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sans avoir remarqué, plus que beaucoup d'autres libéraux niant aussi ce libre arbitre, qu'il atteignait par là le comble de l'inconséquence. Il est facile de reconnaître qu'en partant de telles prémisses l'essai sur le théïsme ne pouvait aboutir à de valables solutions.

Après avoir indiqué pourquoi, dès les premiers développements de l'esprit humain, la croyance à la pluralité des dieux a prévalu sur le monothéïsme, dont la conception ne pouvait être suggérée avant que les progrès de nos connaissances nous eussent montré l'enchaînement général des causes et des effets, l'auteur aborde la recherche des preuves de cette dernière croyance, laquelle lui paraît conciliable avec les vérités les plus générales de la science, sil elle conçoit Dieu ne gouvernant le monde que par des lois immuables, mais inconciliable avec ces vérités dans le cas contraire.

Sur ce point il convient de remarquer, d'abord, tout ce qu'il y a encore ici d'impertinente suffisance, pour des intelligences ne pouvant rien connaître de la consistance essentielle de la matière ni des forces ou propriétés qui l'agitent, à prétendre juger magistralement des cas dans lesquels les conditions du gouvernement de ce monde par la suprême intelligence, qui connaît toutes choses dans leur essence intime, seraient ou non scientifiquement admissibles! Ensuite, que même dans les limites de la raison et de la science humaines, il n'y a pas à faire la moindre objection à la croyance que Dieu gouverne le monde, à la fois par des lois permanentes ou immuables, et par son action directe, immédiate; et des faits ayant aujourd'hui tous les caractères de la réalité démontrent celle de ce dernier mode de l'action divine.

Il n'est plus douteux, en effet, que des êtres animés n'ont pas toujours existé sur la terre; que l'espèce humaine et d'autres y vivant avec elle de nos jours ne sont pas des plus anciennes, et qu'enfin, plusieurs des espèces actuelles, l'homme compris, sont soumises à de telles conditions d'existence qu'elles n'auraient nullement pu subsister en survenant à l'état de germe, ou même à l'état naissant, à défaut de toute assistance immédiate et plus ou moins prolongée de parents adultes; d'où la conséquence forcée que les premiers couples de chacune de ces espèces sont nécessairement survenus à l'état adulte, ce qui bien évidemment a nécessité l'action divine directe qui, du reste, n'eût pas été moins nécessaire pour la formation des premiers germes ou des premiers êtres naissants; car, bien évidemment encore, les lois générales actuelles de la reproduction ou du renouvellement de ces espèces n'ont pu commencer à agir qu'après la formation des premiers couples. La plupart des solutions de nos sciences naturelles, don

nées et généralement admises comme certaines, le sont-elles à meilleurs titres et beaucoup plus sûrement que celle-là ?

L'auteur passant de ce qui, selon lui, dans la croyance monothéiste est ou n'est pas compatible avec la science, à un examen pouvant fournir d'autres solutions que celles relatives à cette compatibilité, recherche s'il y a quelque chose qui prouve positivement la vérité d'une telle croyance. Il examine et apprécie successivement l'argument de la cause première, celui du consentement général de l'humanité, celui de la conscience, et enfin, celui tiré des signes de plan dans la nature.

La conception voyant dans la nécessité d'une cause première, ordonnatrice de toutes les autres, une preuve de l'existence de Dieu, a été exprimée par Bacon en ces termes :

<<< Tant que l'homme dans ses contemplations n'envisage que les <«< causes secondes, qui lui semblent éparses et incohérentes, il «peut s'y attacher et n'être pas tenté de s'élever plus haut; mais « lorsqu'il considère la chaîne indissoluble qui lie ensemble toutes «< ces causes, leur mutuelle dépendance, et s'il est permis de s'ex<< primer ainsi, leur étroite confédération, alors il s'élève à la con<< naissance du grand être qui, étant lui-même le vrai lien de toutes « les parties de l'univers, a formé ce vaste système qu'il maintient « par sa providence (1). »

J. St. Mill reste fort au-dessous d'une telle conception: comme il est bien des causes et des phénomènes dont les commencements nous sont inconnus, il allègue que nous ne pourrions, dans la sphère de notre expérience, légitimement affirmer qu'ils aient une cause, ni dès lors qu'il y ait une cause première; mais cela n'infirme évidemment en rien la conception si bien exprimée, en même temps que si clairement justifiée par Bacon, sur la nécessité d'une cause première ordonnatrice.

