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DE LA MESURE

DE

L'UTILITÉ DES CHEMINS DE FER

Depuis bien longtemps déjà, les économistes et les ingénieurs discutent la question de savoir à quels caractères on peut reconnaître l'utilité d'un chemin de fer, dans quels cas et dans quelles conditions il convient de l'établir pour qu'il puisse être considéré comme un accroissement de richesse publique.

Tout récemment au Sénat (séances des 10 et 11 juillet), deux ingénieurs de grand mérite ont énoncé des règles qu'il n'est pas sans intérêt d'examiner au moment où l'on projette de doubler et même de tripler la longueur actuelle de nos voies ferrées en exécutant le réseau complémentaire d'intérêt général et en réalisant le réseau d'intérêt local commencé en 1865.

M. Krantz, dans la séance de juillet, dit :

«Je comprends très bien qu'un chemin de fer qui fournit l'intérêt des capitaux engagés puisse être entrepris; cependant, au point de vue de la saine économie, on peut se demander si, actuellement, l'Etat n'a pas des emplois plus fructueux que cette rémunération de 5 0/0. J'admets encore, à l'extrême limite, que, quand l'intérêt net de 5 pour 0/0 n'est pas produit, on tienne compte des utilités accessoires bien déterminées; c'est légitime. Mais quand un chemin de fer ne fait pas les frais d'exploitation, je vous demande à quel titre il peut être considéré comme accroissant la richesse publique.

« Je crois que c'est une erreur. S'il était possible d'accroître quand même la richesse d'un pays, uniquement en faisant des chemins de fer, le procédé serait, en vérité, très simple, et les nations seraient plus heureuses que les particuliers qui n'ont pas de moyens aussi certains à leur disposition.

« Mais il est évident que le chemin de fer est un outil..... que l'outil doit être proportionné aux services à rendre, et quand il dépasse cette proportion, il cesse d'être utile et devient nuisible. >>

En résumé, dit M. Krantz, un chemin de fer n'est utile que quand les recettes brutes couvrent au moins les frais d'exploita

tion. Il s'agit évidemment des recettes acquises après quelques années d'exploitation.

De son côté, M. Varroy (séance du 11 juillet), dit :'

« Cette question de l'utilité des travaux publics, et notamment des voies de communication, est une de celles qui préoccupent le plus vivement les ingénieurs. La question a été maintes fois discutée. M. le ministre des travaux publics a, dans une autre enceinte, indiqué une règle nette, saillante, qui repose sur le raisonnement suivant :

« Une tonne de marchandise coûte aujourd'hui, en moyenne, sur routes, 0 fr. 30 c. de frais de transport par kilomètre, sur chemin de fer elle pourra coûter au concessionnaire 0 fr. 06 c. Il restera donc au négociant ou à l'industriel un bénéfice de 0 fr. 24 c. par tonne, c'est-à-dire juste le quadruple de la somme qu'il aura versée au concessionnaire. D'où l'on peut conc!ure que l'utilité des chemins de fer, le benéfice que le public en retire doit être évalué au quadruple de la somme versée au concessionnaire; autrement dit, au quadruple de la recette brute.

..... Les règles que j'ai suivies pour me formuler une opinion à ce sujet ne m'ont pas conduit à une formule aussi élevée que celle de M. le ministre des travaux publics.

« J'ai appliqué la méthode indiquée par un ingénieur qui sut apporter dans l'étude des questions économiques une précision singulière et une rere sagacité.

« Je parle de M. l'inspecteur général Dupuit.

« Les règles de M. Dupuit, assez compliquées, mais qui ont satisfait mon esprit quand j'ai voulu me formuler une conviction complète sur ce point, ces règles conduiraient avec les taxes moyennes de nos chemins de fer, à peu près au triple de la recette brute. >>

En un mot l'utilité d'un chemin de fer se mesure d'après M. Varroy, par trois ou quatre fois la recette brute qu'il effec

tuera.

