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ses à air, pour le passage des ouvriers, deux puits où fonctionnait dans chacun une chaîne à godets, pour l'extraction des déblais, et deux larges tubes à soupapes s'opposant à la sortie de l'air comprimé, pour l'introduction des matériaux. Sur la rive, six machines à vapeur comprimaient l'air, ensuite distribué par des tuyaux dans le caisson. A la fin du travail, quand l'air enfermé dans la cloche devait, pour qu'elle restât à sec intérieurement refouler une colonne d'eau de 30 centimètres de hauteur, la pression absolue était de 4 atmosphères et l'air quatre fois plus dense devait être réduit par les pompes au quart de son volume anormal. Les puits des chaînes à godets plongeaient dans des puisards et fonctionnaient comme des manomètres à air libre; on approfondissait le puisard inférieur en même temps que la fouille et l'eau du puits, équilibrée par la pression intérieure, se maintenait au niveau de la mer.

Il fallait pourvoir aux besoins de cette troupe d'hommes vivant dans cette maison sous-marine tout à fait obscure; des conduites y amenaient l'eau douce; d'autres conduites, travaillant sous la pression de l'air comme des trompes catalanes dont le jeu serait retourné, le jet d'air y entraînant l'eau de bas en haut, au lieu que ce soit l'eau qui par sa chute entraîne l'air de baut en bas comme à l'ordinaire, évacuaient les eaux vaseuses. Ce vaste espace était illuminé par 56 becs de gaz, et les flammes ordinaires brûlant mal dans l'air condensé, c'était la lumière oxhydrique qui brillait sous les vagues ; le gaz d'éclairage et l'oxygène, comprimés à une pression un peu plus forte que celle de l'air dans le caisson, arrivaient par de doubles tuyaux. On avait dû penser à tout: des waters-closets fonctionnaient à l'inverse de l'ordinaire, quand on soulevait le fond de la cuvette les matières, au lieu de tomber sous l'action de la pesanteur, étaient chassées de bas en haut par la pression de l'air comprimé et jaillissaient à la surface des flots. Quelques accidents, dont la vigilance permanente de l'ingénieur conjura les plus graves effets, ralentirent quelque peu les travaux; le plus inattendu fut assurément l'incendie du caisson de Brooklyn. Malgré ce paradoxal incendie sous l'eau, les tours ont été terminées en août 1876 et l'on a pu alors commencer la construction des câbles.

Un câble qui devait avoir plus de 1 kilomètre de long et près de 1 mètre 1/4 de circonférence ne pouvait être transporté, il devait être construit sur place, fil à fil. Pour tendre la première corde métallique d'une rive à l'autre on la déroula à l'aide d'une barque, comme un conducteur télégraphique, en la faisant passer sur les tours; mais pour la faire sortir de l'eau et l'élever à leur

sommet il fallait guetter le moment où l'espace entre les deux tours serait libre de tout navire, or, le mouvement est tellement incessant que jamais une section transversale du chenal ne reste dégagée plus de 7 minutes, n'importe à quelle heure. Le 14 août 1876 un coup de canon signala l'instant favorable que l'on épiait et la corde rapidement hissée réalisa la première jonction entre les villes jumelles. Une seconde corde pareille tendue à côté de la première, et réunie avec elle à ses deux bouts, forma, en s'enroulant des deux côtés du détroit sur la poulie d'un énorme rouet, une corde sans fin qui permit désormais de faire passer au-dessus de la voilure des navires une seconde corde sans fin, puis d'autres cordes d'acier destinées à supporter une passerelle légère suivant les courbes, les inflexions, les hauteurs variables des câbles de suspension futurs, et une série de berceaux transversaux où les ouvriers s'installent pour leur fabrication.

Pour la construction de l'East-River bridge les hommes qui avaient travaillé et vécu au fond de l'Océan, comme les poissons, devaient maintenant travailler et vivre au sein de l'air comme les oiseaux, portés par de légères cages suspendues aux inêmes cordes d'acier, ils voltigeaient le long du premier fil, entre 60 et 80 mètres au-dessus des flots. Ce premier fil de chaque câble devait servir de guide pour placer tous les autres dans la position qu'ils devaient occuper, aussi fallait-il à l'avance calculer avec la dernière précision la position de tous les points du câble quand il aurait à supporter la masse énorme du pont, pour donner immédiatement à ce premier fil le profil mathématique que les réactions diverses de la pesanteur devaient faire prendre au câble de suspension après l'achèvement du pont suspendu. (En fait, on commence par construire le faisceau plus tendu, puis, quand le toron est fait, on l'amène tout entier à sa position définitive.)

