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conclure, on avait la ferme confiance que du plus prochain meeting sortirait une compagnie, et que celle-ci s'occuperait sans retard des moyens financiers de cette vaste entreprise.

Stanley avait été même invité à figurer dans cette nouvelle réunion, à laquelle devaient être conviés également tous les hommes marquants de ce grand centre industriel et commerçant qui s'appelle Manchester. Elle n'a pas eu lieu, que nous sachions, et la crise industrielle que subit toujours l'Angleterre peut bien n'être pas demeurée étrangère à ce retard. Peut-être aussi la politique impériale de lord Beaconsfield y est-elle pour quelque chose. Napoléon Jer disait de l'un de ses lieutenants en Espagne qu'il faisait marcher son corps d'armée de surprise en surprise, et l'on peut bien dire de la politique de l'ex-romancier Disraeli qu'elle fait marcher le Royaume-Uni d'expédition en expédition. La guerre des Zoulous, si gratuitement entreprise et si mal conduite tout d'abord, vient de finir; mais celle de l'Afghanistan se rallume, et ne parle-t-on pas de mettre à la raison le roi des Birmans? En cherchant bien, en trouverait-on encore, sans trop de peine, quelque autre coin du globe où l'auteur de Tancred médite d'employer la valeur de cette armée anglaise, qui ne lui paraît guère faite, ainsi qu'il l'avouait il y a quelques jours, au grand banquet agricole et conservateur d'Aylesbury, qu'à guerroyer incessamment, un jour en Afrique, un jour en Asie et quelque autre jour ailleurs. C'est un moyen de donner du lustre au quadruple sceptre qui ceint le front de la reine Victoria; mais il n'est pas économique à ce jeu ce n'est pas le sang seul de nos voisins qui coule, c'est aussi leur bourse qui se vide, et lors des élections générales qui se préparent ils pourraient bien en témoigner quelque humeur.

Sondé sur le projet d'un chemin de fer entre Zanzibar et le lac Victoria, le sultan Bargash a spontanément offert, nous assuret-on, une subvention de 2,500,000 francs à la compagnie européenne qui l'entreprendrait, et, de son côté, le gouvernement portugais fait de son mieux, en ce moment même, pour relier par des voies navigables la colonie de Mozambique sur l'océan Indien et la colonie du Congo sur l'Atlantique, que ne sépare pas une distance plus grande que celle qui existe entre l'Algérie et le Sénégal. Chose remarquable, cette puissance est maîtresse des bouches des deux grands cours d'eau qui sillonnent en sens contraire l'Afrique du sud, et dont les bassins en occupent la partie la mieux connue. Cette circonstance semblerait lui assigner un grand rôle dans la vaste entreprise qui s'impose désormais au monde civilisé: ayant les clefs pour ainsi dire de cet immense bassin du Congo, inférieur seulement comme superficie à ceux du Mississippi et de

l'Amazone, ce serait au Portugal, ce semble, de prendre l'initiative des travaux propres à débarrasser le cours moyen du fleuve de ces rapides et de ces cataractes qui lui enlèvent aujourd'hui la majeure partie de ses avantages commerciaux, mais qui ne sauraient résister, le moment venu, à la science de l'ingénieur moderne, capable de couper les isthmes et de percer les montagnes. Par malheur, ce pays n'est ni assez riche, ni assez populeux pour coloniser à lui seul ses possessions africaines, et ce n'est pas quand, faute de bras, la moitié de son sol en Europe demeure inculte, quand, par manque d'argent, il laisse en souffrance ses voies ferrées et ses voies ordinaires, qu'il pourrait songer à entreprendre, avec ses seules forces, la tâche colossale de la mise en culture de ses domaines africains.

Ce qu'il peut faire et ce qu'il fait réellement, c'est d'améliorer les voies de communication naturelles de l'Afrique équatoriale; c'est de prêter aux étrangers et à leurs capitaux l'appui de ses anciennes relations avec les indigènes; c'est de leur offrir les garanties d'une bonne administration et d'un régime libéral; c'est enfin de leur concéder des terres et de provoquer leur immigration. Au Congrès de Sheffield, le major Serpa Pinto rappelait avec un légitime orgueil que dans ces régions, Livingstone, Burton, Grant et Cameron avaient été précédés par son compatriote Lacerda, qui le premier en établit correctement les latitudes, et que dans le bassin du Zambèse les Portugais avaient fait, de bonne heure, de si audacieuses poussées qu'il avait lui-même retrouvé à Zambel, 700 kilomètres plus haut que les bouches du fleuve, les ruines d'une mission. Abandonnée depuis deux cent sans, la ville de Sao Salvador, située à 170 kilomètres à vol d'oiseau à l'est des bouches du Congo, est redevenue une banza, c'est-à-dire une ville exclusivement nègre: ce n'est plus qu'un amas de huttes en terre, à demi cachées dans les herbes et au-dessus desquelles des bouquets de palmiers épanouissent leurs têtes. Mais, au commencement du xvII° siècle, elle ne comptait pas moins de 40,000 habitants; outre une vaste et belle cathédrale, elle avait un évêché, dix églises, un collège de jésuites et un couvent de capucins. Des familles portugaises s'y étaient fixées et elle avait revêtu un aspect semi-européen. Mais un siècle et demi plus tard, lorsque notre D'Anville réunissait les éléments de sa grande carte de l'Afrique, le Portugal, dégénéré, s'occupait si peu de ses possessions africaines qu'il ne possédait que les données les plus imparfaites sur les vastes régions dont il prétendait à la suzeraineté.