Il est bien difficile de formuler scientifiquement la mesure de l'utilité d'un chemin de fer et de renfermer dans une équation tous les éléments d'une question aussi complexe. A côté de l'économie que le chemin de fer peut faire réaliser sur le prix des transports, il est d'autres utilités accessoires telles que la vitesse, par exemple, la régularité, etc., qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, d'évaluer algébriquement. Il en est de l'utilité d'un chemin de fer comme du calcul de sa recette probable, on peut, avec beau coup d'expérience, avec du flair, avec la connaissance complète du pays à desservir, formuler des règles assez précises, mais on n'ob

tient jamais que des données ayant le caractère de probabilités. On peut assez facilement déterminer les économies que l'établissement d'un chemin de fer permettra de réaliser sur les prix des transports; il est moins facile de prévoir quels transports préfèreront la voie de fer à la voie de terre, à quels nouveaux transports donnera lieu la création du railway. Enfin s'il est possible, dans chaque espèce, de résoudre plus ou moins exactement ces diverses questions et de déterminer avec quelque approximation l'utilité locale d'une ligne de chemin de fer, comment déterminer l'utilité générale de cette ligne.

Rigoureusement, un chemin de fer n'a d'utilité générale, en dehors de l'utilité stratégique, que quand il apporte sur le marché des produits qui ne pouvaient y arriver faute de moyens de transports et que ces produits sont assez abondants pour agrandir le marché, abaisser ou au moins régulariser les prix de vente. Mais, il faut le reconnaître, les chemins de cette nature qui ne sont pas encore construits sont rares, et, dans la plupart des cas, les chemins de fer restant à établir sont moins utiles à l'ensemble du pays qu'à une contrée qui demande à jouir des mêmes avantages que ceux qui ont été accordés aux autres contrées du pays. A l'exception de quelques régions de mines ou de grande culture viticole ou agricole, les chemins de fer en exploitation desservent, pour ainsi dire, tous les points qui se recommandaient par une grande production ou par une grande consommation et qui, par suite, importaient à la fortune publique, à la richesse de la France prise dans son ensemble. Les localités qui sont encore dépourvues de railways ont assurément des intérêts très respectables, mais, pour la plupart, ce sont des intérêts plus locaux que généraux. Il peut, sans nul doute, être utile de leur donner satisfaction, mais les raisons qui doivent y déterminer sont bien plutôt des motifs sentimentaux ou politiques, d'équité ou d'égalité, que des motifs tirés des besoins généraux du pays.

Les contrées qui, par leur situation et leur importance, méritaient, pour ainsi dire, des chemins de fer en ont été dotées avec le secours plus ou moins grand de la France entière; il peut paraître équitable et il peut être utile que la France accorde aux contrées moins riches des subventions qui leur rendent leurs transports plus économiques (1). La construction d'un chemin de fer

(1) Il n'est pas inutile de faire remarquer que ces contrées profitent déja, dans une large mesure, des avantages apportés au pays tout entier par les chemins des grands réseaux dont elles ne sont plus séparées que par de faibles distances. Elles profitent des réductions de transport sur les longs parcours.

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15 novembre 1879.

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est un moyen de donner cette subvention; mais il n'est sage d'employer ce moyen que si le profit qu'en retireront les uns n'est pas inférieur à la charge qui en résultera pour les autres. Avant de se servir de ce procédé, il est nécessaire de s'assurer qu'on ne fait pas, pour réaliser une économie, une dépense plus grande que l'économie elle-même..... qu'on ne prend pas un pavé pour écraser une mouche. Sans cela, on ferait une dépense stérile et il vaudrait mieux que l'ensemble de la France donnât directement, en argent, sa subvention plutôt que de la donner en construisant un outil trop coûteux et disproportionné au bénéfice à réaliser.

