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tains travaux, ou faudrait-il mieux que tout fût entrepris par l'Etat.

Vient enfin une dernière question, la plus vaste et la plus délicate de toutes celles que soulève notre matière. Où doit s'arrêter l'action commune? Nous avons déjà entre les mains de l'Etat les routes, les canaux, les chemins de fer (au moins ces derniers pour le sol), la télégraphie, la poste. Le département a ses palais de justice, ses maisons de correction, ses maisons de secours aux malades dont le corps ou la raison sont en péri!, et encore ses grandes voies de communications d'ordre secondaire. La commune a ses asiles, ses écoles, son hôpital, sa mairie, son presbytère, son église, ses fontaines publiques, ses marchés, ses bibliothèques, ses chemins vicinaux.

L'antiquité avait ses maisons d'abri pour les voyageurs; certaines villes ont de nos jours des maisons de refuge pour les indigents. On parle de faire des asiles où les ouvriers sans travail seront admis. Jusqu'où faut-il aller dans la concentration des forces et où faudra-t-il s'arrêter?

Il serait, je le crois, téméraire de poser des limites invariables. Cependant il y a un principe qui domine tout, c'est que la liberté des citoyens doit être partout et toujours respectée. A ce seul prix, les institutions sont durables. Nous ajouterons que si les œuvres faites en commun ne sont pas entreprises pour satisfaire le caprice des gouvernants, elles sont toujours approuvées par la conscience publique, heureuse de recevoir satisfaction dans le plus noble de ses sentiments, la sociabilité.

Ainsi le philosophe et l'économiste trouveront un aliment à leurs pensées en suivant avec patience la marche de la législation, dont nous présentons aujourd'hui une simple esquisse.

F. MALAPERT.

CORRESPONDANCE

LA RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE DES JESUITES AU PARAGUAY.

Monsieur et cher Directeur, dans son nunéro d'août dernier le Journal des Economistes publiait un article de M. Courcelle-Seneuil intitulé les « Socialistes cléricaux » et vous avez depuis reproduit, dans le Journal également, une réplique de M. Hubert-Valleroux, en l'accompagnant de vos propres observations.

Je n'ai point qualité pour entrer à fond dans ce débat. Autrement j'aurais été fort tenté, je l'avoue, de demander à l'honorable contradicteur de M. Courcelle-Seneuil, s'il s'est bien rappelé le passé, et s'il est bien attentif au présent lorsqu'il déclare que « l'Eglise n'a jamais soutenu un système économiqueni une forme de gouvernement quelconque. » Pour moi à entendre les malédic tions contre la République qui à cette heure tombent si volontiers de la chaire catholique, les anathèmes contre la liberté de penser, la liberté d'écrire, la liberté de croire qui retentissent dans les universités catholiques, dans les mandements des évêques et dans les articles des journaux catholiques; à relever l'éloge des anciennes corporations qui est de règle dans chaque congrès catholique et qui s'étalait tout au long, il y a quelques mois à peine, dans un livre dont il a été parlé ici même, il me semblait bien que la nouvelle Eglise ne s'abstenait plus et qu'elle avait décidément, dans l'ordre politique comme dansl'ordre économique, fait son choix en faveur de la servitude contre la liberté, du privilège contre l'égalité. J'ai dit la nouvelle Eglise et c'est à dessein : l'ancienne se souvenait encore du mot de son plus grand apôtre, de son vrai fondateur sur l'obéissance qui doit être raisonnable et du livre célèbre de saint Anselme sur la foi cherchant à s'expliquer elle-même: Fides querens intellectum. Si, par l'organe de Bossuet, elle avait eu sa profession de foi absolutiste, elle ne s'était pas offusquée, quelques siècles plus tôt, d'entendre saint Thomas-d'Aquin professer, sans céler d'ailleurs sa prédilection monarchique, que les « gouvernements étaient faits pour les peuples et non les peuples pour les gouvernements. » L'ancienne Eglise, par la bouche de saint-Bernard, interprète de ses plus illustres devanciers les Basile, les Grégoire de Nysse, les Ambroise, les Chrysostôme, les Paulin, les Cyrille, l'ancienne Eglise repoussait l'immaculisme de la

vierge, comme « contraire à la raison et à la foi, » et la nouvelle a établi un culte de la vierge parallèle, sinon supérieur au culte de Jésus-Christ. Dans l'ancienne, enfin, le mot de Lactance, fides suadenda non imponenda, n'était pas tenu pour hérétique, et nos néo catholiques sont tous d'accord pour célébrer l'inquisition et amnistier les dragonades.

