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reel, attaché à l'habitation, saisissant pour jamais quiconque séjourne un an et un jour, et personnel, poursuivant, jusqu'au bout du monde et dans n'importe quelle situation ou dignité, quiconque en est infecté.

On raconte comment certaines communautés de la montagne ont été usurpées par les moines et asservies depuis des siècles, les unes malgré des titres établissant leur franchise, les autres faute de titres, par prescription; et celle-ci ne s'est établie, n'est reconnue, que grâce à « l'ignorance des victimes de « la cupidité, l'avarice et la fraude des moines. >>

Les requérants « supplient les chanoines de faire une action digne de leur noblesse, de se joindre à eux et de demander euxmêmes au roi la suppression d'une vexation contraire à la nature, aux droits du roi, au commerce, au bien de l'Etat et surtout au christianisme. >>

IV

La cause étant ainsi entamée, le jeune maître Christin la croit « dans le sac. » Mais voici que le ministre, à qui sa femme l'a fait adopter sur l'insistance de Voltaire, tout puissant par la Pompadour, est renversé par la Dubarry. Le duc de Choiseul est, le 24 décembre, précipité du pouvoir dans un exil, dont il ne sortira qu'à la mort de Louis XV. - « Mon cher philosophe, »> écrit-on de Ferney à Saint-Claude le 31 décembre, voici le cas d'exercer sa philosophie... Vous savez déjà que M. de Choiseul est à Chanteloup pour longtemps, et qu'il ne rapportera pas l'affaire des esclaves, qui peut être ne sera point rapportée du tout! »

Que fait Christin? Il part pour Paris.

Que fait Voltaire? Il fournit à son impétueux ami toutes les lettres de recommandation dont il peut avoir besoin. Il le présente, par exemple (5 février 1771), au chevalier de Chastellux, comme « l'avocat d'une province entière, le défenseur de quinze mille infortunés opprimés sans titre par vingt chanoines. » Il adjure le chevalier d'introduire Me Christin auprès de M. d'Aguesseau, qui égalera la gloire de son père, s'il contribue à l'abolition de l'esclavage... » D'autre part, il écrit au conseiller d'Etat Joly de Fleury que l'avocat des mainmortables est « de ces hommes que l'on ne doit pas juger par la taille et qui joint à la plus grande probité une science au-dessus de son âge. » Puis, d'un trait plaisant, il explique l'affaire : « Quinze mille cultivateurs ne pourraient-ils pas être aussi utiles à l'Etat, du moins dans cette vie, que vingt chanoines, qui ne doivent être occupés que de l'autre ! » 4 SÉRIE, T. VIII. -15 novembre 1879.

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Pour exciter le zèle des conseillers et l'amour-propre du roi, il loue, assez inexactement, l'impératrice de Russie de « rendre libres quatre cent mille esclaves de l'Église grecque », rappelle que le roi de Sardaigne a depuis peu aboli la servitude dans ses Etats et annonce que le roi de Danemark » a la bonté de lui mander qu'il est actuellement occupé à détruire dans ses deux royaumes cet opprobre de la nature humaine.

Expédiant ces deux lettres, que, « son très-cher avocat de l'humanité contre la rapine sacerdotale» remettra en personne, le << vieux malade » fortifie l'ardent lutteur contre les mécomptes qu'il prévoit malgré ses démarches: « Je ne crois pas que cette affaire sera jugée de si tôt. Tout le monde est actuellement occupé à remplacer le Parlement. Si j'étais à Paris, mon cher philosophe, je me ferais votre clerc, votre commissionnaire, votre solliciteur; je frapperais à toutes les portes, je crierais à toutes les oreilles. Dès que vous serez prêt d'être jugé, je prendrai la liberté d'écrire à M. le Chancelier (Maupeou), à qui j'ai déjà écrit sur cette affaire; vous pouvez en assurer vos clients. Je pense qu'il est de son intérêt de vous être favorable, et qu'il se couvrira de gloire en brisant les fers honteux de douze mille sujets du roi très utiles, enchaînés par vingt chanoines très-inutiles... A vous et à vos clients jusqu'au dernier jour de ma vie. »

Pas une occasion n'est manquée de faire savoir que, lui, Voltaire, «travaille vivement » pour les braves gens du Mont-Jura <«< traités comme des nègres par des chanoines et par des moines »> et que, « leur défenseur admirable, son petit Christin », — qui ne quitte pas les abords du Conseil du roi, mérite tout l'appui des philosophes, étant «< enthousiaste de la liberté, de l'humanité, de la philosophie.» (Lettre à de Chabanon, membre de l'Académie des inscriptions et belles lettres, 25 mars 1771.)

