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M. Boucherot croyait bon de signaler le mode de procéder actuel qu'il considère comme profondément immoral, ennemi de l'épargne; il pensait aussi l'assimilation possible; s'il s'est écarté de la question, il ne croit pas devoir insister.

M. Victor Borie dit qu'il y a là deux questions.

La première, reconstitution d'un capital par les intérêts composés, est basée sur le même principe que les compagnies d'assurances sur la vie à qui le public confie ses capitaux pour qu'elles les fassent valoir. Mais la société, que le gouvernement représente, s'est réservé le droit exclusif d'autoriser ces sociétés et de les surveiller. On ne vit pas 99 ans, on ne peut pas surveiller ses capitaux; c'est l'Etat, immortel, qui doit protéger l'épargne en en surveillant l'emploi, ce qu'il fait pour les compagnies d'assurances, etc., ce qu'il ne fait pas pour la société dont il s'agit.

Quant aux émissions à lots du Crédit foncier, ajoute M. Victor Borie, elles sont, à son avis, absolument morales. Il n'y a pas eu de loterie suivant le véritable sens du mot. Dans la loterie, le capital est perdu. Voilà l'opération immorale. Mais le Crédit foncier, en faisant sa conversion, offre au public un placement sûr à 3 p. 100 et l'appât de nombreux lots, c'est-à-dire une excitation à l'épargne, qui est la source de la prospérité publique; cet appât est-il immoral? Qu'est-ce qu'on peut voir de blâmable dans ces aliments fournis à l'espérance, aux rêves dorés qui font supporter patiemment à l'homme malheureux les mauvais jours de la vie? Ne chassons pas l'espérance de la terre sous prétexte de moraliser. Les emprunts du Crédit foncier offrent des primes aux porteurs d'obligations; mais est-ce que les obligations de chemins de fer, émises de 280 à 300 fr. et remboursables à 500 fr. sont immorales? il y a pourtant une prime. L'immoralité résiderait donc dans la quotité de la prime? morale à 200 fr., immorale au-dessus. Il faut certainement en tout une mesure et le gouvernement, c'està-dire les Chambres, en se réservant d'autoriser ou de ne pas autoriser les emprunts dits à lots, détermine cette mesure.

M. Victor Borie répond, en terminant, par une simple question à l'argument tiré de ce fait qu'une femme ayant gagné un lot en avait perdu la tête, et que par conséquent il était immoral d'exposer les porteurs d'obligations à de tels périls. Un oncle d'Amérique vous laisse une fortune à l'improviste, c'est donc immoral?

M. de Reinach croit que quelques-uns des orateurs continuent à confondre les loteries avec les emprunts à primes.

Dans la loterie, la mise de fonds est perdue pour tous ceux qui

ne gagnent pas un lot; dans les emprunts à primes, la mise de fonds n'est jamais perdue, au contraire, elle est toujours remboursée, souvent même avec bénéfice, et le tirage des primes n'est qu'un accessoire ajouté pour stimuler les petits capitaux à entrer dans la voie des placements à intérêt.

La loterie est immorale, l'emprunt à prímes est moralisateur. Déjà M. de Reinach s'est élevé contre le peu d'attention qu'on donne à l'enseignement de la science financière.

Les Belges, les Allemands et même les Italiens sont bien plus avancés que nous dans cette matière.

En Belgique, on diminue les primes au fur et à mesure de l'amortissement des obligations, afin de maintenir autant que possible l'égalité des chances.

En Italie, le gouvernement a posé comme règle générale que la valeur des primes ne pourrait dépasser un cinquième des intérêts annuels.

Notre instruction est si négligée à ce point de vue que tous les bons chiffreurs nous viennent de l'étranger, et c'est un état de choses qu'il faut faire cesser.

M. Joseph Garnier trouve qu'il a été fait de part et d'autre d'utiles remarques, mais que la discussion a confondu divers ordres d'idées.