Mais je m'aperçois que je fais précisément ce que je voulais m'interdire, et je m'arrête; mon but en prenant aujourd'hui la plume n'est autre, en effet, que de demander l'hospitalité au Journal des Economistes pour quelques lignes concernant la « république chrétienne » du Paraguay. C'est un sujet auquel j'ai touché dans ces colonnes mêmes (1), et contre le sentiment de M. Hubert-Valleroux, je suis bien persuadé que la célèbre Compagnie de Jésus. avait réalisé là-bas son idéal de gouvernement sur terre. Elle pouvait bien, pour employer les expressions mêmes de M. Valleroux, prêcher en Europe le respect de la propriété individuelle qu'elle y avait trouvé en vigueur, et ne pas tenir ce régime comme la perfection de la vie chrétienne, telle qu'elle-même la conçoit. Aussi bien, les jésuites, quoique très riches, immensement riches collectivement, ne possèdent-ils rien en propre en tant qu'individus, pas même le sou de poche de Dumanet. Ils ont fait vœu de pauvreté personnelle, comme aussi d'obéissance passive: ils sont dans les mains d'un supérieur anssi inertes qu'un cadavre, perinde ac cadaver, et n'est-ce point aussi la pauvreté individuelle, doublée de la soumission absolue, qui faisait l'assise même de leur règle au Paraguay?

Très fiers de leur œuvre, les fils de Loyola l'auraient volontiers montrée à tout le monde, et ce qu'ils en ont raconté, ou fait raconter par d'autres, a inspiré à Chateaubriand une idylle qui n'est pas la page la moins choquante d'un livre où il se trouve tant de pages d'un goût si équivoque et d'un ton si faux. Il est plus étonnant que le grand sens de Montesquieu et la clairvoyance si pénétrante de Voltaire s'y soient également trompés, et que ni l'un ni l'autre de ces grands esprits ne se soit aperçu que les missions paraguayéennes n'ont droit à l'éloge que des partisans du communisme, et du communisme le plus pur. Chaque village guarani était sous la direction de deux Pères, dont l'un s'occupait exclusivement du spirituel, tandis que l'autre distribuait le travail, administrait les biens de la communauté et en régissait les produits.

(1) Voir dans la livraison de février 1878 l'article intitulé: L'Uruguay et le Paraguay; leurs ressources et leur situation actuelles.

Ceux-ci, étant à tous en commun et à personne en particulier, étaient renfermés dans de vastes granges: ils se répartissaient au prorata des besoins d'un chacun, et l'excédant était transporté pour être vendu aux ports espagnols. L'argent provenant de cette vente formait la réserve commune, et cette réserve pourvoyait au soin des malades, ainsi qu'à l'entretien des veuves et des orphelins.

Les bons Pères avaient devancé la conception de Fourier, ou pour mieux dire de Morus, et s'étaient efforcés de rendre le travail attrayant. C'était processionnellement, au son du fifre et du tambour, que les Indiens s'y rendaient. Une image de saint précédait la colonne. Arrivés au lieu de travail, on la déposait sous une hutte en branchages, puis la prière dite, chacun mettait la main à l'œuvre. Les jésuites mesuraient la tâche à chaque travailleur ; ils pesaient le coton qu'ils distribuaient à chaque filateur, ils pesaient également le fil qu'ils en recevaient. Ils entraient dans les détails. de la vie les plus personnels, et tout était réglé, pour parler comme Chateaubriand, « tout jusqu'à l'habillement qui convient à la << modestie sans nuire aux grâces. » Ce dernier trait est ravissant; il accompagne fort bien cet autre, à savoir que « connaissant les << avantages de la vie civile, sans avoir quitté le désert, et les << charmes de la société, sans avoir perdu ceux de la solitude, ces << Indiens se pouvaient vanter d'un bonheur sans exemple sur la « terre. » Oh! rhétorique, voilà bien de tes coups ! Mais pourquoi Chateaubriand cèle-t-il un autre détail de cette bucolique, détail qui a bien de la saveur pourtant et qui est tout empreint d'une haute couleur locale? Peut-être l'ignorait-il, et moi-même, quoique ayant lu une foule de choses sur les Réductions du Paraguay, j'en ai dû la connaissance à un savant italien qui l'a déniché dans les récits du vieux voyageur Doblas. Celui-ci avait entendu le tambour raisonner dans les Missions à diverses heures de la nuit, mais surtout aux approches du jour, et la coutume lui avait paru singulière. Il en demanda l'explication; on la lui donna et il l'a conservée dans son livre. La voici, mais traduite en latin, par M. Mantegazza, qui a trouvé difficile de la reproduire en langue vulgaire.