Plus loin, il admet que nous savons que l'espèce humaine a eu un commencement dans le temps et que dès lors l'esprit humain a une cause qui pourrait être l'esprit éternel. « Rien, dit-il ensuite, << ne peut produire consciemment l'esprit que l'esprit; c'est évident « a priori, mais il ne faut pas tenir pour évident qu'il ne peut y « avoir de production inconsciente de l'esprit, car c'est justement << le point qu'il s'agit de prouver. » Et il croit prouver le contraire en avançant que « tous les travaux de la science moderne tendent « à faire admettre que la nature a pour règle générale de faire a passer, par voie de développement, les êtres d'ordre inférieur

(1) Essais de morale et politique, traduction de M. Riaux, p. 287 du volume, contenant le nouvel organum.

<<< dans un ordre supérieur, et de substituer une élaboration plus << grande et une organisation supérieure à une inférieure. » Le tout inconsciemment, d'où la conséquence qu'elle peut bien produire de même, sans s'en douter, l'esprit, la conscience, la mémoire, toute la partie mentale de notre être.

Mais il ne remarque pas, d'abord, que la nature a aussi pour règle générale de ramener les êtres d'ordre supérieur, les êtres vivants par exemple, à un ordre inférieur, puisque tous sont soumis à la mort, à la dissolution des éléments qui les composent et à leur retour à l'état inorganique; ensuite et surtout, qu'il ne suffit pas de demander la preuve qu'une cause inconsciente ne peut produire l'esprit, et qu'il aurait fallu, au contraire, commencer par prouver qu'elle le peut; car la disposition très générale et très raisonnable de notre esprit est de croire qu'une cause ne peut produire ce qui n'est nullement en elle, et l'on ne saurait vaincre cette disposition qu'en démontrant péremptoirement le contraire, c'est-à-dire, en l'espèce, qu'une ou plusieurs causes inconscientes et aveugles peuvent produire la conscience et l'intelligence.

Or, toutes les actions et réactions physiques ou chimiques, et tous les mouvements organiques y compris ceux du cerveau et de ses cellules, que nous avons pu observer jusqu'ici, ne nous ont absolument rien appris, et l'on peut affirmer avec pleine certitude de n'être pas démenti par les faits qu'ils ne nous apprendront jamais rien, sur la question de savoir comment et par quelle miraculeuse transformation des combinaisons de toute espèce de mouvements d'atomes, de molécules, de cellules ou autres organes corporels, peuvent produire en nous une chose aussi absolument sans analogie avec eux que l'est une idée, une perception, une sensation consciente. A plus forte raison une semblable source ne saurait-elle jamais nous fournir la moindre explication sur l'ensemble de nos facultés mentales, sur notre sensibilité morale, sur nos facultés de comparer, de combiner, de connaître, de comprendre, de juger, de nous déterminer ou de vouloir, d'agir comme une cause ordonnatrice participant de plus en plus à la régie des phénomènes terrestres, et sur la mémoire, cette faculté vraiment magique, dont toutes les combinaisons mécaniques imaginables seraient radicalement impuissantes à dévoiler en un seul point la mystérieuse action, conservant en nous des souvenirs lointains, pouvant être oubliés ou cesser d'être conscients pendant une longue série d'années, puis se réveiller soudain accidentellement ou par des efforts soutenus de recherche attentive, faculté individuelle que l'art humain a su rendre collective, par le langage, l'écriture et le livre, au point de mettre en commun, sous une forme concrète et stable,

toutes les connaissances acquises, toutes les expériences, tous les souvenirs utiles à conserver, accumulés par des centaines de générations successives !

Comment nos évolutionnistes peuvent-ils oublier des faits aussi avérés, aussi éclatants que ces merveilleux développements de l'intelligence humaine, ou persister à vouloir les faire engendrer par des lois mécaniques auxquelles leur nature est si évidemment et si absolument étrangère, sans fournir le moindre indice d'aucun rapport réel entre de telles lois et les résultats observés ?