Pour bien se rendre compte de l'utilité qu'il y a à construire cet outil, à établir le chemin de fer, il est donc nécessaire d'un côté de mesurer les avantages qu'il procurera réellement à la région desservie, de l'autre côté de leur comparer les charges qu'il imposera au reste du pays.

Or, la formule de M. Varroy ou plutôt le raisonnement qui y conduit et avec lequel il est permis de conclure que tous les chemins de fer sont utiles, puisque tout chemin de fer peut compter sur une recette brute si petite qu'elle soit, ne tient pas compte de tous ces éléments.

Il contient évidemment une inexactitude ou au moins une lacune puisqu'il néglige de faire entrer en ligne de compte le prix de l'outil employé à rendre le service et l'importance du service lui-même; qu'il donne le même résultat, que le chemin de fer coûte 60,000 fr. le kilomètre ou un million, que sa recette soit de 1,000 fr. par kilomètre ou de 100,000 fr.

Reprenons le raisonnement cité par M. Varroy :

« Une tonne de marchandises coûte aujourd'hui, en moyenne, sur routes, 0 fr. 30 c. de frais de transport par kilomètre, sur chemin de fer elle paiera au concessionnaire 0 fr. 06 c. Il restera donc au négociant ou à l'industriel un bénéfice de 0 fr. 24 c. par tonne, c'est-à-dire juste le quadruple de la somme qu'il aura versée au concessionnaire. D'où l'on peut conclure que l'utilité des chemins de fer, le bénéfice que le public en retire doit être évalué au quadruple de la somme versée au concessionnaire, autrement dit, au quadruple de la recette brute. »

Examinons ce calcul en détail en admettant, comme M. Varroy, que l'économie réalisée dans le transport soit la mesure du bénéfice du public ou de l'utilité du chemin de fer et qu'on ne tienne pas compte des utilités accessoires qu'il est, pour ainsi dire, impossible de chiffrer.

Tout d'abord une tonne ne paiera pas 0 fr. 06 c. sur le chemin de fer; 0 fr. 06 c. est le tarif moyen des chemins de fer français et

ce prix n'est obtenu que grâce à la grande quantité de tarifs spéciaux à bases très réduites, appliqués sur de longues distances, aux matières pondéreuses telles que la houille, les minerais, le plâtre, etc..... ce qui abaisse la moyenne. Ce prix moyen de 6 centimes n'a pu être obtenu que parce que l'importance du trafic et la longueur des réseaux existants a permis de faire pour certains transports abondants des réductions qui ont presque abaissé le tarif moyen perçu au prix de la dernière classe du cahier des charges (1).

Sur la plus grande partie des chemins restant à exécuter, il n'y aura ni cette nature, ni cette masse de transports, ni ces longues distances qui permettent de pareils abaissements de tarifs, et l'on peut affirmer qu'en l'absence de matières pondéreuses abondantes comme la houille, le minerai, etc..... le tarif moyen ne descendra pas au-dessous de 0 fr. 08 c. à 0 fr. 07 c., c'est-à-dire de ce qu'il est sur les chemins actuels quand on a extrait les transports de ces matières pondéreuses. Bien plus, on se tromperait étrangement si l'on croyait qu'il sera possible d'obtenir les prix aussi bas que ceux du réseau secondaire existant qui n'ont pu être obtenus que parce que ce réseau est exploité par de grandes compagnies en possession d'un réseau plus riche dont les excédants comblent les déficits du réseau le moins riche.

En réalité, et l'expérience (2) est là pour le prouver, le tarif moyen (1)

Ces prix sont de 0.16 pour la 1re classe,

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0.08, 0.05 et 0.04 pour la 4e classe pour les par

cours de 0 à 100 kilom., de 101 à 300 et de 301 et au delà. Ce sont les prix dont le cahier des charges autorise la perception.

(2) En l'absence de statistiques exactes, nous prenons comme exemples les tarifs minimum perçus sur quelques compagnies secondaires :

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