Page images
PDF
EPUB

« Condorcet, d'Alembert et moi, » - écrivait Voltaire à La

Harpe, <«< nous ne nous consolerons jamais d'avoir vu naître et périr l'âge d'or que M. Turgot nous préparait... Je ne conçois pas comment on a pu le renvoyer. Ce coup de foudre m'est tombé sur la cervelle et sur le cœur. » A d'Argental il dit : « Vous vous imaginez peut-être que je ne suis pas mort, parce que je vous écris de ma faible main; mais je suis réellement mort depuis qu'on m'a enlevé M. Turgot! »

L'événement a d'autant plus consterné « le vieux malade», qu'au moment même, il libellait, de concert avec l'intendant des finances, Trudaine de Montigny, envoyé tout exprès à Ferney par Turgot, les termes de l'édit d'affranchissement des derniers serfs de France!

Ce que Voltaire raconte ainsi à son collaborateur Christin, le 10 mai: «< Vous êtes dans un faubourg de l'enfer, et moi dans l'autre.... M. Trudaine pensait absolument comme nous de cette mainmorte gothe, visigothe et vandale, et il répondait de deux ministres aussi philosophes que lui et amoureux du bien public. Il avait fait un petit voyage à Lyon pour y raisonner de l'affaire des jurandes et des corvées et pour établir la liberté dans les provirces voisines, lorsque tout à coup un courrier extraordinaire lui apporta la fatale nouvelle. Il revint sur le champ à la petite maison où il avait laissé madame sa femme, entre Genève et Ferney. Il repartit au bout de deux jours pour Paris et nous laissa dans le désespoir. Le reste de ma vie, mon cher ami, ne sera plus que de l'amertume, et s'il est pour moi quelque consolation, elle ne peut être que dans votre amitié. »

Cependant, la mort ayant, dès le 22 octobre, débarrassé le ministère de Clugny et fait arriver au contrôle général Taboureau des Réaux, - un pseudonyme à qui l'adjoint qu'il prend comme conseiller des finances et directeur du Trésor royal, le banquier Necker, donne un nom, l'avocat Christin, loin de rester dans une immobilité désespérée, reprend par toutes les voies le généreux procès qu'il a entamé. On a beau considérer à Ferney l'élévation du genevois Necker comme « un nouveau danger, » c'est Turgot même qu'il emploie pour relever et faire agir Voltaire. Il le harcèle en lui répétant ce que Turgot dit du fond de sa retraite «Voltaire ne connaît pas ses forces ! » Mais le vieil ami» doute du mot, « parce que cet homme sage sait trop bien quelle est sa faiblesse, » et le prince de Montbarrey, conseiller d'Etat adjoint, étant chargé du rapport sur le procès des mainmortables, il le prévoit défavorable. Vous savez comme le rapporteur pense, écrit-il le 10 février 1777 à Christin. « Vous

--

n'ignorez pas que le Conseil a proscrit toutes les pièces extrajudiciaires dont le public était inondé. J'ai été cruellement désigné dans le factum de notre adverse partie, et je sais qu'on a proposé de décréter l'auteur du Curé. M. de Montbarrey ne pardonnera pas à un homme qui, sans être autorisé, se déclarera imprudemment contre lui. Je crois qu'il ne faut pas sortir du port par un temps d'orage. »

Christin ne démarrait pourtant pas. Necker devenant, le 29 juin, directeur général des finances, son influence empêchait Montbarrey de conclure. Le « vieux malade » se reprenait à espérer lui-même que le nouveau ministère se « signalerait par l'abolition de la servitude. » Il félicitait son digne collaborateur de s'être fait agréer a maire de Saint-Claude, lui qui mériterait d'être le maire de Londres. » Mais encore il avait peur, dans la dernière lettre de la Correspondance générale adressée à Christin, 23 décembre, «de ces quatre-vingts personnages qui avaient déclaré leur communauté esclave par devant notaire. »

-

En effet, cet aveu arraché par la menace à de malheureux ignorants était devenu un argument capital entre les mains des défenseurs de la mainmorte. Trois jours avant la lettre de Ferney, le procès des serfs était perdu en cassation. Il avait été évoqué au bureau des affaires ecclésiastiques par un oncle d'un des chanoines de Saint-Claude, et, naturellement, l'arrêt du Parlement de Besançon avait été confirmé le 20 décembre 1777.