De violents ouragans font rage souvent dans l'East-River et ont forcé à établir le pont avec une puissance de résistance exceptionnelle. Quand le vent ne souffle pas en tempête il est cependant presque toujours assez fort pour déranger la position d'un fil; aussi fallut-il attendre trois semaines un jour de calme parfait qui permît d'ajuster le premier fil-guide exactement selon les courbes qu'il devait suivre; c'est le 29 mai 1877 que ce premier fil fut tendu. Tous les autres fils devant contribuer à former les 19 torons dont la réunion compose le câble furent rapidement placés, deux par deux, à côté du premier en suivant sa direction, à l'aide d'un rouet mobile, entraîné par la corde sans fin. L'extrémité du fil à dévider était arrêtée à côté de la bobine énorme qui le portait et la poulie du rouet voyageur, passée dans la boucle

comprise entre ce point d'attache et la bobine, en avançant déroulait simultanément une double longueur du fil. Quand le toron était fini on le fixait à son ancrage sur la rive avec toutes sortes de précautions, car si, pendant l'opération, cette masse pesant près de 4,500 kilogrammes s'était échappée elle eût infailliblement coulé les navires sur lesquels elle se serait abattue.

Les grandes difficultés sont surmontées et au commencement de l'année prochaine le pont sera inauguré. Seuls, les convois de wagons ordinaires, machine en tête, ne pourront pas encore passer dans Long-Island, mais déjà on a rédigé le projet d'un second viaduc qui leur sera accessible, ce nouveau pont, pour voitures, piétons et trains ordinaires, ne sera plus suspendu, il passera sur de gigantesques travées métalliques dont la plus grande doit atteindre 224 mètres, soit 64 mètres de plus que les plus grandes qui aient encore été faites, les travées de 160 mètres du pont de Poughkeepsie sur l'Hudson.

CHARLES BOISSAY.

INTRODUCTION A UNE HISTOIRE

DE LA

LÉGISLATION DES TRAVAUX PUBLICS'

I

Les premières lois sur les travaux publics sont contemporaines des premiers ouvrages faits en commun. Nous en chercherions en vain le texte ou la date, nous n'arriverions pas à une certitude. Le berceau de l'humanité est couvert de nuages impénétrables, au travers desquels nous ne pouvons qu'à peine entrevoir les origines des arts et des sciences. La matière des travaux publics échappe d'autant moins à cette règle que les constructions sent une conséquence de nos instincts naturels. Les abeilles ont des ruches, les lapins des clapiers; les hommes ont des villes, des départements, des républiques ou des empires.

L'homme est un être sociable; cette affirmation ne se conteste

(1) Introduction d'un volume en préparation.

plus. Un ou deux faits mal observés avaient entraîné les philosophes du dernier siècle à croire que l'homme pouvait vivre isolément. Un examen attentif a dissipé cette erreur.

La forme la plus simple de la société est la famille, qui a trop peu d'éléments pour être capable de résister à des ennemis naturels. ou de se défendre contre les rigueurs des saisons. Les familles se sont réunies, dès les premiers âges du monde, en groupes auxquels on a donné des noms divers, tous représentant la même idée. Nous citerons les tribus, les phyles, les clans, les peuplades. Lorsque plusieurs groupes parlaient le même langage, avaient un même culte, ils formaient une nation. Les Grecs chantés par Homère étaient la réunion de cent peuplades. Cette organisation a été celle des habitants primitifs du Latium. Elle était celle des Gaulois, lors de leur apparition dans l'histoire. Nous sommes ainsi faits qu'il ne nous suffit pas d'être citoyens d'une cité et même d'un grand État, nous voulons étendre notre fraternité. L'humanité est notre patrie commune. Le mot de Térence:

Homo sum: humani nihil a me alienum puto.

est l'expression d'un sentiment naturel.

