêts; la troisième à l'auteur anonyme du mémoire inscrit sous le n° 7.

Voici un sujet dont l'intérêt ne semble pas égaler l'importance: Rechercher l'influence économique qu'ont exercée depuis un demi-siècle les moyens et les voies de communication par terre et par mer. Cet ordre de question n'en a pas moins échauffé l'imagination de nos utopistes, qui ont cru naïvement à la suppression plus ou moins prochaine de la guerre et à l'absorption définitive des nationalités dans le sein d'une fraternité universelle. C'était aller un peu vite, et de récentes expériences, dont notre pays a gardé le souvenir, ont appris à tempérer cet optimisme de philosophes et d'économistes qui avaient compté sans les instincts et les passions des peuples, sans les ambitions des gouvernements.

Les rivalités nationales n'ont pas encore assez perdu de leur force pour que l'on puisse espérer que le rêve du bon abbé de SaintPierre se réalise de nos jours, et il est fort à craindre que la poli

tique de fer et de sang ne tranche encore bien des questions d'intérêt ou d'honneur national. L'Académie n'a point entendu ouvrir de tels horizons à l'essor de la pensée, en proposant d'étudier la révolution économique et sociale opérée par les voies et moyens de communication. Qu'on lui montrât comment, depuis un demisiècle, la navigation à vapeur et les chemins de fer ont changé la carte routière des mers et des continents, modifié la direction des courants commerciaux, étendu et multiplié les relations des peuples, stimulé la production agricole et industrielle, favorisé les déplacements et les accroissements de population: elle se tenait pour satisfaite, renvoyant à l'avenir la réalisation des rêves de paix perpétuelle et d'Etats-Unis du monde entier. C'est ce qu'elle a trouvé dans deux mémoires d'un mérite inégal, auxquels elle a décerné un premier et un second prix. Tous deux ont également insisté sur l'influence économique de cet immense réseau des voies de circulation qui couvre notre globe. Mais le premier en a tracé un tableau beaucoup plus et mieux ordonné. C'est ce qui lui assure une supériorité incontestable sur l'autre mémoire. Le premier prix a été obtenu par M. Lamane, membre de la Société d'économie politique; le second par M. Alfred de Foville, ancien auditeur au Conseil d'Etat.

Un autre rêve de la philanthropie, c'est l'extinction du paupérisme. M. de Morogues, un baron qui pensait aux pauvres, a légué à l'Académie un problème plus modeste, bien que très-difficile encore à embrasser dans toute son étendue, et à sonder dans toute sa profondeur: Etudier l'état du paupérisme en France et le moyen d'y remédier. Il serait triste de croire que ce problème de la misère, qui a suscité tant d'utopies, est réellement insoluble. S'il est douteux qu'on arrive à supprimer la misère, il est certain qu'on peut la réduire à des proportions de plus en plus rassurantes pour le salut de nos sociétés modernes, et que telle a été et telle sera l'œuvre graduelle de la civilisation.

Un pareil sujet est de ceux qu'il faut diviser pour les traiter avec succès. Nombre de concurrents, depuis l'institution de ce concours, s'y sont essayés sans pouvoir y réussir complétement. L'Académie et le public ont gardé le souvenir d'un livre, le plus considérable sur la matière, dont l'auteur, M. Modeste, ancien professeur de l'Université, a réuni, non pas les éléments d'une solution unique, mais l'ensemble des solutions partielles auxquelles peut aboutir ce grand et redoutable problème. La meilleure méthode à suivre pour un pareil sujet serait peut-être de prendre une à une les questions qu'il renferme, tantôt une question économique, tantôt une question morale, et d'en chercher une solution aussi précise et aussi

complète que possible. L'Académie n'en demanderait pas davantage aux concurrents. La science économique et sociale s'enrichirait ainsi d'une série d'études spéciales, vraiment scientifiques, sur un problème qui fait le bonheur des utopistes et le souci des esprits pratiques, et pourrait peut-être préparer cette solution générale dont la philosophie aime à ne pas désespérer.

En attendant, parmi les ouvrages ou mémoires qui lui ont été adressés, l'Académie en a distingué deux entre lesquels elle a cru devoir partager la récompense, nous ne disons pas le prix, parce que cet honneur est réservé à des études plus fortes. L'un est un livre, déjà connu et justement apprécié, sur les causes du paupérisme et les moyens d'y remédier. C'est un résumé bien fait qui, sans avoir rien de neuf ni d'original, a le double mérite d'être judicieux et complet. L'auteur ne croit pas à la vertu des panacées et ne se laisse pas séduire par les utopies. Il estime que l'économie politique, la morale, la philosophie, la religion, l'école, l'État et la commune, toutes les institutions, toutes les puissances sociales, réunies sous le régime de la liberté, ont déjà fait beaucoup, et pourront faire encore davantage pour la diminution de la misère par leur action publique et privée.

Quant à l'autre ouvrage, l'Académie a cru pouvoir, sur un sujet dont elle n'avait pas à tracer le programme, déroger à sa constante habitude de n'admettre au concours que des mémoires ou des livres d'une forme scientifique. Elle s'est donné le plaisir de couronner un roman, plein de vie et d'intérêt, où les idées du sujet ont passé de l'abstraction à la réalité, et se représentent à l'imagination du lecteur en des scènes et des tableaux aussi instructifs qu'animés. Dans le désordre apparent d'une composition libre, l'auteur poursuit une théorie à travers tous les incidents et toutes les digressions de son récit : c'est la suppression de la mendicité par l'organisation d'une caisse de secours.

Le moyen n'est nouveau que par son application à la commune. Pourvu qu'une telle institution reste l'œuvre toute volontaire de l'initiative individuelle, et qu'elle ne dégénère point en une sorte de taxe des pauvres, l'Académie l'accepte, comme elle admet et appelle à l'épreuve, sans les partager, les utopies qui prétendent en finir à bref délai avec la misère. Ce qu'elle repousse absolument, c'est toute utopie réalisée par l'Etat. Quoi qu'il en soit, l'Académie n'a point hésité à récompenser une œuvre où abondent les plus généreux sentiments, les observations les plus justes et les réflexions les plus sensées. L'auditoire qui nous écoute lui saurait gré de sa décision, si je pouvais relire ici quelques-unes de ces pages émou

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