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Cependant voici que Christin, éconduit d'antichambre en antichambre, se fatigue et veut retourner en Franche-Comté. Or, à cet instant-là, Voltaire compte sur Maupeou victorieux des Parlements et capable peut-être, ayant brisé de mauvais juges, de faire faire au roi, motu proprio, un grand acte de justice. « Ne renoncez pas, par ennui, écrit-il au cher avocat, à une chose que vous avez entreprise par vertu... Voilà des occasions où il faut rester sur la brèche jusqu'au dernier moment. » - Et, de sa plus belle encre, il lui fabrique cette épître pour le grand chancelier de France:

<< Monseigneur,

«A Ferney, 8 mai 1771.

« Sera-t-il permis à un vieillard inutile d'oser vous présenter

un jeune avocat dont la famille exerce cette fonction honorable depuis plus de deux cents ans dans la Franche-Comté? Il est un de vos plus grands admirateurs et très capable de servir utilement.

«La cause dont il s'est chargé, et que M. Chéry poursuit au conseil de Sa Majesté, est digne assurément d'être jugée par vous. Il s'agit de savoir si 12 ou 15,000 Francs-Comtois auront le bonheur d'être sujets du roi ou esclaves des chanoines de SaintClaude. Ils produisent leurs titres qui les mettent au rang des autres Français; les chanoines n'ont pour eux qu'une usurpation clairement démontrée.

«Il est à croire, Monseigneur, que, parmi les services que vous rendez au roi et à la France, en réformant les lois, on comptera l'abolition de la servitude, et que tous les sujets du roi vous devront la jouissance des droits que la nature leur donne.

« Je respecte trop vos grands travaux pour abuser plus longtemps de votre patience, souffrez que je joigne à mon admiration le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc. A VOLTAIRE.>>

On compte tellement à Ferney sur le succès, que Christin est prié de « ne pas manquer de mettre une feuille de laurier » dans la lettre qui annoncera « le gain du procès des esclaves. »

Mais des mois se passent sans que «la feuille de laurier » arrive. Voltaire n'en prend que plus à cœur la cause des mainmortables. Un avocat de Dijon lui ayant envoyé des notes d'après lesquelles le Mont-Jura n'est pas le seul coin de France infecté par la servitude et la plaie laisse de larges traces à travers la Bourgogne entière, il répond à M. Perret (28 décembre) une très-belle lettre :

... « Saint-Pacôme et Saint-Hilarion ne s'attendaient pas qu'un jour leurs successeurs auraient plus de serfs de mainmorte que n'en eut Attila et Genseric. Les moines disent qu'ils ont succédé aux drois des conquérants et que leurs vassaux ont succédé aux peuples conquis.

«Le procès est actuellement au conseil. Nous le perdrons sans doute; tant les vieilles coutumes ont de force, et tant les saints ont de vertu! On rit du pêché originel, on a tort. Tout le

monde a son péché originel.

«Le péché de ces pauvres serfs, au nombre de plus de cent mille dans le royaume, est que leurs pères, laboureurs gaulois, ne tuèrent pas le petit nombre de barbares visigoths, ou bourguignons, ou francs, qui vinrent les tuer et les voler, S'ils s'étaient défendus comme les Romains contre les Cimbres, il n'y aurait pas aujourd'hui de procès pour la mainmorte. Ceux qui jouissent de ce beau droit assurent qu'il est de droit divin; je crois comme eux, car assurément il n'est pas humain. Je vous avoue, Monsieur, que

j'y renonce de tout mon cœur; je ne veux ni mainmorte ni échute, dans le petit coin de terre que j'habite; je ne veux être serf ni avoir des serfs. J'aime fort l'édit de Henri II, adopté par le Parlement de Paris. Pourquoi n'est-il pas reçu par les autres Parlements? Presque toute notre ancienne jurisprudence est ridicule, barbare, extraordinaire. Ce qui est vrai en deçà de mon ruisseau est faux au delà. Toutes nos coutumes ne sont bonnes qu'à jeter au feu. Il n'y a qu'une loi et qu'une mesure en Angleterre. Vous citez l'Esprit des lois. Hélas! il n'a remédié et ne remédiera à rien... Il n'y a qu'un roi qui puisse faire un bon livre sur les lois, en les changeant toutes.»

V

La cause, portée par Christin à Versailles et à Paris, fut renvoyée à Besançon, et, pour avoir changé de membres, le Parlement n'en était pas moins demeuré protecteur de l'Eglise et de la propriété féodale. Il ne donna pas raison aux mainmortables en 1772, mais il laissa la porte ouverte à de nouvelles instances, le fond n'étant pas vidé.