Les Grecs et les Romains affectaient de repousser cette solidarité. Ils donnaient aux nations étrangères le nom de Barbares et affichaient pour elles le mépris que le mulâtre des États-Unis d'Amérique a pour le nègre. Ces préjugés de couleur, de race, de nationalité sont en dehors de la nature; Cicéron les attaquait déjà. Aujourd'hui la fraternité des hommes est un fait consacré par des écrits dont les conclusions universellement reçues prennent le nom de règles du droit des gens. Les gouvernements sont aussi bien que les particuliers tenus d'observer ces lois. Les codes de chaque nation, les traités internationaux en ont fait une obligation dont la violation est punie, s'il le faut, par l'action collective de tous les peuples civilisés. Ainsi la traite des nègres est universellement prohibée et ceux qui se livrent à ce commerce impie sont partout condamnés à la peine infligée aux pirates.

L'instinct social a conduit les hommes à faire des ouvrages pour l'utilité commune des peuplades et des nations et même de l'humanité tout entière. Ces œuvres ont-elles précédé ou suivi les constructions faites par les individus dans leur intérêt personnel? C'est un problème que nul ne peut résoudre avec certitude.

Mais on a des données qui nous apprennent dans quelle partie du monde de grands travaux ont été d'abord entrepris. L'Asie et l'Afrique septentrionale étaient habitées, alors que l'Europe n'existait pas encore. Cette contrée a été formée par des éruptions vol

caniques relativement récentes. Ainsi pour savoir quelles sont les premières conquêtes de l'humanité sur le monde matériel, nous porterons nos regards du côté de l'Orient. L'Inde, la Chine, l'Assyrie, la Perse, l'Égypte sont indiquées comme étant les lieux où se révèlent les premiers symptômes de la civilisation. Les antiquaires vont avec de grandes fatigues y pratiquer des fouilles pour découvrir les ruines des édifices superbes dont la construction a précédé les moindres œuvres rudimentaires de nos Européens. Que sont nos dolmens, nos menhirs, nos constructions cyclopéennes, auprès des palais assyriens qui couvraient des espaces grands comme des villes et dont telle salle occupait le terrain où nous bâtirions nos plus vastes palais?

Qu'il se soit agi des murs de Babylone, avec leurs jardins suspendus, des temples de Saïs, de Thèbes ou de Loucqsor, de l'acropole d'Athènes ou de tout autre travail, il a fallu y employer des forces considérables, des bras dont on ne saurait préciser le nombre. On ne met pas en mouvement tant de personnes sans en avoir prévu l'emploi et combiné par avance tous les mouvements. Un grand travail d'utilité publique suppose qu'une autorité a pu l'ordonner, c'est-à-dire le concevoir, en arrêter le projet, déterminer le moyen d'exécution, promulguer les ordres nécessaires pour réunir, classer les ouvriers et les soumettre à une discipline. Ce n'était pas encore assez. Il fallait prévoir les besoins qui naîtraient de ces agglomérations et savoir prendre les mesures que comportait la nécessité de fournir des aliments à tant de personnes, d'abord pendant leur voyage vers les chantiers, ensuite pendant leur séjour et enfin durant le retour des ouvriers vers leurs demeures. Nous sommes bien près de soupçonner que les fournisseurs de vivres et les entrepreneurs de travaux publics ont été connus dès les temps les plus anciens.

La nature des choses indique comment les cités ont été tout d'abord entourées de murs protecteurs. Ensuite, si ce n'est en même temps, on a bâti des temples pour le culte, qui ont été en outre le lieu où le prince habitait et le refuge contre les attaques des ennemis. Les temples de l'Inde, celui de Jérusalem étaient des forteresses, des lieux saints et des habitations.

Les populations étaient appelées à venir à ces sanctuaires, qui tous étaient dits seules et uniques demeures du vrai Dieu. C'est dans ces temples que l'on apportait les offrandes, autrement dit les contributions au moyen desquelles on subvenait aux dépenses publiques. Vous voyez avec moi, n'est-ce pas, apparaître les moyens de communication qui vont joindre entre elles les parties les plus éloignées des plus vastes empires; car pour apporter la dîme des

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