On peut donc encore très légitimement appliquer à tous ceux affirmant sans preuve que de tels prodiges résultent de mouvements inconscients, physiques, chimiques ou organiques, ces mots de Montesquieu :

<< Ceux qui ont dit qu'une aveugle fatalité produit tous les effets << que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité; «< car, quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui << aurait produit des êtres intelligents? >>

J. St. Mill ne termine pas moins ce paragraphe en concluant que l'argument de la cause première n'a aucune valeur pour servir de base au théïsme, et qu'il n'est pas nécessaire que la cause de l'intelligence humaine soit une intelligence existant auparavant. Alors on ne voit plus pourquoi il attribue quelque valeur à l'argument du plan, de ce qui ressemble à une adaptation à une fin voulue; car si la production de l'intelligence elle-même n'exige pas que ses causes en soient d'abord pourvues, il en est ainsi à bien plus forte raison de ce qui, dans les choses observables, ne serait qu'un indice, une apparence d'intelligence.

Quant à l'invalidité, à laquelle il conclut aussi, de l'argument du consentement général de l'humanité, et de celui de la conscience, l'avis de l'auteur est partagé par tous les esprits soigneux de ne pas prendre une erreur, quelque générale qu'elle soit, pour une preuve, et de se défendre d'opinions préconçues sans bases vérifiables; il serait donc inutile de le suivre dans les développements qu'il lui donne.

Il arrive enfin à l'argument du plan, sur lequel il est très sobre de développements, car il ne s'arrête guère, parmi les signes ostensibles d'intelligence ou d'adaptation des moyens à une fin voulue, qu'à la structure de l'œil chez l'homme et les animaux supérieurs; il est d'ailleurs hésitant et n'admet pas que les preuves tirées du dessein apparent soient de véritables inductions, les arguments inductifs se divisant, selon lui, en ceux de concordance, de différences des résidus, et des variations concomitantes, et l'argument de concordance, seul invoqué dans la question, étant, pourraisons bien connues

des logiciens, le plus faible des quatre; puis il oppose à la preuve tirée de la structure de l'œil le principe darwiniste de la survivance des plus aptes, qui aurait graduellement et inconsciemment perfectionné cet organe. Toutefois, il pense qu'il faut reconnaître que, dans l'état actuel de nos connaissances, les adaptations de la nature donnent beaucoup de probabilité; dans ses conclusions, cela se réduit à une faible probabilité. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que plus une telle probabilité serait, dans l'esprit de l'auteur, rapprochée de la certitude et plus elle ruinerait sa thèse que, jusqu'à preuve contraire, on doit croire que l'intelligence humaine est produite par une cause inconsciente. On voit donc bien que s'il n'est pas ici tout à fait en pleine contradiction avec lui-même, il y est pourtant très suffisamment pour autoriser à conclure que les règles de la logique dont il a fait emploi et où il a puisé l'espèce de logogriphe qui précède sur les arguments inductifs, sont fort loin d'être sûres.

Une deuxième partie de l'essai sur le théïsme traite des attributs de Dieu. L'auteur soutient que « toute induction de plan dans « le cosmos est une preuve contre l'omnipotence de l'être qui a <«< conçu le plan.... Pourquoi recourir à des moyens quand, pour << atteindre le but, on n'a qu'à parler? » Il a sans doute voulu dire qu'à vouloir; mais c'est là une idée bien étrange, car sa réfutation oblige en quelque sorte l'esprit humain à sortir de sa sphère pour pénétrer dans les secrets du créateur. Admettons cependant que les desseins de Dieu s'accomplissent par les seuls actes de sa volonté; il faut en tout cas et de toute nécessité que chacune de ses volitions soit bien déterminée: il veut créer, par exemple, une plante, un animal avec telles formes, tels organes, telles conditions d'existence; aussitôt les forces, les propriétés, les éléments nécessaires agissent et se combinent pour réaliser sa conception, et c'est ainsi que les moyens se trouvent adaptés à leurs fins. En quoi cela borne-t-il la puissance divine?

Une troisième partie est consacrée à la question de l'immortalité de rame. Ici, des hésitations et des incertitudes sont tout ce que présente l'auteur : la question de savoir si l'esprit est ou non pé- rissable est, dit-il, dans l'un de ces cas très rares où il y a réellement absence totale de preuves d'un côté comme de l'autre. Cependant, il avait dans la pensée la notion qui, jointe à celle de l'existence de Dieu, aurait pu le conduire à affirmer la persistance de notre personnalité mentale après la mort; car il dit plus loin que « s'il y a une vie future, il nous est permis d'attendre qu'elle ne << sera pas dépouillée des plus précieux privilèges de la vie pré« sente, la possibilité de nous perfectionner par nos propres forces. 4 SÉRIE, T. viii.

15 novembre 1879.

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