Les raisons sérieuses, exposées en un mémoire judiciaire et gravement développées par plaidoiries, n'ont servi à rien si j'es sayais du conte, se dit le vieil et infatigable apôtre de l'humanité. - Et le voici qui lance, pour faire pleurer les dames et sourire les gens du monde: LA VOIX du CURE, sur le procès des serfs du MontJura.

Un pauvre curé à portion congrue, raconte Candide de son style le plus simple, vient prendre possession d'un presbytère dans la montagne serve. Le syndic de la paroisse lui présente ses ouailles et, lui trouvant l'air d'un bon homme; lui expose leurs souffrances. Le curé frémit, mais n'ose croire.- C'est, objecte-t-il, « calomnier des religieux que de supposer qu'ils aient des serfs. Au contraire, nous avons des pères de la Merci, qui recueillent des aumônes et qui passent les mers pour aller délivrer nos frères lorsqu'on les a faits serfs au Maroc, à Tunis ou chez les Algériens. »>-Eh bien, s'écrie l'interlocuteur du curé, « qu'ils viennent donc nous délivrer! >>

Une femme arrive et tombe presque aux pieds du prêtre en pleurant. Elle raconte que le fermier des chanoines a voulu la dépouiller des biens de son père sous prétexte qu'elle a couché dans se logis de son mari la première nuit de ses noces. On a lancé un monitoire contre elle; des sbires l'ont chassée de sa maison avec les quatre enfants, lui ont refusé jusqu'au lait qu'elle y avait

laissé pour son dernier né. Elle mourrait de faim « sans le secours du célèbre avocat Christin et de son digne confrère de la Poule, qui ont obtenu du Parlement un arrêt solennel et unanime, rendu le 22 juin 1772. »

Le curé est ébranlé. Il écoute Jeanne-Marie Mermet, apprend que, dans son procès, on a parlé de titres faux, lit une dissertation sur l'abbaye de Saint-Claude, rédigée par l'un des avocats (Christin), et arrive à se convaincre que, « dans plus d'une contrée, des gens appelés bénédictins, bernardins, prémontrés, avaient commis autrefois des crimes de faux et trahi la religion pour exterminer les droits de la nature. » Oui, voit-il de ses yeux, « les tyrans de ses paroissiens ont été faussaires dans le douzième siècle, ils le sont dans le dix-huitième, ils mentent à la justice et douze mille citoyens nécessaires à l'Etat demeurent esclaves ! » L'indignation l'emporte, il s'écrie: « Ah! c'était plutôt à ces colons qui achetèrent ces terrains à imposer la mainmorte aux moines; c'était aux propriétaires incontestables que ce droit de mainmorte appartenait; car enfin tout moine est mainmortable par sa nature, il n'a rien sur la terre, son seul bien est dans le ciel, et la terre appartient à ceux qui l'ont achetée. »

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Troublé dans son sommeil, le bon curé a un rêve. Jésus-Christ lui apparaît, entouré de quelques-uns de ses disciples. Il l'entend demander aux chanoines de Saint-Claude : « Pourquoi avez-vous cent mille livres de rentes et enchaînez-vous douze mille hommes au lieu de les nourrir? Seigneur, répond le cellerier, c'est parce que nous les avons faits chrétiens; nous leur avons ouvert le ciel, et nous leur avons pris la terre. » Je ne croyais pas, objecte Jésus, « être venu sur la terre, y avoir enduré la pauvreté, les travaux et la faim, presque constamment l'humilité et le désintéressement, uniquement pour enrichir les moines aux dépens des hommes. -Oh! les choses sont bien changées depuis vous et vos premiers disciples. Vous étiez l'Eglise souffrante, et nous sommes l'Eglise triomphante. Il est juste que les triomphateurs soient des. seigneurs opulents. Vous paraissez étonné que nous ayons cent mille livres de rente et des esclaves. Que diriez-vous si vous saviez qu'il y a des abbayes qui ont deux et trois fois davantage sans avoir de meilleurs titres que nous ? »

Réveillé, le curé du Jura étudie avec soin le procès des mainmortables. La sécularisation de 1742 lui donne à penser que des chanoines nobles, plusieurs n'ayant pas été nourris dans l'état monastique, doivent être exempts de « cette dureté de cœur, de cette avidité, de cette haine du genre humain, qui se puisent quelquefois dans les couvents. » Donc il va trouver « l'un de ces gentils

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