Il y a d'abord à considérer le côté moral et immoral des lots qu'il ne faut absolument pas confondre avec les loteries publiques ou privées. Le sujet est délicat et complexe, il mérite réflexion et ne peut être approfondi dans une conversation naturellement sommaire. Les combinaisons financières basées sur la progression de l'intérêt composé sont aussi tout autre chose. La puissance de l'intérêt composé est vraie sur le papier; elle est neutralisée en fait par bien des circonstances et elle a conduit: premièrement, aux dithyrambes du docteur Price sur l'amortissement dont ont tant abusé les gouvernements; deuxièmement, à la théorie de l'épargne par la dépense, que voulurent appliquer les « magasins réunis», et enfin à diverses opérations financières plus ou moins fantastiques ou léonines.

M. Alfred Droz estime que la question de la légitimité ou de la nonlégitimité des emprunts à lots est surtout une question de mesure. L'honorable orateur inclinerait donc volontiers vers le système des petits lots que recommandait Jules Duval; en tout cas il n'aime point voir l'Etat se faire juge de la moralité d'un emprunt, ou d'un mode d'emprunt, ou d'un emprunteur, et cette considération le porterait à rejeter une fois pour toutes un système qui peut être

jugé bon ou mauvais selon qu'il est pratiqué par telle ou telle personnalité collective ou individuelle.

M. Frédéric Passy, président, après avoir épuisé la liste des inscriptions, résume la discussion et y ajoute quelques réflexions personnelles.

Il fait remarquer d'abord qu'il y a une question, la principale peut-être, qui a été pour ainsi dire passée sous silence; c'est celle de savoir si l'Etat doit être juge des combinaisons premières qui font plus ou moins appel au hasard, ou si ce ne serait pas comme en d'autres matières la liberté, sauf le cas de fraude, qui doit être le régime commun, chacun suivant à ses risques et périls ses préférences particulières, et la responsabilité se chargeant de l'éducation du public.

Que si l'on admet l'intervention officielle, dit M. F. Passy, il semble difficile de ne pas conclure à l'interdiction absolue des émissions à lots car toute exception à cette interdiction générale devient une faveur toujours plus ou moins arbitraire. Il est bon, dit M. de Reinach, que « de temps en temps » le gouvernement permette telle ou telle combinaison. Mais à quels intervalles, dans quelles proportions et pourquoi celle-ci plutôt que celle-là? Ce sera même un privilège, et comment justifier ce privilège? Comment éviter qu'il ne paraisse et qu'il ne soit parfois, peutêtre, le résultat d'influences plus ou moins accusables? Cette considération, à elle seule, est de nature à faire sérieusement réfléchir. Reprenant ensuite le débat tel qu'il a été posé, M. F. Passy estime que s'il est excessif de prescrire absolument, au point de vue moral aussi bien qu'au point de vue économique, toute idée de gain aléatoire, alors que cette chance n'est qu'un accessoire relativement faible d'un placement réel, il est impossible de ne pas condamner le lot, lorsqu'il devient le principal, et c'est incontestablement, dit-il, le cas des emprunts dont il vient d'être parlé. On a dit que c'était une excitation à l'économie; cela pourrait être, jusqu'à un certain point, et toutes réserves faites d'ailleurs quant à l'influence funeste des envahissements subits, si, pour avoir la chance de gagner le lot convoité, il fallait avoir payé en entier le montant de l'obligation. Mais est-ce ainsi que les choses se passent? Qui ne sait que la plupart du temps ce sont des gens qui n'ont pas économisé cette somme, qui peut-être ne l'auront jamais, qui, grâce à l'échelonnement des versements, prennent moyennant les quelques francs qu'ils ont un titre avec lequel ils espèrent devenir riches du jour au lendemain, c'est-à-dire en réalité un billet de loterie.

On a demandé si l'oncle d'Amérique était immoral? Non, répond M. F. Passy, parce qu'on ne le donne pas à volonté; mais il est parfois funeste. Il serait immoral si l'on pouvait plus ou moins compter dessus, et faire entrer dans ses prévisions celle d'un héritage inattendu qui viendrait au moment opportun, réparer les sottises de la prodigalité.