Le 5 février 1778 Voltaire quitta Ferney, il vint à Paris recevoir la récompense triomphale due, plus encore qu'à son génie, à son amour de l'humanité. Le 30 mai, il mourut sans avoir obtenu « l'affranchissement de ses chers esclaves,» mais convaincu qu'ils l'attendraient désormais peu de temps, car il sentait «<arriver immanquablement la Révolution et enviait les jeunes gens qui, après lui, allaient « voir de belles choses! »>

XIII

Turgot, dit A. de Staël-Holstein, dans la notice qui précède les Œuvres complètes de Necker, son grand père (p. CXI-CXIJ), «Turgot attendait le jour de l'indignation publique pour abolir toutes les traces de la féodalité; Necker agit avec plus de prudence. » La guerre d'Amérique ne lui laissait pas des fonds suffisants pour racheter le droit de mainmorte, il commença par le supprimer dans le domaine du roi et les domaines engagés, se fiant à l'exem ple descendu du trône pour faire opérer le rachat dans les moindres seigneuries.

D'ailleurs, depuis qu'il était au pouvoir, la question n'avait pas cessé d'être maintenue à l'ordre du jour. Le procès Christin-Voltaire perdu, les physiocrates avaient repris la question de l'abolition générale de la féodalité juste au point où l'avaient conduite les Inconvénients des droits féodaux. Un exposé complet des moyens proposés par l'Economie politique pour régénérer méthodiquement la vieille monarchie française s'imprimait à Bàle, en 1779, sous la direction de Le Trosne. Ce très important ouvrage, de l'Administration provinciale et de la Réforme de l'impôt (in-4° de 651 pages, plus un supplément de 24 pages) contenait une Dissertation sur la féodalité (p. 617-650), réfutant les raisons de droit opposées à sa suppression, exposant les difficultés de l'opération, démontrant qu'en raison de la réciprocité des devoirs (non remplis) avec les droits (mal perçus) on ne risquerait rien à supprimer les uns et les autres d'un seul coup, avec indemnité aux seigneurs; prouvant enfin que les seigneurs, hormis le roi en ses domaines, ne sauraient que gagner à la perte d'une « propriété fictive » la constitution productive d'une propriété réelle.

En s'engageant résolument dans la voie indiquée par Le Trosne, en réalisant le plan de Turgot, Necker eût écarté l'une des causes qui firent éclater la Révolution française et la rendirent violemment sociale. Son commencement de réforme sur la main morte, très réduite depuis longtemps, du domaine royal ne pouvait être qu'une occasion fugitive de gagner un instant de popularité et une satisfaction sans conséquence à l'opinion publique surexcitée.

L'Edit du roi, enregistré au Parlement le 10 août 1779, est vi siblement inspiré par le dernier Mémoire de Voltaire, que l'avocat Christin a déposé au Conseil.

Mettant, dit Louis XVI dans le préambule de l'Edit, «< mettant << notre principale gloire à commander une nation libre et géné<«< reuse, nous n'avons pu voir sans peine les restes de servitude << qui subsistent dans plusieurs de nos provinces; nous avons été « affecté, en considérant qu'un grand nombre de nos sujets, ser<< vilement encore attachés à la glèbe, sont regardés comme en faia sant partie et confondus pour ainsi dire avec elle; que, privés de << la liberté de leur personne et des prérogatives de la propriété, <«< ils sont mis eux-mêmes au nombre des propriétés féodales ;... que << des dispositions pareilles ne sont propres qu'à rendre l'industrie << languissante et à priver la société de cette énergie dans le tra<< vail que la propriété la plus libre est seule capable d'inspirer. « Justement touché de ces considérations, nous eussions voulu <«< abolir sans distinction ces vestiges d'une féodalité rigoureuse; << mais nos finances ne nous perinettent pas de racheter ce droit des

« mains des seigneurs, et, retenu par les égards que nous aurons dans « tous les temps pour les lois de la propriété que nous considérons «< comme le plus sûr fondement de l'ordre et de la justice, nous avons «vu avec satisfaction qu'en respectant ces principes, nous pour«rions cependant effectuer une partie du bien que nous avions en « vue, en abolissant le droit de servitude, non seulement dans tous << les domaines en nos mains, mais encore dans tous ceux engagés « par Nous et les rois nos prédécesseurs....