« Ut audivissem horis diversis noctu tympanum pulsari et præcipue ad auroram exorientem, inquisivi quorsum hic sonatus? Dixerunt mihi semper consuetum esse totam gentem crebro suscitare secundum quietem: hujus usus originem cognoscere volens, responderunt propter notam indolem desidiosam Indiorum, qui labore quotidiano defessi, initi sunt lectum et dormiti per totam noctem, hoc modo officiis cunjugalibus non functis, Jesuitas man

daverunt ut, nonnullis horis noctu, tympanum pulsatum esset in hunc modum incitare maritos (1). »

Doblas ne nous apprend pas, et c'est vraiment dommage, comment les RR. PP. s'assuraient de l'exécution de ce devoir nocturne, et s'ils en punissaient la négligence de leur peine habituelle, c'est-à-dire du fouet, car les Guaranis étaient vigoureusement fouettés, à tout propos et hors de propos même. On sait qu'avec la délation réciproque, c'est le grand moyen de discipline scolaire des jésuites, et ils traitaient les Indiens en grands enfants: «Ils ont l'esprit si bouché!» écrit Charlevoix, l'historien des Missions! A la vérité les Pères ne les fouettaient pas de leurs mains mêmes; ils avaient réservé ce bas office aux caciques des Indiens que par un trait de politique déliée ils avaient eu grand soin de conserver et qui, distributeurs du fouet, ne laissaient pas d'y être sujets eux-mêmes. Comme compensation, la correction reçue, le pénitent était admis à baiser le bas de la robe de ses maîtres.

L'historien, ou pour mieux dire le panégyriste des bons pères, M. Crétineau-Joly leur fait un honneur d'avoir transformé en parfaits chrétiens des hommes cruels, vindicatifs, enclins à tous les excès, sauvages par nature et avec volupté. Cette assertion d'un homme qui jamais n'a été en Amérique et n'a vu un Guarani fera bien sourire les voyageurs sachant combien, suivant l'expression de M. Mantegazza, ces Indiens forment une pâte humaine docile et malléable, Le véritable honneur pour les jésuites eût été dès lors de développer leurs instincts de civilisation et d'en faire des hommes, au lieu de les courber sous un joug abrutissant et qui, de l'aveu même d'un général de leur ordre, n'avait pas l'excuse de la douceur, au lieu de les réduire au rôle de la bête dans un troupeau. Sans persécutions et sans guerre, dans l'espace de soixante-dix ans, qui sépare la visite de d'Azara de l'année 1866, la population des anciennes Réductions s'est réduite des deux tiers, et ce n'est nullement merveille. Les jésuites l'avaient façonnée à la servitude la plus complète, et elle n'a pu supporter le passage de cet état de choses à la liberté relative qui fut son lot, lorsque Buccarelli, exécuteur violent des ordres de Charles III, eut fait marcher des troupes sur les Missions et en eut expulsé l'ordre. Ces pauvres Indiens, qu'on lui avait représentés comme en pleine révolte parce qu'on les privait de leurs directeurs temporels et spirituels, se prosternèrent aux genoux des officiers du gouverneur de Buenos

(1) Rio de la Plata e Tenerife, viaggi et study. 3e édit., p. 185. (Milan, 1877.)

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