L'obligation amortissable par tirages, et remboursable avec plus-value, est toute autre chose. C'est une capitalisation à échéance incertaine, et elle se paye en conséquence, comme créance, de plus en plus cher, à mesure qu'approche le remboursement.

La liste des orateurs étant épuisée, M. Chotteau, prié par le président de prendre la parole, expose en peu de mots le résultat de ses démarches après des corps constitués et de plusieurs hommes importants des Etats-Unis. Grâce à ses efforts, l'état des esprits et de la question est tel en ce moment que les deux gouvernements pourraient nommer des commissions officielles qui prépareraient au moins un avant-projet de traité entre les deux nations.

M. LE PRÉSIDENT, avant de clore la séance, remercie, au nom de la Société, M. L. Chotteau des explications qu'il vient de fournir et du zèle qu'il a mis à remplir la tâche qui lui a été confiée par le comité dont il est le délégué. Il invite M. Cahuzac, secrétaire général de ce comité, à prendre sa part de ces remerciements, et termine par quelques chaleureuses et cordiales paroles à l'adresse de M. Fernando Wood, dont le puissant concours ne peut être trop apprécié de la presse économiste, si bien représentée par M. Horace White et M. Franco.

La proposition de M. Joseph Garnier de voter des remerciements à M. Chotteau et à ses collaborateurs est chaudement accueillie.

OUVRAGES PRÉSENTÉS :

Commemorazioni del socio onorario Garnier Pagès e del socio corrispondente Carlo Sarchi, fatte dal membro effettivo FRANCESCO VIGANò all' Accademia fisica medico-statistica di Milano (1).

Eloge sympathique et mérité.

La questione delle ferrovie (d'Is. PEREIRE), versione di FRANCESCO VIGANO (2).

(1) Milan, 1879. In-8 de 72 p.

(2) Milan, 1879. In-8 de xxvIII-216 p.

La république des Etats-Unis, sa fondation, rôle de la France, par M. HIPPOLYTE MAZE.

Les généraux de la République, Kléber, par LE MÊME (1).

Deux sujets heureusement choisis et traités qui font partie de « l'Education morale civique, » ou « Bibliothèque de la jeunesse française », publiée sous la direction de M. Henri Martin,

Le bimétallisme en Angleterre, réponse à une lettre de M. HUCKS GIBBS, ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre, par HENRI CERNUSCHI (2). Nouvelle discussion du 15 112.

COMPTES-RENDUS

Histoire de l'esclavage dans L'ANTIQUITÉ, par H. WALLON, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. 2° édition.-Paris, Hachette,

1879.

L'esclavage est partout dans l'antiquité: il en supporte l'ordre social. Les plus grands esprits le subissent sans discussion, sans révolte. Platon qu'il embarrasse, parce qu'il est évident, dit-il, « que l'homme animal difficile à manier ne se prête que difficilement à la distinction de libre et d'esclave, de maître et de serviteur,» Platon s'en tire en invoquant la nécessité. Plus ambitieux, Aristote entreprend de justifier l'esclavage, mais tout son argument se réduit à un cercle vicieux: l'esclavage implique la propriété, la nature a établi la propriété, donc la nature a établi l'esclavage.

On dirait, au reste qu'Aristote a senti toute la faiblesse de son syllogisme, car il recourt aussitôt à la physiologie. « Il y a dans l'espèce humaine » écrit-il « des individus aussi inférieurs aux autres que le corps est à l'âme... Ces individus sont destinés par la nature à l'esclavage, parce qu'il n'y a rien de meilleur pour eux que d'obéir. » Depuis, on a étendu cette théorie des particuliers à des races tout entières; on a soutenu en plein Parlement britannique que les nègres étaient des singes plutôt que des hommes, et les planteurs géorgiens ont invoqué la malédiction lancée par Noë à Cham et à sa descendance. Mais Aristote n'avait pas même à son service la prétendue justification tirée des races inférieures, puisque les esclaves vendus sur les marchés de la Grèce et dont les grands d'Athènes faisaient des musiciens, des dan

(1) Paris, 1879, 2 vol. in-18 de 144 p. chacun. (2) Paris, Guillaumin et Ce. In-8 de 80 p.

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