Que de richesses naturelles sont ainsi demeurées stériles ! Dans cette zone qui, sous l'appellation collective de Congo, réunit quatre

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principautés nègres, le Loango, le Congo propre, le Loanda et l'Angola, on trouve du fer et du cuivre, il y a des montagnes entières de granit oriental, d'autres de porphyre, de jaspe et de marbres divers; sur plusieurs points la houille affleure. Le cotonnier prospère, le caféier, la canne à sucre, le tabac croissent presque sans culture. Le maïs donne trois récoltes par an, le sarrazin deux, et beaucoup de champs produisent des variétés de grains inconnus en Europe, tels que le Luno ou Luço, qui fournit un pain très-blanc et non moins agréable au goût que celui de froment. Les forêts sont remplies d'essences précieuses parmi lesquelles on cite des cèdres et le gigantesque baobab. Ses fruits offrent un aliment aux nègres; ils extraient de ses cendres une sorte de savon, et son écorce sert à faire des cordes, de la grosse toile, des étoffes communes et des mèches à canon. Deux choses essentielles, les bras et les voies de communication avaient fait obstacle jusqu'ici à tout développement agricole; mais le gouvernement actuel du Portugal vient enfin d'entrer dans la bonne voie. Il appelle des colons, il favorise les planteurs, il fait explorer le pays, il crée des écoles. Il a relié ses possessions de la côte occidentale à Lisbonne, par un service régulier de bateaux à vapeur qui vont de Saint-Paul de Loanda en Angleterre, et il construit un chemin de fer de Dombo, sur le Coanza inférieur, à Ambaca. Autant d'efforts intelligents et très méritoires, qui lui assignent d'ores et déjà un rôle honorable dans les merveilles de la future colonisation africaine.

III

Et la France qui occupe, depuis une quarantaine d'années, le sommet du triangle dont la Nigritie forme la base, du Sénégal au lac Tchad, et dont les côtés sont les routes des caravanes du Soudan, quel rôle a-t-elle joué jusqu'ici dans cet ensemble d'explorations et quel rôle l'avenir lui destine-t-il dans l'œuvre qui se prépare?

Nous racontions tout à l'heure l'expédition dans le bassin de l'Ogoouée de MM. de Brazza et Ballay, mais, dès 1850, d'autres explorateurs, mus par le patriotisme et l'amour de la science, avaient tenté d'ouvrir à l'Algérie les voies du Sahara et du Soudan. A cette date, Berbrugger, après avoir visité les oasis de Nefta et de Touggourth, arrivait à Ouargla; en 1856, le capitaine Bonnemain parvenait jusqu'à Ghadamès, et deux ans plus tard l'interprète Ismaïl Bouberda, après une marche pénible de cinquante-trois jours, se trouvait devant Ghat, où l'annonce de sa venue causait un grand trouble. En 1859, M. Henri Duveyrier

s'avançait jusqu'à Goléah dans le dessein de pénétrer dans le Touat; mais, arrêté par le fanatisme musulman, il dut rebousser chemin pour échapper à la mort. Plus heureux deux ans après, il pouvait gagner Ghadamès, mais sans pouvoir entrer dans Ghat, et depuis on a eu dans la même direction les expéditions, patronnées par le gouvernement, de MM. Dournaux-Duperré, Joubert, Soleillet, Largeau, Faucheux, Lemay, Say. Mais aucun de ces hardis voyageurs n'a pu dépasser Insalah, et M. Soleillet renonçant, après deux tentatives infructueuses, à franchir l'immense oasis du Touat, qui s'interpose du nord au sud sur une longueur de 300 kilomètres entre notre colonie et la Nigritie, M. Soleillet a pris dernièrement la voie du Sénégal. Le 19 avril, il partait par terre de Saint-Louis pour Bakel, distant de 850 kilomètres, et il se proposait de passer l'hiver à Ségou sur le Dhioliba pour de là descendre jusqu'à Tombouctou. Arrivé à Segou, il y reçut un parfait accueil du roi Ahmadou, mais ce chef, dominé par les préoccupation sreligieuses ou politiques qui déjà, dix-huit ans plus tôt, lui avaient fait barrer le chemin au lieutenant de vaisseau Mage, lui refusant le passage de ses Etats pour entrer dans le Macina, force lui fut de rebrousser chemin, et le 5 août dernier il rentrait à Saint-Louis.