« Si les principes que nous avons développés nous empêchent « d'abolir sans distinction le droit de servitude, nous avons vu << qu'il était un excès dans l'exercice de ce droit, que nous ne pou«vions différer d'arrêter et de prévenir; Nous voulons parler du « Droit de suite sur les serfs et mainmortables, droit en vertu du<< quel les seigneurs des fiefs ont quelquefois poursuivi, dans les « terres franches de notre royaume, et jusque dans notre capitale, <«<les biens et les acquêts de citoyens éloignés, depuis un grand << nombre d'années, du lieu de leur glèbe et de leur servitude; « droit excessif que les tribunaux ont hésité d'accueillir et que les « principes de la justice sociale ne nous permettent plus de laisser << subsister....

« Nous verrons avec satisfaction que Notre exemple et cet amour « de l'humanité si particulier à la nation française amènent, sous «< notre règne, l'abolition générale de ces droits de mainmorte et << de servitude, et que nous serons ainsi témoin de l'entier affran<< chissement de nos sujets qui, dans quelque état que la Provi«<dence les ait fait naître, occupent notre sollicitude et ont des « droits égaux à notre protection et à notre bienfaisance. >>

L'article dernier de l'Edit, qui au moins confine la servitude seigneuriale dans les terres mêmes qui en resteront infectées et qui soustrait aux conséquences de la mainmorte, n'importe comment contractée, tout individu établi dans le reste de la France, est conçu en ces termes :

« Nous ordonnons que le droit de suite sur les main mortables de<«< meure éteint et supprimé dans tout notre Royaume, dès que le « serf mainmortable aura acquis un véritable domicile dans un << lieu franc; voulons qu'alors il devienne franc au regard de sa « personne, de ses meubles et même de ses immeubles qui ne se«raient pas main mortables par leur situation et par titres parti«< culiers. »

Un autre article, le sixième, facilite les affranchissements volontaires en supprimant les formalités féodales et les droits fiscaux qui jusqu'alors les entravaient.

La condition pécuniaire de l'affranchissement sur le domaine

royal, car là même il n'est pas gratuit, est ainsi déterminée par l'article IV « Les héritages mainmortables situés dans nos « terres et seigneuries, ou dans nos domaines engagés et possédés « par des personnes franches ou mainmortables, lesquels héri<< tiers deviendront libres en vertu des articles précédents seront, « à compter de la même époque, chargés envers Nous et notre do«maine, d'un sol de cens par arpent seulement; ledit cens empor<< tant les reventes, conformément à la coutume de leur situation. » « Les seigneurs, même les ecclésiastiques et les corps et commu« nautés qui, à notre exemple, se porteraient à affranchir de ladite <«< condition servile et mainmortable telles personnes et tels biens « de leurs terres et seigneuries qu'il jugeront à propos, seront dis<< pensés d'obtenir de nous aucune autorisation particulière, et de << faire homologuer les actes d'affranchissement en nos Cours des «< comptes ou ailleurs, ou de nous payer aucune taxe ni indemnité << à cause de l'abrégement ou diminution que lesdits affranchisse<<ments paraîtront opérer dans les fiefs tenus de Nous; desquelles « taxe et indemnité Nous faisons pleine et entière remise. »>

Cet Edit d'août 1779 obtint, comme on dirait aujourd'hui, un très beau succès de presse. Tous les publicistes de Paris chantèrent les louanges du ministre et du roi libérateurs. Seulement les seigneurs ne s'empressèrent pas de répondre à l'invitation royale. Pas plus que Tocqueville et M. Taine, nous n'avons trouvé de documents permettant d'apprécier combien de mainmortables profitèrent de l'Edit. A peine découvrons-nous (p. 259 du Cri de la Raison de l'abbé Clerget, que nous analyserons dans la seconde partie de cette étude), les noms des quatre seigneurs laïques de Franche-Comté, possédant des serfs hors de la montagne, le prince de Beaufremont, les présidents de Vezet, de Chamolles, de Chaillot, et l'unique exemple clérical d'un affranchissement par une petite communauté de missionnaires dépendante de l'abbaye des bernardins réformés de Notre-Dame de Beaupré-surMeurthe, dans le diocèse de Toul. Le Parlement de Besançon délibéra des remontrances contre l'Edit et, durant dix ans, persista à ne pas l'enregistrer. S'il y eut, en dehors du domaine. royal, quelques affranchissements par rachat, pour sûr, il ne s'en produisit aucun au Mont-Jura. Le seigneur-évêque de SaintClaude, sollicité plusieurs fois par Necker, continua à se retrancher derrière l'opposition de son noble chapitre. Sauf la très minime exception de Beaupré, l'Eglise tint obstinément à garder des serfs jusqu'en 1789; pour les lui arracher il fallut la Révolution française.

CH.-L. CHASSIN.

« PreviousContinue »