En l'état actuel des choses, l'unique route du Sahara au Soudan part de Ouargla : elle court sur la bande de terre solide connue sous le nom d'El-Gassi, où elle franchit les dunes de sable au nord du Sahara, passe par le puits d'Agalaschem, suit un long défilé entre le plateau des Azdfer et celui des Agaddar et, après avoir traversé l'oasis d'Air, aboutit finalement sur la côte occidentale du lac Tchad. Mais, il y a deux ans, un ingénieur en chef des ponts et chaussées, M. Duponchel, se rendait en Algérie afin d'y coordonner les notions topographiques et géologiques que l'on possédait déjà sur le Soudan et le Sahara, et il en est revenu avec un mémoire très intéressant dont la conclusion formelle est qu'il n'y a nulle impossibilité de relier l'Algérie au Niger par une voie ferrée ininterrompue de 2,000 kilomètres. Quelque hardie qu'une pareille conception puisse paraître tout d'abord, il n'est pas permis, pour employer les expressions mêmes de M. de Freycinet, notre ministre des travaux publics, de la qualifier de chimérique en présence des merveilleux travaux récemment exécutés par le génie de l'homme, de cette voie ferrée surtout qui joint San Francisco à New-York, à travers mille obstacles, sur un parcours d'environ 6,000 kilomètres. La question de dépense elle-même ne doit pas. constituer une objection dirimante, car ce chemin de fer coûterait certainement moins cher que le percement de l'isthme de Panama,

décidé cependant par le congrès international tenu récemment à Paris. Le tout serait de savoir s'il est exécutable, et les plus récentes études tendent à lui donner ce caractère. On sait que dans le Soudan on rencontre de grandes agglomérations d'hommes qui vivent dans un état plus ou moins voisin d'une demi-civilisation, et que sur les bords des grands cours et des lacs s'élèvent des villes considérables par leur nombre d'habitants. Jadis on aurait considéré les sables mouvants du Sahara comme une barrière infranchissable, parce qu'on les supposait répandus sur d'immenses étendues; mais aujourd'hui on sait qu'ils ne sont, à vrai dire, qu'un accident local, et que presque partout le sol saharien a une consistance qui ne le différencie essentiellement pas du sol européen.

Ces considérations ne permettaient plus au ministre « de rester inactif. » Il saisit une commission, composée de membres de son administration, du rapport de M. Duponchel et la consulta sur la valeur de ses idées. Cette commission se les appropria et, persuadée de l'existence dans le Soudan de populations nombreuses, d'un sol fertile et de richesses naturelles inexploitées, émit l'avis qu'il fallait ouvrir à l'Algérie et au Sénégal des débouchés commerciaux dans cette direction, et que le seul moyen propre à obtenir ce résultat était de relier nos deux possessions au bassin du Niger (1) par une voie ferrée. En même temps, un courant d'opinion se manifestait dans les deux Chambres en faveur de ce projet : à la Chambre des deputés, le rapporteur de la commission du budget, M. Rouvier, déclarait « que le souci de la grandeur de notre patrie et de ses intérêts nous obligeait, maîtres que nous étions déjà de l'Algérie, du Sénégal et du Gabon et plus rapprochés du continent africain que la plupart des autres nations, de participer à sa colonisation,» tandis qu'au Sénat, M. Pomel, organe de la commission de classement des chemins de fer, mettait en relief << l'intérêt national et patriotique qu'il y avait à résoudre à notre profit le problème de l'accès au bassin du Niger et de nous tenir à l'avant-garde de la civilisation dans les contrées que nous ouvrait notre France algérienne. » Dans ces conditions, les hésitations de M. de Freycinet, s'il en avait eu, auraient disparu; mais il n'en avait pas, et un décret présidentiel, rendu sur sa proposition, a institué une grande commission dont la mission est des plus étendues, puisqu'elle doit arrêter le cadre des études à entreprendre, rédiger des instructions pour les explorateurs, centraliser les

(1) C'est le nom vulgaire de ce cours d'eau, son nom indigène et géographique est le Kouara ou Djoliba.

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